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La Mongolie, le dalaï-lama et le « bouddhisme tibétain » : un mal de tête de plus pour Pékin en 2024 ?

18/01/2024

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez Crisis24 (Paris) et chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée. 


Comment citer cette publication

Olivier Guillard, La Mongolie, le dalaï-lama et le « bouddhisme tibétain » : un mal de tête de plus pour Pékin en 2024 ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 18 janvier 2024.

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www.pixabay.com
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Le 18 novembre 2023, voilà un trimestre, loin de l'attention publique étrangère et des médias, dans la capitale mongole Oulan-Baator, Lhaarampa D. Javzandorj était intronisé 30e abbé principal du plus emblématique monastère bouddhiste de Mongolie (Gandern Tegchenling), endossant par ailleurs à cette occasion le costume prestigieux de nouveau Khambai ldomun Khan du pays.

Si cela passa sans surprise inaperçue en Occident, il s'agissait pourtant d'un événement particulier dans cet État enclavé, car symbolisant un changement de génération et d'époque dans le bouddhisme mongol. Lhaarampa D. Javzandorj succédait en effet à une autorité bouddhiste hautement respectée, Gabju Choijamts Denrberel, lequel avait pris ses fonctions une trentaine d'années plus tôt, lorsque le bouddhisme tentait encore de s'implanter dans le pays après 70 ans de communisme et d'athéisme forcené [1].

Ce qui plus est dans une dynamique générale où le politique (extérieur) et le religieux (bouddhisme mongol) ne font pas toujours nécessairement bon ménage… De fait, en 2016, sa Sainteté le 14e dalaï-lama annonçait, lors de son dernier séjour en date en Mongolie, que le 10e Jetsun Dhampa Khutugtu [2] était né et avait été identifié, et que celui-ci était d'origine mongole.

Redoutant une possible menace à leur hégémonie recherchée (mais bien loin d'être acquise) dans le monde bouddhiste, les autorités communistes de la République populaire de Chine lancèrent alors une campagne visant à empêcher la reconnaissance du 10e Jetsun Dhampa par le leader spirituel tibétain. Le Khamba Nonrun Khan Gabju Choijamts, dévoué au dalaï-lama et farouchement opposé aux visées chinoises, constituait un obstacle majeur à cette tentative. Sachant qu'il ne pourrait peut-être pas soutenir l'assaut de Pékin trop longtemps, Gabju Choijamts donna la priorité à la mission consistant à faire reconnaître le 10e Jetsun Dhampa par le dalaï-lama le plus tôt possible.

En dépit de tous les obstacles dressés (par la Chine notamment) sur son chemin, Gabju Choijamts s'acquitta de sa mission sacrée lorsque le leader spirituel tibétain, en mars 2023 depuis Dharamsala (Inde), reconnut publiquement devant une assemblée de plusieurs milliers de moines et de nonnes un garçon de 8 ans comme le 10e Jetsun Dhampa : « Nous avons avec nous aujourd'hui la réincarnation de Khalkha Jetsun Dhampa Rinpoché de Mongolie ». Le prix Nobel de la paix 1989 – un « dangereux séparatiste » selon Pékin - présenta donc un garçon nommé A. Altannar sans préciser sans prénom. Or, il s'avère que le jeune garçon a un frère jumeau et que son prénom commence lui aussi par la 1ère lettre de l'alphabet latin : la fratrie comprend donc un Achildai Altannar et un Agudai Altannar. À dessein, seuls les jumeaux, leurs parents et le dalaï-lama, savent qui de ces deux frères est le nouveau Jebtsundamba Khutuktu… Pour l'heure, le nouveau Jebtsun Dhamba [3] n'est ni reconnu, ni approuvé bureaucratiquement par les autorités chinoises.

Pour tout « simplifier », les jumeaux sont nés aux États-Unis et possèdent tous deux un passeport américain ; aussi, si d'aventure il venait aux autorités chinoises l'intention de renouveler le (triste et déplorable) précédent de l'enlèvement du jeune panchen-lama (la 2e plus haute autorité spirituelle du bouddhisme tibétain) en 1995, la chose pourrait s'avérer plus complexe dès lors avec deux citoyens américains… Pour sinistre mémoire, voilà donc près de trois décennies, peu après que le dalaï-lama a désigné nommément un garçon tibétain comme le 11e panchen-lama, l'enfant avait été enlevé par des hommes de mains aux ordres de Pékin ; ce dernier n'a depuis lors jamais été revu en public. Dans la foulée de cet enlèvement condamnable à maints égards, le gouvernement communiste chinois annonçait son propre choix du panchen-lama réincarné [4], que ne reconnut jamais jusqu'à ce jour le 14e dalaï-lama.

Comme il se doit, Pékin ne souhaitait pas que le chef spirituel tibétain apporte son soutien au nouveau leader spirituel des bouddhistes mongols [5], le gouvernement chinois prétendant avoir autorité pour choisir les réincarnations des grands lamas non seulement à l'intérieur des frontières chinoises, mais également en Mongolie [6]... « Bizarrement, pour un parti-État communiste athée, la République populaire de Chine prétend qu'elle seule peut décider des réincarnations des lamas bouddhistes tibétains » s'étonnait à bon droit au printemps dernier un universitaire américain dans la revue Foreign Policy [7]. Par ailleurs, pour rappel et utile précision géographique et politique, la République populaire de Chine ne contrôle qu'une partie de la Mongolie historique, une région chinoise connue sous le nom de Mongolie intérieure. Enclavée entre la Russie et la Chine, la Mongolie (1,5 million km² ; 3,2 millions d'habitants ; régime démocratique depuis un quart de siècle désormais) est aujourd'hui un pays bien évidemment indépendant…

« Si la situation actuelle au Tibet reste inchangée, je renaîtrais hors du Tibet, loin du contrôle des autorités chinoises. C'est logique. Le but même d'une réincarnation est de poursuivre le travail inachevé de l'incarnation précédente. Ainsi, si la situation tibétaine n'est toujours pas résolue, il est logique que je naisse en exil pour poursuivre mon travail inachevé. » Ainsi s'exprimait il y a de cela une quinzaine d'années le dalaï-lama en évoquant les chemins multiples menant à sa réincarnation… et échappant de fait aux velléités de contrôle chères à Pékin.

Aussi, dans ce contexte sensible aux écueils et inconnues multiples, il s'avère notamment que si le 14e dalaï-lama (89 ans cette année) venait à disparaître sans avoir préalablement désigné son successeur, le rôle ou l'opinion du Jebtsun Dhamba mongol pourrait s'avérer crucial, la grande majorité des bouddhistes tibétains ne reconnaissant guère le panchen-lama « sélectionné » / imposé par les autorités chinoises.

Par conséquent, le fait que le 10e Jebtsun Dhamba ait été nommément et publiquement reconnu par le chef spirituel tibétain voilà bientôt un an donne au gouvernement tibétain en exil (à Dharamshala, en Inde) un indéniable et précieux avantage sur les autorités chinoises sur la délicate thématique du bouddhisme tibétain. Mais cela saurait-il seulement suffire face à la détermination de Pékin ?

Au regard de la poursuite de la campagne de sinicisation du Tibet à marche forcée [8] – relevons à ce propos que pour la 3e année consécutive, le think tank américain Freedom House désigne sans surprise le Tibet comme la région la moins libre de la planète – et du discours sans cesse plus véhément martelé dans la capitale de la République populaire de Chine, il est hélas permis d'en douter.


[1] Dans la Mongolie d'aujourd'hui, le bouddhisme est de très loin la religion dominante parmi les 3,2 millions d'habitants ; un Mongol sur deux en a fait sa foi. Ce, alors que deux individus sur cinq ne se réclament d'aucune religion.

[2] Le chef religieux (bouddhisme tibétain) et le plus haut lama incarné de Mongolie.

[3] La 3e plus haute autorité spirituelle du bouddhisme tibétain dans le monde, après le dalaï-lama et le panchen-lama.

[4] En 2007, le gouvernement chinois adopté une législation imposant la nécessité d'obtenir l'approbation des autorités avant d'annoncer la réincarnation d'un lama bouddhiste.

[5] ''Implications of Dalai Lama Identifying New Head of Tibetan Buddhism in Mongolia'', The Diplomat, 29 mars 2023.

[6] De longue date, la Mongolie et le Tibet – que sépare le territoire de la République populaire de Chine - partagent une tradition bouddhiste connue sous le nom de "bouddhisme tibétain", dans laquelle les lignées de lamas réincarnés jouent un rôle majeur.

[7] ''China's Reincarnation Monopoly Has a Mongolia Problem'', Foreign Policy, 14 avril 2023.

[8] Lire à ce propos pour plus de détails le récent ''Human Rights Situation in Tibet 2023 – A Year in Review'', Central Tibetan Administration (Dharamshala, Inde), 13 janvier 2024.