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L’Iran ou les limites de la stratégie des proxies

15/04/2024

Par Manon Negrus Chemel, responsable du département Proche-Orient, Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'Iega et Alexandre Negrus, président de l'Iega.


Citer cette publication

Manon Negrus Chemel, Alexandre Negrus, L'Iran ou les limites de la stratégie des proxies, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 15 avril 2024.

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Lundi 1er avril 2024, le consulat iranien en Syrie était bombardé par l'armée israélienne depuis le Golan syrien. Cette attaque a tué plusieurs membres du corps des Gardiens de la révolution, l'armée de la république islamique d'Iran et notamment le général Mohammad Reza Zahedi, commandant de la Force Al-Qods iranienne pour la Syrie et le Liban. Un autre haut gradé iranien, en la personne de Mohammad Hadi Haji Rahimi, a également été tué. Dans les heures qui ont suivi la destruction de ce bâtiment diplomatique, l'Iran a réagi en annonçant qu'elle riposterait. Le Hezbollah, un groupe militaire armé et financé par l'Iran, a également appelé à la vengeance au même titre que le Hamas et les Houthis. Ces trois groupes bénéficient d'importants financements de l'Iran, de transferts d'armes et d'un transfert de savoir-faire. D'aucuns les qualifient de proxies, en ce qu'ils sont plus ou moins autonomes tout en s'alignant sur les positions et objectifs iraniens.

Téhéran a voulu restaurer sa posture de puissance qui était vacillante depuis quelques années. L'assassinat par l'administration américaine du général Qassem Soleimani, chef des Gardiens de la révolution à l'étranger, puis les nombreuses contestations internes dans le pays ont considérablement affaibli l'image du pouvoir iranien. C'est dans ce contexte plus large que le régime iranien a cherché à frapper fort tout en mesurant les impacts de son action pour éviter des représailles qui seraient totalement contre-productives. L'Iran mesure ses actions, à l'image de sa riposte après l'assassinat de Qassem Soleimani, puisqu'elle avait tiré des missiles sur une base aérienne américaine en Irak qui n'avait provoqué aucune perte humaine. L'Iran évite, en somme, un conflit frontal avec l'État hébreu et les États-Unis.

Après le bombardement de son consulat en Syrie par Israël, la république islamique d'Iran pouvait-elle se contenter de répliquer via les groupes qu'elle soutient ? Elle était aculée et ses ambitions de puissance régionale en péril. Elle a donc décidé de franchir un nouveau seuil en attaquant directement Israël.

Les craintes d'une extension du conflit

Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, consécutivement à l'attaque terroriste du Hamas en territoire israélien le 7 octobre 2023, les craintes d'une extension du conflit sont importantes compte tenu de ce que les alliés de l'Iran au Liban, en Irak, au Yémen ou encore en Syrie se sont mobilisés en faveur du Hamas.

Si l'Iran et Israël ont jusqu'alors contenu leur affrontement dans une guerre dite « par procuration », la première quinzaine du mois d'avril a constitué un tournant. Non seulement Israël a attaqué un bâtiment diplomatique iranien avec un objectif militaire précis, soit l'élimination des hauts dignitaires militaires cités supra, mais l'Iran a réagi par une attaque aérienne (environ 300 lancements) directement depuis son territoire en direction d'Israël dans la nuit du 13 au 14 avril 2024. Cela constitue une première et la république islamique d'Iran a choisi de rompre avec l'histoire en créant un précédent, mettant en avant les limites de la stratégie des proxies qu'elle avait privilégiée jusqu'à présent. L'Iran a toutefois pris soin de maîtriser cette escalade et n'a d'ailleurs pas manqué de demander aux occidentaux « d'apprécier sa retenue ».

Une escalade maîtrisée

De cette séquence, nous retiendrons un chiffre et une déclaration. Les attaques iraniennes dans la nuit du 13 au 14 avril 2024 ont coûté un milliard de dollars à la défense antiaérienne israélienne, qui a mis en œuvre son système de batteries antimissiles. Suite à cet harcèlement aérien, les autorités iraniennes ont déclaré, avec l'objectif assumé de maîtriser l'escalade, que l' « affaire peut être considérée comme close » si Israël ne réagit pas militairement.

En tout état de cause, les deux parties se sont gardées de franchir le seuil de la guerre totale mais l'attaque iranienne modifie la façon dont elles vont s'affronter à l'avenir. L'Iran a, depuis plusieurs années, armé et entraîné des proxies qu'elle contrôle plus ou moins (Hamas, Hezbollah, Houthis), sans frapper elle-même directement le sol israélien. Elle a par ailleurs soutenu des régimes et des milices hostiles à Israël, en Syrie et en Irak. Israël, en réaction, frappait ces groupes armés et ciblait de hauts responsables à l'étranger (Liban, Syrie, Irak). Après ces affrontements indirects, les parties se dirigent-elles vers un nouveau mode de conflictualité ? Prise au piège, l'Iran a considéré qu'elle ne pouvait réagir autrement, tant d'un point de vue extérieur pour la crédibilité de sa puissance et de sa dissuasion, que vis-à-vis de sa population dont la majorité, silencieuse ou contestataire, se montre hostile au régime. Le pari iranien est osé compte tenu de la doctrine stratégique israélienne, qui consiste à ne jamais laisser le dernier mot à ses adversaires. En optant pour l'option de l'attaque directe, l'Iran s'est exposé à une riposte israélienne sur le sol iranien et se pose la question de savoir si la république islamique a des capacités antiaériennes suffisamment robustes pour résister à un éventuel raid israélien.

Un nouvel espace confrontationnel

Le temps où l'Iran s'appuie exclusivement sur ses proxies est-il révolu ? Dans son affrontement avec Israël, certainement pas. Son attaque contre Israël a été calculée, annoncée et proportionnée. Les autorités israéliennes ont eu le temps d'intercepter la majorité des drones et missiles y compris grâce au soutien des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, laquelle dispose de bases militaires dans la région. Cet épisode reflète en outre certaines limites iraniennes, dont l'arsenal balistique est certes impressionnant mais pas suffisant pour gagner un rapport de force direct avec Israël et ses alliés. Israël devrait répondre à cette attaque afin de dissuader ses ennemis d'attaquer son territoire. Il en va de sa crédibilité stratégique en matière de dissuasion.

Cet affrontement pourrait dès lors se clôturer par une réponse israélienne tout aussi mesurée sur quelques installations iraniennes afin de restaurer le rapport de force en sa faveur. Encore faut-il que les États-Unis parviennent à convaincre Benjamin Netanyahou et sa frange la plus dure de se contenter d'une réplique symbolique. Israël pourrait également réagir avec une vaste attaque cyber contre des sites sensibles iraniens.

Cette attaque iranienne, qui constitue la première de la part d'un État contre Israël depuis l'Irak de Saddam Hussein (1991), symbolise en outre la supériorité technologique israélo-américaine. Bien que cette attaque ait été calculée et maîtrisée, la défense antiaérienne israélienne a été extrêmement efficace et son fort taux d'interception de drones et missiles balistiques constitue un coup de force. Il est par ailleurs intéressant de remarquer les évolutions de la diplomatie régionale. Israël a en effet bénéficié du soutien de certains pays arabes, dont la Jordanie qui a participé à la défense d'Israël. L'Égypte s'est également manifestée, tandis que d'autres puissances régionales ont fait preuve d'une neutralité. L'Arabie saoudite, qui a normalisé ses relations avec l'Iran et qui se rapprochait d'Israël peu avant les attaques du 7 octobre 2023, a pris soin de soigner ses relations avec les deux parties. Les Émirats arabes unis (signataires des accords d'Abraham en 2020) ont également apporté une aide à Israël pour la défense de son ciel. Les États arabes jouent donc la carte du parapluie sécuritaire américain. Un camouflet pour l'Iran ? Il est certain qu'à ce jour, l'Iran n'a pas réussi à casser les relations d'Israël avec certaines puissances de la région.

Face à ces limites iraniennes, la stratégie des proxies ne serait-elle pas la meilleure option pour l'Iran ? Israël pourrait exploiter toute menace directe pour frapper des sites nucléaires iraniens. Cet épisode sera-t-il qu'une parenthèse de la relation conflictuelle entre deux ennemis jurés ? Bien qu'un nouvel espace confrontationnel soit ouvert, l'Iran et Israël pourraient revenir dans la sphère de la guerre « asymétrique », ce qui rassurerait nombre d'acteurs régionaux mais là encore, rien n'est moins sûr.


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