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Corée du Nord : bons baisers de Vladivostok

11/09/2023

Par Olivier Guillard, chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, auteur de Que faire avec la Corée du Nord ? (NUVIS, 2019), directeur de l'information chez CRISIS24 (Paris).


Comment citer cette publication

Olivier Guillard, Corée du Nord : bons baisers de Vladivostok, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 11 septembre 2023.

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Voici une annonce de rencontre au « sommet » qui, le fait est, n'est pas passée inaperçue en Occident ou en Asie-Pacifique lundi 4 septembre 2023. Alors que l'ASEAN s'apprêtait à se rassembler à Jakarta (5-7 septembre) dans un relatif anonymat ses dix pays membres censés – entre autres thématiques d'intérêt commun – évoquer l'épineuse question birmane [1], alors que l'Inde finalisait les derniers préparatifs du sommet annuel du G20 organisé à New Delhi [2], alors que les forces armées américaines et sud-coréennes achevaient tout juste leurs manœuvres militaires conjointes [3] dans le sud de la péninsule (31 août), l'imprédictible et défiante dictature nord-coréenne se frayait – pour une fois sans le renfort d'une frénésie de tir de missiles balistiques en direction de la mer jaune ou de la mer de l'Est – un chemin parmi les premiers rangs de l'actualité géopolitique du jour : Kim Jong-un, le dirigeant Suprême de la République populaire démocratique de Corée (RPDC ; Corée du Nord), l'énigmatique quadragénaire à la tête depuis 2011 de l'unique dictature héréditaire kimiste de la planète, serait attendu très prochainement par son homologue russe [4] du côté de Vladivostok, terminus du mythique Orient Express, cité portuaire du Pacifique russe familière du leader nord-coréen [5], distante d'à peine 1 200 km (par la route / voies ferrées) de l'austère Pyongyang. Le cadre officiel du campus de la Far Eastern Federal University de Vladivostok organisant du 10 au 13 septembre son 8e Eastern Economic Forum servirait opportunément pareil projet de rencontre bilatérale au sommet [6]… En ce 11 septembre, les autorités moscovites et nord-coréennes n'ont pas encore officiellement confirmé cette éventuelle nouvelle rencontre Poutine – Kim Jong-un.

Une presse internationale prompte à s'enflammer en se saisissant du sujet évoque ces dernier jours la possibilité que soit discutée lors de ce déplacement aux confins des territoires russes, chinois et nord-coréens la fourniture de matériels militaires et de munitions nord-coréennes aux troupes russes déployées en Ukraine ; une perspective bien entendu repoussée conjointement par Pyongyang et Moscou préférant mettre en avant la proximité historique entre les deux régimes (plutôt qu'une solidarité de capitales toutes deux au ban des nations et proches de Pékin sur divers plans…) pour marketer ce rare déplacement (en train blindé depuis Pyongyang probablement) du cher Dirigeant Kim Jong-un en territoire russe, quatre longues années après un périple ferroviaire de 1 200 km similaire.

Plus modestement, loin de toute controverse et de souci de provocation, son homologue sud-coréen, le président Yoon, participant au 18e East Asia Summit (EAS [7]) organisé dans la capitale indonésienne, profita de l'occasion pour déclarer solennellement jeudi 7 septembre à son auditoire et à la presse internationale : « Le développement des armes nucléaires et des missiles par la Corée du Nord constitue une violation grave des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, un défi direct à la paix mondiale et une menace existentielle pouvant frapper toutes les nations participant à cette réunion [8] ».

Mais il n'est guère rare que les diplomaties nord et sud-coréenne soient aux antipodes l'une de l'autre et leurs dirigeants sur des lignes politiques et stratégiques diamétralement opposées, pour employer un euphémisme de circonstance…

La propagande d'État nord-coréenne et ses médias (agence de presse KCNA ; Rodong Sinmun ; etc.) généralement guère tenus par une quelconque mesure – dès lors qu'il s'agit de louer les initiatives ou lumières de la dictature héréditaire kimiste ou de vouer aux gémonies Séoul, Washington et Tokyo - se sont en revanche jusqu'alors bien gardés d'évoquer dans leurs envolées littéraires les points centraux de l'agenda russe de l'énigmatique maréchal trentenaire ; on pense notamment ici aux probables demandes d'assistance économique (sous une forme ou sur une autre) auprès de Moscou au profit de l'exsangue économie nord-coréenne, toujours contrainte – malgré une contrebande innovante et divers tours de passe-passe avec certaines nations amies peu regardantes… - par une batterie de sanctions onusiennes censées, selon Pyongyang, être à l'origine de tous les maux ou presque affligeant ces dernières années le quotidien de ses 25 millions de citoyens. On pense ici également aux probables demandes d'assistance technique dans les très sensibles technologies balistiques et nucléaires ; deux domaines où la République populaire démocratique de Corée (RPDC) ne ménage guère ses ardeurs (à grands renforts de dizaines de tirs de missiles balistiques annuels notamment ces six dernières années) et où ses progrès [9] pour le moins constants et étonnamment rapides [10] lors de la décennie écoulée, l'accroissement, la diversification et l'inquiétante sophistication de son arsenal (des missiles balistiques à courte portée aux ICBM en passant par les missiles de croisière hypersonique, notamment) doivent probablement un petit quelque chose à l'expertise des ingénieurs et scientifiques de Moscou… ; entre autres capitales régionales affichant une certaine proximité stratégique contemporaine avec l'ultime dictature stalinienne d'Asie.

Invités de marque de Pyongyang lors du défilé militaire du 27 juillet 2023 célébrant en grandes pompes (et tous matériels balistiques rutilants) le 70e anniversaire de la fondation officielle de l'armée nord-coréenne, le ministre russe de la Défense et un membre de premier plan du bureau politique du PCC (pour ce qui était alors la première visite d'un officiel chinois en RPDC depuis la pandémie de Covid) entourant pour l'occasion (et la photographie) Kim Jong-un incarnaient par l'image symbolique forte la bonne intelligence, la convergence d'intérêts et une forme de solidarité Pyongyang – Pékin – Moscou [11] face aux critiques du concert des nations, et faisant en quelque sorte écho contraire à la consolidation récente de la coopération sécuritaire tripartie États-Unis / Japon / Corée du Sud en Asie orientale [12]. D'aucuns n'hésiteraient pas à parler de front néo-guerre froide, en ces temps graves où le Kremlin s'enferre dans un aventurisme coupable en Ukraine, où l'ex-Empire du Milieu se démultiplie bien mal à propos sur le front de ses ambitions territoriales régionales discutables sinon douteuses (vis-à-vis de Taiwan, de l'État indien de l'Arunachal Pradesh ou encore de la mer de Chine du Sud) et où la dictature nord-coréenne, sourde à toute invitation à reprendre le dialogue avec Séoul et Washington et privilégiant la défiance et la provocation balistique à répétition, semble plus éloignée que jamais d'une réintégration dans le giron des nations responsables.

Lors d'un précédent périple printanier vers Vladivostok en 2019 – escale russe sur son ambitieux chemin vers Hanoi (Vietnam) et un Sommet 2.0 [13] avec le président américain D. Trump -, Kim Jong-un ambitionnait de pouvoir produire à la face du monde et de ses 25 millions de sujets, au terme de ce déplacement historique pétri d'attentes réciproques, la preuve irréfutable de l'importance nouvelle de la RPDC jusqu'alors honnie dans un concert des nations lui entrouvrant enfin à nouveau les portes ; des espérances bien mal placées, la rencontre d'Hanoi tournant court, notamment du fait des graves ennuis domestiques assaillant en parallèle le chef de l'exécutif américain, dont « l'esprit » était soudain bien moins tourné vers un « deal » avec l'héritier de la dynastie Kim que tourmenté par le spectre moins glorieux d'une possible procédure de destitution (impeachment) à son encontre…

Il serait présomptueux (sinon inquiétant…) de pouvoir prétendre sonder / connaître les réelles intentions / motivations poussant l'ombrageux dirigeant de Pyongyang à quitter sa redoute nord-coréenne et reprendre le chemin de l'extrême est russe (pour ce qui serait ici également son premier déplacement à l'étranger depuis la pandémie) ; il peut cependant être tenu pour acquis que le seul plaisir d'un long périple ferroviaire dans le confort de son train blindé (unique au monde) et de s'entretenir à nouveau avec le président russe ne sauraient justifier ces pérégrinations estivales. Si l'histoire aime parfois à se répéter, Kim Jong-un n'a cependant pas envisagé ne serait-ce qu'un seul millième de seconde de revenir une nouvelle fois les poches vides et la tête basse à Pyongyang et devoir faire le deuil public de ses ambitieux projets, quels qu'ils soient ; le petit-fils du fondateur de la République populaire démocratique de Corée – laquelle célébrait samedi 9 septembre le 75e anniversaire de sa naissance, avec un rare défilé paramilitaire réglé au millimètre et rassemblements populaires « spontanés » - ne peut concevoir un nouveau revers de ce genre et doit nécessairement avoir préalablement obtenu de Moscou (voire conjointement de Pékin [14]) la ferme assurance [15] que cette interminable nouvelle épopée ferroviaire en valait bien la peine.

Parle-t-on par exemple ici d'une possible « bénédiction » à la reprise prochaine des essais nucléaires nord-coréens – alors qu'un moratoire unilatéral prévaut depuis septembre 2017 - ? Serait-il plutôt question de l'annonce d'une aide matérielle significative russe multidimensionnelle, sous la forme possible de fourniture d'énergies (charbon, pétrole), de produits alimentaires de première nécessité (la moitié de la population de la RPDC souffrant de malnutrition) … en paiement retour de la livraison d'armes et de munitions nord-coréennes aux troupes russes ? Certains médias [16] évoquant lors de ce séjour en terre russe une possible visite de Kim Jong-un au Vostochny Cosmodrome - un site de lancement spatial situé 1 500 km (par la route) au nord de Vladivostok -, un transfert de technologie sensible (balistique, spatial, satellitaire) vers le partenaire nord-coréen pourrait également être envisagé…

Des pistes – possiblement à des lieues de la réalité… – mais toutefois considérées outre-Atlantique comme des options suffisamment plausibles, sérieuses, pour que Washington donne préventivement de la voix (fut-ce sans être entendu le moins du monde le moment venu) : en début de semaine (les 5 et 6 septembre), l'administration américaine via notamment le Conseiller à la sécurité nationale prévenait que la Corée du Nord subirait des représailles de la part des États-Unis et d'autres pays si elle s'avisait de fournir à la Russie des armes susceptibles d'être utilisées en Ukraine ; et Washington d'aller jusqu'à parler, si d'aventure la dictature la plus défiante du concert des nations demeurait sourde à pareil propos, de s'attendre à en « payer le prix »

À quoi pensait donc précisément les décideurs américains en émettant pareille mise en garde ? Si l'on demeure un instant supplémentaire sur cette problématique forcément inquiétante, comment réagiraient alors Washington, Séoul et Tokyo si un énième aventurisme, une ixième provocation sur mesure (de type balistique voire atomique [17]) concomitante aux célébrations du 75e anniversaire de la fondation du régime, venait à se produire ?


[1] Notamment l'attitude à adopter face à l'inflexible junte du senior-général Min Aung Hlaing, et dans la foulée de la mise en place d'un nouveau gouvernement hybride (démocrate soutenu par des conservateurs proches de l'establishment et le palais royal) en Thaïlande.

[2] Les 9-10 sept. ; auquel n'a pas assisté le président chinois Xi Jinping, tensions sino-indiennes oblige…

[3] L'exercice Ulchi Freedom 2023, du 21 au 31 août.

[4] Lequel bouda lui aussi le sommet du G20 organisé en Inde…

[5] Visitée voilà 4 ans. Pour rappel, la RPDC partage une courte frontière terrestre avec la Russie (18 km de long).

[6] Par ailleurs, Vladivostok ne se trouve qu'à 350 km de la frontière russo-nord-coréenne et de la ville nord-coréenne de Rason.

[7] Regroupant depuis 2006 les 10 pays membres de l'ASEAN (Asie du Sud-Est) ainsi que l'Australie, la Chine, l'Inde, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la République de Corée et la Russie.

[8] Yonhap News agency, 7 septembre 2023.

[9] Certes, il y a quelques jours à peine, la RPDC échouait pour la seconde fois cette année à placer en orbite un satellite de renseignement militaire objet pourtant de toutes les attentions ou presque du régime…

[10] Jusqu'à par exemple être en mesure de lancer la bagatelle de 4 missiles balistiques intercontinentaux – ICBM – depuis le début de l'année…

[11] Le ministre de la Défense russe aurait évoqué dernièrement auprès de Pékin et de Pyongyang le projet de mener dans le futur des manœuvres militaires conjointes.

[12] Yonhap News agency, 7 septembre 2023.

[13] Après une première rencontre initiale plus ''aboutie'' ayant eu lieu à Singapour en juin 2018.

[14] À noter la présence à Pyongyang lors de ces célébrations particulières d'une délégation chinoise emmenée par le vice-premier ministre L. Guozhong, selon la KCNA, l'agence de presse officielle de la dictature nord-coréenne.

[15] Du reste, le mois dernier, une importante délégation nord-coréenne composée d'une vingtaine d'individus séjournait à Vladivostok pour ''préparer'' le déplacement à venir de Kim Jong-un.

[16] Yonhap, 4 septembre 2023.

[17] Avec l'éventuelle fin du moratoire unilatéral nord-coréen sur les tests nucléaires en vigueur depuis 2017 et / ou la réalisation d'un 7e essai atomique souterrain…