Une tempête en Baltique ? La Suède regarde à l’Est
Louis Aubert, co-délégué Arctique/Antarctique de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée s'est entretenu à Stockholm avec Robert Dalsjö, spécialiste des questions sécuritaires en région baltique à l'Agence Suédoise de Recherche de Défense, à propos de la position de la Suède en région Baltique, dans un contexte sécuritaire régional qui a drastiquement changé en l'espace de dix ans.
Comment citer cet entretien
Robert Dalsjö, « Une tempête en Baltique ? La Suède regarde à l'Est », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Janvier 2021. URL : cliquer ici
Avertissement
Les propos de M. Dalsjö ne reflètent ni les positions officielles de l'Institut FOI, ni celles du gouvernement suédois. Ils ne sont que le fruit de réflexions et d'opinions personnelles.
Louis Aubert - La Suède, la Finlande et la Norvège ont beaucoup aidé les États baltes à gagner leur indépendance après la chute de l'URSS. Cette aide comprenait de l'équipement, de l'armement, ainsi que la formation des cadres officiers de leur armées afin que celles-ci puissent être capables de coopérer au sein d'exercices internationaux. Pourtant la région baltique continue d'être divisée entre différents paradigmes d'alliance, entre les membres de l'OTAN et ceux conservant une ligne de neutralité. Cela peut-il être un obstacle à la coopération militaire régionale ?
Robert Dalsjö - La Suède a perdu l'essentiel de ses possessions de son ancien empire en 1709 [1]. Durant le siècle suivant, Stockholm a tenté de recouvrir cette puissance perdue. Mais ces espoirs ont été anéantis après l'alliance franco-russe de 1807, Napoléon ne s'opposant pas à l'invasion de la Finlande suédoise par les armées russes en 1809. La défaite suédoise a forcé le pays à changer de politique et à adopter une position de neutralité et de non-alignement qu'il a maintenue depuis. Avec l'arrivée au pouvoir du maréchal français Bernadotte, couronné sous le nom de Karl Johan, la Suède n'a pas tenté de reprendre ses possessions à l'est, tombées définitivement sous le contrôle de la Russie mais a, à la place, établi une alliance avec Moscou et le tsar Alexandre Ier. Dès lors, la Suède a accepté la perte de la Finlande ainsi que la domination russe en région baltique et en Europe du Nord. La Suède s'est alors concentrée sur le développement du pays, tout en espérant secrètement un soutien militaire de l'Ouest en cas d'agression militaire russe. Quand je parle de l'Ouest, cela correspond dans un premier temps au Royaume-Uni, première puissance mondiale, s'effaçant ensuite au profil des États-Unis, qui dans l'esprit suédois seront à leur tour le garant de la sécurité de la Suède. Cela a été la principale ligne stratégique de la Suède en matière de politique étrangère depuis maintenant deux siècles, jusqu'à la chute de l'URSS. Durant la guerre froide, la Suède était plus ou moins sur la ligne de front entre le bloc Est et le bloc Ouest. Les tensions dans la région ont culminé durant les années 1980, avec de fréquentes intrusions de sous-marins soviétiques dans les eaux territoriales suédoises, de nombreux actes d'intimidation, etc.
La profondeur stratégique de la Suède a grandement diminué au cours de ce siècle puisque l'URSS dominait alors tout l'espace oriental et méridional de la mer Baltique, exerçant une pression directe sur les dispositifs de défense suédois.
La chute de l'URSS et la libération des pays baltes, l'indépendance géopolitique retrouvée de la Finlande (qui rejoignit l'UE en 1995, aux côtés de la Suède) ; tout cela a bouleversé la composition géostratégique dans la région. Certains d'entre nous, qui pensaient en termes géopolitiques, souhaitaient alors faire de ce revirement géostratégique un fait, un changement permanent. Cela nécessitait d'aider à la stabilisation de ces nouveaux pays, futurs partenaires aux yeux de Stockholm et capables de lui garantir à nouveau cette profondeur stratégique. Les États baltes devaient donc rejoindre l'UE et l'OTAN afin de sécuriser ce changement de paradigme et de le concrétiser en un réel gain géopolitique. Voilà pourquoi la Suède a largement participé à l'aide apportée à ces pays dans les années 1990. Une autre raison expliquant cet engagement est à trouver dans le sentiment de culpabilité existant chez les gouvernements suédois pour la façon dont le pays avait traité ces pays en les abandonnant à leur sort lors de leur occupation par les troupes soviétiques. Aider les pays baltes relevait à la fois d'un jeu géopolitique et d'une affaire de conscience nationale.
L.A - Certains mentionnent également ce sentiment de culpabilité en Suède concernant la position de neutralité du pays durant la Seconde Guerre mondiale. La Suède, malgré l'aide apportée aux juifs par certains, comme Raoul Wallenberg, a laissé transiter les troupes allemandes sur son territoire et a fourni son précieux minerais de fer au IIIème Reich. Cela est-il correct d'après vous ?
R.D - Oui, ce débat a traversé la société suédoise au cours de la seconde moitié du XXème siècle, surtout dans les années 1990. Cependant, l'opinion générale en Suède ne juge pas l'action du royaume si sévèrement, estimant que les options du pays étaient limitées durant ce conflit et que ses choix répondaient à une logique de realpolitik. Néanmoins, d'autres, davantage attachés aux valeurs morales, voient dans ce laxisme suédois une mansuétude coupable. Selon eux, le rapprochement de la Suède avec le régime allemand durant la guerre était pour le moins ambivalent et restera toujours comme une tache indélébile dans l'Histoire de ce pays.
L.A - En 2012, le Commandant Suprême des Forces Armées Suédois, le Général Sverker Göranson, déclara que la Suède n'avait pas les moyens de résister plus d'une semaine en cas d'invasion sur son territoire. Quels sont les outils et les armes dont dispose le pays pour faire face à la fois à une attaque conventionnelle et hybride ? Est-ce que le concept et l'organisation de Total Defence pourraient suffire aujourd'hui ?
R.D - Oui, il s'agissait du Commandant Suprême et commandant des Services de la Défense qui a tenu ses propos lors d'une interview en 2012. Mais il ne parlait alors pas d'attaque massive, mais d'attaque mineure et cela concernait les capacités de défense que la Suède possèderait alors en 2023, après différentes réformes au sein de l'armée. À l'époque, en 2012, nos capacités étaient beaucoup plus faibles que ce qu'elles ne sont aujourd'hui. Cela a provoqué un très important débat au sein de la société suédoise et dans les cercles politiques du pays. La Suède a alors davantage investi dans son programme de défense et a renforcé son budget militaire, tout en se rapprochant de l'OTAN, sans néanmoins entreprendre de virage majeur, y compris après 2014 et l'annexion de la Crimée, puisque ce sont bien le ministre de la Défense qui avait en réalité le dernier mot. Les déclarations du ministère de la Défense n'ont en général pas accouché de mesures concrètes. Seulement, la Suède a fortement développé son entente et sa coopération avec les américains et l'OTAN, en particulier quand James Mattis fut Secrétaire de la Défense. Mais qui détient l'argent détient le pouvoir. C'est donc bien le ministère de la Défense et le Premier Ministre qui ont réellement dicté la politique de Défense de la Suède. L'opposition a néanmoins forcé le gouvernement au pouvoir à augmenter les subventions et le budget accordés à la Défense.
Concernant les moyens de résilience que possède la Suède face à une offensive conventionnelle et hybride, je pense qu'ils ont été légèrement améliorées par rapport à 2012.
Nous avons notamment réintroduit le service militaire obligatoire en 2017, remilitarisé l'île de Gotland, nous avons multiplié les exercices et les entrainements, approfondi nos liens et nos politiques de coopération avec nos voisins européens et les États-Unis. Mais hormis cela, nous sommes globalement au même point qu'en 2012. Nous ne pouvons lancer au combat au mieux qu'une brigade armée, guère plus. Il y a encore un manque d'équipement de base. Nous avons gelé nos fonds plus modestes pour nos sous-marins.
L.A - La Suède se trouve-t-elle dans un cas similaire à celui de la Norvège, qui a récemment fait l'acquisition de matériel et d'armement de haute technologie, c'est-à-dire très performant, mais également très onéreux et par conséquent disponible qu'en quantités très limitées, ce qui l'a empêchée d'investir pour renouveler certains autres équipements déficients ?
R.D - J'imagine que vous n'êtes pas sans savoir que le fait de posséder, comme la France, une solide industrie d'armement et de défense, n'amène pas seulement du prestige et de la gloire, mais que cela engendre des recettes et des emplois très importants. En Suède, cela concerne essentiellement l'aviation et dans un degré moindre l'artillerie.
La Suède compte sur une industrie de la Défense très productive et dynamique. Elle compte beaucoup sur les commandes de l'État pour maintenir une dynamique de ce secteur d'activité.
J'ai personnellement interrogé la capacité de la Suède à maintenir à un tel niveau cette industrie, là où l'Allemagne ou même le Royaume-Uni en sont incapables. De plus, cela se fait aux dépens d'autres éléments de nos forces armées.
L.A - Bien sûr, la Suède donne la priorité à sa propre industrie (Saab, Bofors). Cela peut-il être un obstacle à l'interopérabilité de ses forces armées avec ses partenaires régionaux en Europe du Nord ?
R.D - Oui, tout à fait. Et le paradigme militaire suédois n'est plus aussi fort que ce qu'il était durant la guerre froide. Aujourd'hui il repose essentiellement sur ses sous-marins, son aviation et quelques autres armes plus spécifiques. La Suède pourrait acheter du matériel et de l'armement à des partenaires extérieurs, mais cette tendance à puiser dans sa propre industrie est malgré tout toujours bien présente. Il faut ajouter qu'il existe, dans les arcanes du monde militaire suédois, un conflit silencieux à ce sujet. Certains privilégient le développement des capacités opérationnelles afin d'améliorer la disponibilité des forces armées suédoises en cas de conflit dans la région. Cet objectif se comprend dans une perspective de temps limité, sur le court terme. Il s'étend sur environ cinq ans. Il s'agit avant tout d'améliorer, réparer et rénover l'équipement et le matériel, toujours dans le but de ralentir la progression ennemie, de gagner du temps avant l'arrivée de l'aide militaire américaine et des alliés. Cela a toujours été la stratégie de la Suède depuis la guerre froide, avec alors l'ambition de pouvoir tenir trois mois en cas d'attaque. Aujourd'hui, nous pourrions tenir trois jours. D'autres estiment que le risque de conflit dans la région reste minime et qu'une approche centrée sur le long terme serait plus judicieuse, tout en s'assurant de conserver une industrie de la défense robuste. On assiste là à une opposition majeure dans l'establishment militaire suédois.
En ce qui concerne la Total Defence, il y a peu à dire de nouveau. Une importante étude sur le sujet a été réalisée en 2017, insistant alors sur l'urgence et l'importance d'un retour d'un concept amélioré de la Total Defence, car la défense citoyenne avait été complètement laissée à l'abandon, pour ne pas dire désintégrée par les gouvernements successifs. Il y a eu une résistance de la part des organisations civiles auxquelles a été confiée la tâche d'accomplir une telle réforme, celles-ci souhaitant réaliser cette transformation selon leurs propres méthodes. Malgré cela, nous avons aujourd'hui dépassé ces litiges. La tendance actuelle est à une amélioration des capacités de résilience du Total Defence, mais cela prendra du temps et les sommes allouées resteront relativement modestes. Dans tous les cas, jamais la Suède ne retrouvera ses capacités de défense des années 1980.
L.A - Vous avez dit que le ministère de la Défense suédois était divisé selon différents concepts. Cela suit-il des lignes politiques distinctes, représentées au sein des partis politiques suédois ?
R.D - À un certain degré oui. Les libéraux par exemple ont toujours eu tendance à privilégier les capacités de défense des forces armées et non le secteur industriel de la défense, tandis que les conservateurs et les sociaux-démocrates au contraire ont toujours appuyé cette industrie. Les conservateurs car ces derniers entretiennent des liens étroits avec ces groupes industriels, et les sociaux-démocrates car ceux-ci sont proches des syndicats et des unions de travailleurs.
L.A - Qu'en est-il des capacités suédoises au regard du risque de cyberattaque sur son territoire ? Est-ce un pan de sa stratégie qui est développé aujourd'hui ?
R.D - Oui, ces capacités se sont développées, mais cela reste un domaine très hermétique et très peu d'informations sont partagées à ce niveau. J'ignore quelles sont réellement ces capacités. J'ai noté néanmoins que le président du premier Comité de Défense avait exprimé son mécontentement devant la lenteur et les délais observés concernant l'établissement du centre national de cybernétique. Je pense qu'il se déroule actuellement beaucoup de choses au sein des forces armées en Suède. Si vous observez le budget de la Défense, vous remarquerez que beaucoup d'argent est destiné au système de commandement et à la défense cybernétique.
L.A - Une question me vient lorsque je m'imagine la carte de la mer Baltique : quels seraient les plans tactiques et la stratégie de la Russie si cette dernière prenait possession des pays baltes et par conséquent acquérait le contrôle des rives sud et orientales de la mer Baltique ? Les forces russes s'arrêteraient-t-elles ou continueraient-elles leur mouvement vers l'ouest afin de contrôler les îles de Gotland et d'Åland ? Ces dernière ne constitueraient-elles pas une sorte d'avant-poste précieux dans la mer Baltique, permettant aux russes de menacer directement la Suède, sans pour autant envisager une offensive majeure sur le pays ?
R.D - Ce scénario, parmi beaucoup d'autres, est possible. Nous avons envisagé dans un tel scénario une opération militaire limitée, où les forces russes frapperaient rapidement, prendraient le contrôle des pays baltes. La menace nucléaire brandie effrayant et paralysant les forces de l'OTAN, révélant dès lors l'inefficacité de cette dernière. L'OTAN n'aurait plus aucune crédibilité et imploserait, ce qui est l'un des objectifs stratégiques de la Russie.
Dans ce cas, au lieu d'une réelle invasion, la Russie se contenterait de mener une stratégie d'intimidation nucléaire contre la Suède afin de dissuader cette dernière de permettre aux forces de l'OTAN d'utiliser ses bases militaires et son espace aérien ou maritime.
À mon sens, la Russie agirait ainsi avant même d'occuper les îles en mer Baltique. Mais les forces russes pourraient néanmoins s'emparer de Gotland ou de Bornholm [2] dans le but de se constituer un écran de protection sécurisant leurs opérations en mer Baltique et dans les pays baltes.
L.A - Qu'en est-il des verrous que sont les îles de Gotland et Åland ? Depuis 2014 (voire 2008) nous sommes passés d'une ligne de défense de soft security à une politique de hard security, construite principalement autour de la remise à neuf d'une défense territoriale, nouveau cœur des conceptions de sécurité nationale. Comment alors la Suède et la Finlande peuvent-elles efficacement protéger leurs îles comme tête de pont en mer Baltique et véritables verrous stratégiques dans la région ?
R.D - La Finlande et surtout la Suède sont dans une bien meilleure position qu'elles ne l'étaient il y a cinq ans. La Suède peut désormais compter sur une garnison permanente à Gotland, alors que l'île avait été laissée complètement sans défense jusqu'alors. Il n'y avait auparavant aucune force de défense sur l'île. Récemment, le Commandement en chef des forces armées suédoises a jugé que seul la présence d'unités armées sur l'île pouvait assurer efficacement sa défense. En ce qui concerne l'archipel finlandais d'Åland [3], le scénario est quelque peu différent, car cet ensemble d'îles et d'îlots est démilitarisé depuis 1921 à la suite d'un Traité promulgué par la Société des Nations. La Finlande ne peut donc y positionner de forces militaires. Cet archipel finlandais doit donc être défendu de la même manière que Gotland l'était avant l'arrivée de troupes, que cela soit par des moyens aériens ou navales ; en permettant, si besoin, d'y déployer en urgence des forces armées. La défense de l'archipel d'Åland est sans doute la principale tâche défensive assignée à la flotte finlandaise. Mais la question est toujours la même : défendre ces territoires contre quoi ? Contre qui ?
En cas d'invasion massive, les défenses suédoises et finlandaises ne tiendraient pas. La réalité est que notre structure défensive en mer Baltique est pratiquement inexistante, donnant toute la liberté à des forces ennemies, même en faible nombre, d'opérer et de progresser sans rencontrer de réelle opposition.
L.A - À l'échelle tactique et opérationnelle et en imaginant certains scénarios, les îles d'Åland pourraient-elles être un point d'appui pour les forces russes à partir desquelles ces dernières pourraient se projeter vers Stockholm ?
R.D - Peut-être, mais cela ne serait pas si facile. De petites compagnies, légères et mobiles peuvent en effet opérer un tel mouvement. Il est une phrase célèbre, disant que « les îles d'Åland aux mains des russes seraient alors comme un pistolet dirigé contre la Suède ».
En effet, depuis la perte de la Finlande au début du XIXème siècle, ce flanc oriental désormais exposé a toujours été un problème dans les plans de défense du royaume.
À tel point que durant la guerre froide, des plans secrets furent élaborés pour prendre et occuper Åland en cas de crise sécuritaire dans la région. Aujourd'hui il existe une coopération extrêmement rapprochée entre les marines suédoises et finlandaises et cela m'étonnerait que ces dernières n'aient pas conçu de stratégie commune regardant la défense de cet archipel. Cependant, même en cas d'occupation préventive ou de remilitarisation « forcée » de l'archipel finlandais, le maintien des ligne de communication et de ravitaillement (notamment en combustibles) reste un point problématique, plus encore en cas de conflit.
[1] Bataille de Poltova, au cours de la Grande Guerre du Nord (1700-1721).
[2] Ile danoise entre la Suède et l'Allemagne.
[3] Archipel situé au sud du Golfe de Botnie, à mi-distance des côtes finlandaises et suédoises.