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Quels enjeux géopolitiques après dix ans de conflits en Syrie ?

23/07/2021


Manon Goureau, chargée de mission au sein de la Commission Sécurité & Défense internationales de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenue avec Agnès Levallois, vice-présidente de l'iReMMO, consultante, spécialiste du Moyen-Orient et chargée de cours à Sciences Po

Comment citer cet entretien :

Agnès Levallois, « Quels enjeux géopolitiques après dix ans de conflits en Syrie ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Juillet 2021. URL : cliquer ici


© pixabay.com
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Manon Goureau - En décembre 2019, le vice Premier ministre Russe Yuri Borisov annonçait que la Russie pourrait investir près de 500 millions de dollars dans le port de Tartous (ancienne base navale soviétique). Cette annonce fait suite à l'attribution, par le parlement syrien, quelques mois plus tôt, de l'exclusivité d'exploitation par la société Russe Stroytransgaz de ce port pour 49 ans. Quelles implications ces investissements financiers massifs Russes peuvent avoir sur l'indépendance de la reconstruction de la Syrie et sur l'influence de la Russie sur le territoire syrien de manière générale ?

Agnès Levallois - Dans le cadre de la reconstruction on voit bien que la Russie n'a pas les moyens de reconstruire le pays, et j'insiste là-dessus. La Russie n'a de cesse d'inciter des investisseurs à venir, mais connaissant la situation économique de celle-ci, elle n'a pas les moyens d'investir massivement.

La Russie va tenter d'obtenir des accords avec les sociétés syriennes sur les matières premières. Elle a envie de récupérer une partie des sommes qu'elle a investi dans le pays durant ces années de conflits et maintenir une influence géopolitique. Mais la Russie aimerait aussi retirer des avantages économiques, d'où des investissements dans des entreprises syriennes qui pourraient lui permettre d'avoir accès à des ressources, et donc de financer l'opération qui a été menée. C'est sous cet angle que je vois la question des investissements russes, qui à mon avis, sont assez limités.

Il est évident que l'influence russe va se maintenir et que l'indépendance ainsi que l'autonomie syriennes vont s'en trouver limitées, puisque l'on sait bien que le régime est toujours en place grâce au soutien russe. 

Si les Russes décidaient de partir demain, le régime aurait quelques inquiétudes à avoir, même s'il a récupéré le contrôle de 70% du territoire syrien. C'est une reprise extrêmement fragile dans la mesure où elle n'est possible que grâce au soutien de ces forces russes et iraniennes.

En dehors de la question des investissements russes dans l'économie syrienne, cette indépendance syrienne est déjà sérieusement remise en cause par la présence militaire russe depuis 2015, et qui permet à Bachar el-Assad de se maintenir au pouvoir.

D'un point de vue géopolitique, l'intérêt de la Russie est d'être présente au Moyen-Orient, et notamment à travers les bases de Tartous et Lattaquié.

Les Nations Unies estiment à 400 milliards de dollars la reconstruction de la Syrie. Si l'Union européenne fait de la transition politique en Syrie une condition sine qua non de son aide financière, ce n'est pas le cas de la Chine, qui semble avoir l'approbation de Bachar el-Assad pour faire de la Syrie un corridor de la BRI (Belt and Road Initiave : les nouvelles routes de la soie) chinoise sur le continent. Si la Chine a pu rester neutre à l'égard du conflit, ses velléités économiques pourraient-elles redonner une place stratégique à la Syrie dans la géopolitique du Moyen-Orient ?

La Syrie a une place dans ce Proche et Moyen-Orient, on l'a vu depuis de nombreuses années. C'est un rôle qui est bien souvent surévalué par rapport à ce qu'est véritablement la Syrie. Sa force vient en particulier de Hafez el-Assad, le père du président actuel, qui a réussi à rendre le pays incontournable, et bien au-delà de ces atouts réels, en en faisant un pays du front du refus, en lutte contre Israël depuis 1967. Il a su valoriser la position de la Syrie vis à vis des pays du Golfe, pour que ces derniers financent la résistance face à Israël. Je parle d'une époque qui est révolue aujourd'hui, mais il est important d'avoir le contexte dans lequel la Syrie a évolué pendant des dizaines d'années, et en particulier du temps de Hafez el-Assad, en occupant une place géopolitique bien plus importante que ce qu'elle n'était réellement.

Hafez el-Assad a eu la capacité de négocier la présence syrienne en première ligne, et d'obtenir en échange de cette position face à Israël des financements très importants des pays du Golfe comme l'Arabie saoudite, et les Émirats arabes unis (EAU).

À partir de cette stratégie qu'a menée Hafez el-Assad, la Syrie a toujours eu une place plus importante que ce qu'elle représente réellement dans la région. Aujourd'hui, c'est ce qu'essaie de négocier son fils Bachar el-Assad avec les Russes et les Chinois pour obtenir des investissements.

Pour les Chinois, c'est un peu la même chose que pour les Russes, on les voit très offensifs à travers le projet des routes de la soie, avec une volonté d'être très présents dans cette région. En même temps, ce sont plutôt des prédateurs, ils ne vont pas investir beaucoup mais essayer de récupérer le maximum, notamment une influence géopolitique. Là est leur véritable stratégie.

La Chine n'est pas vraiment restée neutre dans ce conflit puisqu'elle a pris le parti des Russes dans toutes les résolutions de l'ONU pour empêcher quoique ce soit, notamment à travers les vetos au Conseil de Sécurité. Elle ne veut pas s'impliquer directement, et elle le fait dans le sillage de la politique russe, mais elle n'est pas neutre.

La Chine profite de ce contexte pour avancer son projet des routes de la soie en instaurant une présence en Syrie. Par exemple, on le voit aujourd'hui avec le Liban, où la Chine investit dans le port de Tripoli. L'idée est que le jour où la reconstruction en Syrie interviendra, le port de Tripoli sera valorisé, étant limitrophe de la Syrie. Elle va chercher à obtenir en échange des avantages économiques et géostratégiques, comme la Russie, dans le cadre de la deuxième phase qui interviendra lorsque la situation se sera stabilisée, et qu'il faudra investir pour reconstruire.

Tout le monde attend que ce soit l'Union européenne qui finance la reconstruction, car aucun des acteurs qui, sur les plans politique et géopolitique ne sont pas des acteurs majeurs, comme la Chine et la Russie, n'a envie ou ne peut véritablement investir pour reconstruire la Syrie.

En dix ans de conflits, l'Union européenne n'a pas été capable de construire une politique étrangère commune efficace à l'égard de la Syrie. Sa principale revendication, le retrait de Bachar el-Assad du pouvoir dans une transition politique pacifique, reste lettre morte. Elle a également appliqué toute une série de mesures restrictives, allant de l'embargo pétrolier, du gel des avoirs, à la restriction contre certains investissements et exportations. De la même manière, les États-Unis se sont retirés militairement du territoire syrien, laissant le champ libre aux alliés du régime. Ainsi, les marges de manœuvre et d'influence des pays occidentaux sur le territoire syrien semblent limitées, voire inexistantes. Quel impact à long terme cette politique des pays occidentaux peut avoir sur la Syrie ? Des retombées géopolitiques sont-elles à attendre au Proche et Moyen-Orient sur cette perte de crédibilité des pays occidentaux ?

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que, pour les États-Unis, la Syrie n'a jamais été un enjeu prioritaire, et n'a jamais été un dossier important. L'important pour les États-Unis, ce sont l'Iran, l'Irak et la sécurité d'Israël. À ce titre, la Syrie peut être intéressante en raison des relations privilégiées qu'elle entretient avec Téhéran.

Les Américains se sont investis dans le conflit syrien lorsque le journaliste américain, James Foley a été tué par Daesh. C'est donc dans le cadre de la lutte contre l'organisation terroriste que les Américains sont intervenus en Syrie et cela ne changera pas.

Pour les Européens c'est tout à fait différent, ils ont été impliqués dès le début de ce conflit. La France en particulier, qui avait l'idée d'entrainer d'autres pays européens dans une politique particulière à mener à l'égard de la Syrie. Cette politique a été un échec total. L'Union européenne n'a jamais été en mesure de l'appliquer, par des erreurs d'appréciations, mais aussi par des erreurs de communication.

L'Union européenne a fixé dès le début le départ d'Assad comme condition à son aide. Sur le papier je partage cette option, mais on n'a pas forcément intérêt à afficher de façon aussi claire cette condition. Vous vous privez de moyens, de leviers, de marge de manœuvre pour négocier avec les autres parties prenantes. Je pense qu'il y a une vraie erreur, pas forcément sur le fond, car on se demande comment un président peut continuer à rester au pouvoir après autant de massacres, de drames, de morts et d'exactions. 

Néanmoins, poser son départ comme condition a empêché les Européens d'utiliser des leviers de négociations qui étaient nécessaires, ce qui explique l'impasse dans laquelle se retrouve l'Union européenne aujourd'hui.

L'Union européenne et les États-Unis ont complètement délégué, si je puis dire, la gestion du conflit syrien aux Iraniens, aux Russes et aux Turcs, qui sont les nouveaux venus dans le jeu. Les conférences d'Astana le démontrent très bien, puisque l'Union européenne n'y est pas invitée, ou sur un strapontin. Cela montre bien que ce n'est pas l'Union européenne qui a les cartes en mains.

Nous n'avons pas été aidés par le précédent libyen, qui a joué dans la gestion du conflit syrien. L'intervention militaire, en particulier franco-britannique en Libye, a justifié tous les vétos mis par les Russes sur la question syrienne, sous prétexte que l'on ne pouvait pas faire confiance aux Européens ou aux Occidentaux, qui avaient été au-delà du cadre imposé par la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l'ONU (2011) qui avait permis cette intervention.

On a payé cette gestion assez calamiteuse de la Libye, que l'on paye toujours aujourd'hui avec une Europe complètement hors du coup. La seule carte que continuent à avoir les Européens, et qui n'est pas négligeable, est l'aide humanitaire. 

L'Union européenne est la structure qui continue à fournir une aide dans des proportions importantes, mais sans arriver à la gérer d'un point de vue politique. C'est Bachar el-Assad qui le gère très bien d'un point de vue politique, en exigeant que l'aide humanitaire passe par Damas. Il en récupère ainsi une grande partie, au détriment des zones qui sont en dehors de son contrôle. Heureusement une partie de l'aide arrive par le nord, notamment par la Turquie, dans les zones contrôlées par l'opposition qui en ont grandement besoin. Les États-Unis seraient la seule structure capable de faire quelque chose, et dans l'absolu l'Union européenne, mais qui, comme on l'a vu, n'en a pas les moyens politiques.

De même des divergences au sein de l'Union européenne se posent. Si tous les pays s'accordent à poser comme condition le départ de Bachar el-Assad, il y a deux ans, le chef des renseignements syriens, Ali Mamlouk, est allé à Rome pour rencontrer le chef des services spéciaux italiens. Cela pose question. Alors que toutes les mesures que vous avez énoncées ont été prises, à savoir l'embargo, le gel des avoirs et des sanctions contre des personnes du régime, et dont Ali Mamlouk fait évidemment parti, cela interroge sur la position européenne, qui sur le papier interdit toute négociation avec ce régime.

L'unanimité de la position européenne vis-à-vis de la Syrie est questionnable. C'est un point qui n'est peut-être pas essentiel, mais révélateur des tensions qui peuvent exister, ou d'une approche de la situation qui n'est pas tout à fait la même pour tout le monde sur cette question.

Si l'Union européenne s'est privée de moyens de négociations et s'est mise sur la touche, l'aide humanitaire qu'elle fournit, qui ne change rien pour le régime, n'est pas négligeable pour la population. L'Union européenne est la seule qui essaie d'envisager des solutions pour soulager le drame que vit cette population qui est abandonnée, et dont on ne parle plus beaucoup, au nom de ces grands enjeux géopolitiques.

Depuis 2016, Ankara ne cesse d'étendre son influence dans le nord-est de la Syrie. Le retrait des troupes américaines en 2019 a modifié la carte géopolitique et diplomatique de la région et a permis à la Turquie de frapper sans relâche son ennemi kurde, redoutant les désirs d'indépendance de ce dernier à ses frontières. Les dernières frappes datent du 20 mars 2021 dans la localité d'Aïn Issa, dans le nord de la Syrie. L'influence grandissante de la Turquie dans la région et son contrôle d'une partie du territoire syrien sont-elles une menace dans la reconstruction de la Syrie et si oui, sous quelle forme ?

La seule question qui préoccupe les Turcs est la question kurde. En dehors de ça, la Turquie est contre ce régime, puisqu'au départ Bachar el-Assad n'a pas écouté les conseils de son « grand frère » turc pour tenter de régler le soulèvement en 2011.

Aujourd'hui, les attaques militaires et les offensives lancées par les Turcs ont pour seul objectif d'empêcher que des Kurdes n'aient une base arrière sur le territoire syrien, dans la zone kurde syrienne. Dans le cas où le régime arriverait à récupérer un contrôle de son territoire, la seule question qui serait posée aux Syriens par les Turcs, serait d'avoir des garanties du régime que cette zone ne puisse servir de base arrière, comme cela a été le cas dans le passé au temps de Hafez el-Assad. À cette époque, les Kurdes étaient abrités en Syrie et dans la vallée de la Bekaa au Liban, dans la région contrôlée par la Syrie, et où Öcalan, qui était le chef du Partiya Karkerên Kurdistan (PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan) avait trouvé refuge.

Les Turcs ne veulent donc plus en entendre parler. Ce sont de simples spéculations, mais Erdogan pourrait trouver un accord avec la Syrie, pour que cette dernière s'engage à ne pas servir de base arrière aux Kurdes. 

Avant 2011, les relations étaient très bonnes entre Ankara et Damas, les deux s'entendant très bien. Il y a donc un certain nombre d'intérêts sur lesquels les deux pays peuvent se retrouver.

On voit bien qu'il y a des divergences, et des points de blocage aujourd'hui, mais les intérêts de l'un et de l'autre peuvent tout à fait conduire à un moment ou à un autre à un accord.

Je ne pense pas que la reconstruction soit un obstacle, au contraire, pour les entreprises turques, la reconstruction de la Syrie sera un moment important pour elles. Ce sera une possibilité pour les entreprises turques qui sont très offensives, et en particulier dans le BTP (Bâtiment et Travaux Publics), dont aura besoin évidemment la Syrie. La Turquie peut valoriser sa position de pays voisin, avec des intérêts économiques communs pour aider à la reconstruction de la Syrie.

Quelle indépendance aura la Syrie au lendemain de ce conflit ?

On voit bien qu'avec toutes ces interventions et interférences, la question se pose.

Pour l'instant le conflit n'est pas terminé. Assad n'a plus beaucoup d'autonomie par rapport aux acteurs qui ont volé à son secours, et qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir. Sans les Russes et les Iraniens, le régime aurait disparu depuis longtemps. L'intervention militaire russe en 2015 a eu pour réel but de sauver le régime, qui était en très grande difficulté.

Cette autonomie syrienne n'existe donc plus, mais Assad s'en moque, la seule chose qui lui importe est de se maintenir au pouvoir, ainsi que son clan, même si cela passe par une perte d'autonomie.

Il ne veut pas fuir, car s'il venait à fuir il devrait finir ses jours soit à Moscou, soit à Téhéran, et je ne suis pas sûr que ce soit l'objectif d'Assad, d'Asma el-Assad et de leurs enfants. À partir de ce moment, ils sont prêts à tout pour se maintenir dans un semblant de vie possible. La situation de la Syrie, aujourd'hui, est posée, voire figée, et elle le sera encore très longtemps, même dans le cas d'une certaine stabilisation du pays. Cette stabilisation ne sera possible que dans le cadre d'accords et de la présence militaire de certains acteurs comme les Russes, les Iraniens, et de milices comme le Hezbollah ou d'autre milices chiites, qui seront mobilisées pour que ce système se maintienne.

Quel que soit l'évolution de la situation dans les mois et années à venir, je ne pense pas que le régime de Bachar el-Assad soit capable de récupérer l'ensemble du contrôle sur son territoire sans l'appui de ces forces extérieures. Ainsi, la question de l'indépendance et de l'autonomie de la Syrie est posée, et risque d'être posée encore pendant de nombreuses années.

Durant les dix années de guerre sur le territoire syrien, l'Iran a largement contribué financièrement à l'écrasement de la rébellion syrienne, soutenant son allié Bachar el-Assad. Cela notamment en mobilisant des unités d'élite de la force Al-Qods et du Hezbollah libanais. En janvier 2019, un protocole d'entente sur « une coopération économique et stratégique à long terme » a été signé entre les deux pays, et des accords conclus sur l'exploitation de mines de phosphate de Al-Charqiya et Khunayfis. Néanmoins, le secteur privé iranien se trouve aujourd'hui en difficulté pour investir en Syrie, en partie dû aux sanctions américaines touchant les deux pays. Si l'Iran a été un acteur indispensable au régime de Bachar el-Assad ces dix dernières années, a-t-il un rôle à jouer dans la reconstruction de la Syrie ?

La réponse est similaire. D'abord l'Iran n'a absolument pas les moyens de soutenir économiquement la Syrie, sa situation économique interne étant catastrophique avec les sanctions qui touchent le pays depuis des dizaines d'années. Même si un accord devait être de nouveau négocié entre les États-Unis et les Iraniens, le temps que l'économie iranienne reparte, même si le pays est très riche en pétrole, sera très long, toutes les infrastructures étant dans un état déplorable.

Les sanctions n'ont pas commencé avec la sortie de Donald Trump de l'accord sur le nucléaire (JCPOA ou Accord de Vienne) : elles sont applicables depuis des décennies. Il faudra des années pour remettre le pays en marche, dans le cas où un accord avec Washington était signé prochainement. De plus, le processus d'adoption d'un accord se ferait par étape, ce qui repousse la perspective pour les Iraniens de retrouver une vie à peu près normale avant de nombreuses années.

L'investissement iranien en Syrie est lourd économiquement. Il y a des contestations internes en Iran pour dénoncer le coût financier de conflit, quand la situation économique interne du pays est catastrophique. Même si le régime ne tient pas beaucoup compte de l'opinion publique, cela reste un élément à prendre en compte par les autorités. Clairement, les Iraniens n'ont pas les moyens d'investir. En revanche, comme pour les Russes, les Iraniens ont l'intention de récupérer leur mise et de se payer sur la bête pour ainsi compenser en partie l'investissement financier fait depuis 2011 (date d'implication de l'Iran dans le conflit syrien).

Le secteur privé iranien va essayer de récupérer sa mise également, d'où l'accord sur l'exploitation de mines de phosphates. C'est tout le paradoxe lorsque l'on parle de la reconstruction en Syrie.

Nous parlons de reconstruction de la Syrie. Ce terme est-il adapté à la situation actuelle ? Qu'en est-il de la position des pays du Golfe ?

La reconstruction n'est pas un thème d'actualité. Parler de reconstruction c'est mettre la charrue avant les bœufs. Les acteurs qui ont les cartes en main pour faire évoluer la situation en Syrie, c'est à dire les Russes, les Iraniens et les Turcs, n'ont pas la capacité de reconstruire le pays, et d'investir. Les investisseurs de ces pays ne peuvent investir qu'à la marge. Quelques Iraniens iront acheter de belles maisons à Damas, mais cela n'est pas une reconstruction.

Ceux qui peuvent reconstruire la Syrie sont les pays qui ont été complètement mis hors-jeu comme ceux de l'Union européenne. Dès lors, l'autre piste à envisager est celle des pays du Golfe. Les Émirats arabes unis (EAU) ont réouvert leur ambassade à Damas il y a un an, alors qu'ils étaient très opposés au maintien du régime de Bachar el-Assad. Cela rentre dans le cadre de leur politique contre l'Iran. Ils disposent ainsi de capteurs sur place à Damas, sur les agissements des Iraniens. Cela leur permet de préparer leur terrain pour la suite des évènements, sans avoir une position significative dans le conflit.

On sait que le régime de Bachar el-Assad compte sur les pays du Golfe pour participer à la reconstruction du pays, aux côtés des Européens. 

Je pense à l'Arabie saoudite qui est face à des défis économiques importants, avec la crise de la Covid-19, la baisse du prix du pétrole, et le coup de la guerre au Yémen. Ce coût économique est tel que l'Arabie saoudite n'a pas envie d'investir dans la reconstruction de la Syrie, même si la Syrie avait une place importante pour l'Arabie dans le cadre de la lutte contre Israël et de sa ligne de front dans les années 70.

Aujourd'hui, Israël n'étant plus un problème pour les pays du Golfe, il n'y a plus cette même appétence à financer le régime de Bachar el-Assad au nom de la résistance face à Israël. Israël n'est plus considéré comme un ennemi, d'où la normalisation entre les EAU et Tel Aviv. Nous sommes donc dans un contexte géopolitique qui a profondément évolué et changé. Ce que représentait Damas auparavant, pour les pays du Golfe, aujourd'hui n'a plus lieu d'être. En revanche la Syrie peut être un problème pour les pays du Golfe en raison de son alliance stratégique avec les Iraniens. Les pays du Golfe étant prêts à tout pour affaiblir l'Iran, ils ont donc envie de surveiller la situation en Syrie au nom de cette alliance stratégique entre Damas et Téhéran.

Cela est davantage valable pour l'Arabie saoudite que pour les EAU, mais les impératifs et les défis de l'Arabie saoudite ne se passent pas en Syrie. La clef de la réussite du prince héritier Mohamed Ben Salmane (MBS) et de son maintien au pouvoir est de sortir de la guerre au Yémen, et de mener à bien des projets de développement économique en interne, en Arabie.

Il doit donner satisfaction aux jeunes Saoudiens auxquels il a promis monts et merveilles à travers les plans de développement de l'Arabie saoudite, qui sont mis à mal par la chute du cours du pétrole et de l'argent moins disponible qu'auparavant.

Je fais cette digression un peu longue sur les pays du Golfe pour montrer que ces pays qui pouvaient être mobilisés dans le cas de cette reconstruction, et sur lesquels comptaient les Européens pour les accompagner, sont aujourd'hui dans une situation compliquée. À ce titre, parler de reconstruction de la Syrie dix ans après le début du conflit me parait prématuré car les conditions sont loin d'être réunies pour que cette question soit aujourd'hui pertinente, pour toutes les raisons que j'ai évoquées.

Il faut donc faire attention quand l'on parle de reconstruction. Les acteurs qui pourraient jouer un rôle n'en ont pas les moyens, et ceux qui auraient les moyens sont loin d'accepter la situation telle qu'elle est.

En dépit de ce que j'ai dit sur l'Union européenne, et s'il demeure la tentation pour un pays européen parfois d'avancer quelques pions et ainsi de préparer le terrain pour la suite, il y a quand même un consensus sur le fait que l'on ne peut pas accorder de crédit à ce régime, qui essaie toujours de se légitimer. C'est le cas notamment avec les élections présidentielles de mai 2021 où le président sortant a été réélu avec 95%. Ce point est intéressant car Bachar el-Assad a tenu ces élections pour montrer qu'il « respecte » la constitution (élections tous les 7 ans). Il va chercher à asseoir sa légitimité par les urnes, même si tout le monde sait que cela n'a aucun sens, pour essayer de mobiliser des capitaux pour la reconstruction, et pourquoi pas vis à vis de pays qui lui sont aujourd'hui opposés. C'est une manière de dire à l'Union européenne qu'elle n'a pas à lui dicter son départ, mais qu'elle doit l'aider à reconstruire la Syrie pour le bien de la population. Il pourra faire valoir le drame que vit la population syrienne, dont il est l'unique responsable. Son but demeure de rester au pouvoir par des moyens et quel qu'en soit le coût pour la population.