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L'Amérique latine à un tournant géopolitique : le cas de l'Argentine

21/11/2023

Par Alexandre Negrus, président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Yohan Briant, directeur général de l'institut.   


Comment citer cette publication

Yohan Briant, Alexandre Negrus, L'Amérique latine à un tournant géopolitique : le cas de l'Argentine, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 21 novembre 2023

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La carte a été réalisée par Nato Tardieu, cartographe de l'Iega.


Le dimanche 19 novembre 2023, le second tour de l'élection présidentielle argentine a vu la victoire de Javier Milei, dans ce qui constitue le virage à droite le plus marqué de l'histoire de cette jeune démocratie sud-américaine. Cet homme de 53 ans s'inscrit dans le sillage de Donald Trump, cultivant une personnalité médiatique adepte de la controverse, des déclarations polémiques et qui revendique sa proximité avec le peuple tout autant que son éloignement avec l'élite politique. Milei emprunte à l'ancien président des États-Unis tout un discours sur la grandeur perdue de l'Argentine, travestissant la République conservatrice, une période forte croissante économique où le PNB argentin rivalisait avec ceux des États européens les plus développés, en un âge d'or fantasmé. Proche également de Jaïr Bolsonaro, il porte, comme lui, un regard complaisant sur la dictature qui régenta le pays et sur la réalité du dérèglement climatique ; il se montre également virulent à l'encontre de la justice sociale, les droits des femmes ainsi que ceux accordés aux minorités, assimilant l'ensemble à ce qu'il qualifie de marxisme culturel.

Ces prises de position lui ont apporté le soutien du parti d'extrême-droite espagnol Vox, mais Javier Mileil, s'il peut en effet être intégré dans cette mouvance de droite protéiforme, radicale et populiste, est avant tout le produit du terreau argentin. Cet anarcho-capitaliste autoproclamé, très proche de l'école autrichienne, a en effet mené campagne avec son passif d'économiste en bandoulière, bien aidé en cela par le bilan économique catastrophique de la présidence d'Alberto Fernandez. Ses propositions les plus radicales (suppression de la Banque centrale, dollarisation de l'économie, recul de l'État social et suppression de nombreux ministères) ne paraissent pas si déraisonnables pour la population confrontée à une inflation dépassant les 140 % et dont la monnaie a perdu plus de 99 % de sa valeur entre 2000 et 2023. Les médias français, dans leur grande majorité, ne se sont pas sentis concernés par cette élection. Les rares rédactions à s'y être intéressées se sont plutôt attachées à décrire l'homme (le Donald Trump argentin), son style, ses frasques et sa politique sociale régressive, privilégiant avant tout l'impact que son élection pourrait avoir sur le pays. Force est de constater que l'Amérique latine demeure à la périphérie de l'information. L'analyse politique et l'impact de ce scrutin présidentiel méritaient pourtant une attention particulière, au-delà des logiques journalistiques.

L'élection de Javier Milei porte cependant en elle les germes de profonds changements d'ordre géopolitique. La proximité idéologique entre le président élu et le probable candidat républicain à la présidentielle américaine de 2024, d'une part ; le projet de dollarisation de l'économie, d'autre part, risquent de donner de nouvelles inflexions aux relations entre Washington et Buenos Aires. Si le soutien vraisemblable que Milei apportera à Donald Trump risque de ne pas être au goût de l'administration de Joe Biden, le tropisme ultralibéral de l'argentin ne sera sans doute pas pour lui déplaire, tout comme son projet de dollarisation de l'économie. La suppression du peso argentin risque d'entraîner une perte de souveraineté dramatique pour ce qui constitue la deuxième économie du sous-continent.

L'Amérique latine représente un angle mort de la diplomatie française, alors même que la France dispose de territoires dans la région. Ce désintérêt flagrant se traduit, entres autres, par l'absence de prises de position spécifiquement françaises sur les problématiques régionales, Paris se contentant souvent de s'aligner sur Washington. Alors qu'Emmanuel Macron semble avoir des difficultés à se positionner quant à l'héritage de la politique arabe de la France, que peut-on attendre vis-à-vis du sous-continent américain ? Laboratoire politique, continent riche en ressources naturelles essentielles à la transition écologique, menace pour notre modèle agricole, partenaires ou rivaux systémiques, l'Amérique latine représente une aire en pleine mutation, complexe et changeante. Les États-Unis ayant eux-mêmes enterré la Doctrine Monroe au début du XXe siècle, il serait bon que la France se décide à faire de même.

Souvent étudiée sous le paradigme des révolutions et des inégalités sociales, il est impératif de renouveler l'approche française des études latino-américaines dans la mesure où cette région abrite près de 700 millions de personnes et qu'elle est le continent le plus riche en biodiversité de la planète. L'Amérique latine et les Caraïbes sont l'une des régions les plus vulnérables au changement climatique. La France, forte de sa une double appartenance européenne et américaine à travers ses collectivités territoriales d'Amérique, gagnerait à approfondir ses relations avec les États d'Amérique latine. Déjà en perte d'influence, la France et l'Union européenne sont confrontées à une présence chinoise croissante. En voulant se défaire de l'influence des États-Unis, les gouvernements latino-américains de gauche se sont tournés vers la Chine, qui occupe désormais une place de taille dans leurs économies de rente.

Grâce à son réseau diplomatique et culturel, la France a les moyens de s'engager durablement auprès de ses partenaires d'Amérique latine pour apporter des réponses liées aux enjeux climatiques et environnementaux. Si la donne géopolitique change depuis plusieurs années, l'enjeu pour l'Amérique latine consiste à ne pas devenir le continent oublié. Charge aux États de la région de prendre leur part et d'assumer des responsabilités. Les enceintes du multilatéralisme sont un outil précieux en la matière, à l'instar des BRICS, qui s'élargiront à compter du 1er janvier 2024. Ce groupe d'États, au sein duquel siège le Brésil depuis sa création, accueillera dans ses rangs l'Argentine. Javier Milei a clairement énoncé son intention d'aligner Buenos Aires derrière Washington, évoquant une reconnaissance de Jérusalem en tant que capitale d'Israël, ainsi que son soutien à l'Ukraine, en rupture avec les puissances régionales environnantes. Ses prises de position sur des sujets au cœur des crispations internationales sont significatives des difficultés à venir au sein des BRICS. Les divisions au sein de ce groupe vont-elles s'accroître à l'aune de l'élection de Javier Mileil ?