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Les relations Sino-Indiennes. Histoire, évolutions récentes et perspectives d’avenir

02/12/2020

Entretien avec Serge Granger, professeur agrégé à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke.

Réalisé par Céline Clément, Déléguée Asie du Sud, Pacifique & Océanie de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée.

Comment citer cet entretien :

Serge Granger, « Les relations Sino-Indiennes. Histoire, évolutions récentes et perspectives d'avenir », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Décembre 2020. URL : cliquer ici


Les relations entre les deux géants asiatiques que sont la Chine et l'Inde sont traditionnellement houleuses. Les deux pays, pourtant séparés par l'impressionnante chaîne montagneuse de l'Himalaya, se sont déchirés au sujet de litiges frontaliers (Guerre sino-indienne de 1962), des litiges encore vivaces (Askai Chin et Arunachal Pradesh). Les relations commerciales entre les deux puissances démographiques (plus d'un milliard d'habitants chacune) sont intenses et se développent. Xi Jinping et Narendra Modi s'opposent pourtant au sujet de la Mer de Chine Méridionale et la volonté de développement militaire des deux nations peut porter les graines de futures confrontations potentiellement déstabilisatrices pour toute la région d'Asie du Sud et du Sud-Est.

Céline Clément - Quels sont les principaux avantages économico-stratégiques pour Pékin et New Delhi d'une coopération entre les deux pays ? Inversement, quels sont les principaux obstacles d'une telle coopération ?

Serge Granger - Les avantages de coopérer sont multiples de la part de la Chine et de l'Inde. D'une part, il y a des nécessités d'un transfert du secteur industriel chinois vers l'Inde qui va s'opérer pour les prochaines années. Il y a donc une certaine complémentarité dans leur développement économique, c'est à dire que la Chine s'est beaucoup industrialisée. Elle cherche à se dé-industrialiser alors que l'Inde cherche le contraire. Elle cherche à s'industrialiser compte-tenu de l'immensité de sa population active. Il y a donc une complémentarité, ce qui pourrait faciliter la coopération. Aussi, soulevons le fait que les deux pays coopèrent déjà : ils ont une banque en commun, en l'occurrence la banque du BRICS qui accorde des prêts n'étant pas financés par la banque mondiale ou le FMI. Ceci renforce la position chinoise et indienne envers une politique monétaire unilatérale des États-Unis. Cela peut les aider dans la coopération avec la Chine. Par ailleurs, la Chine a beaucoup de capitaux et de liquidités. Elle commence à investir et à déplacer ses usines en Inde, mais le dernier conflit militaire au mois de juin 2020 a beaucoup ralenti les investissements chinois. On pourrait dire qu'il y a quand même une certaine coopération interne pour la fluidité des capitaux mais cela est remis en question suite à ce conflit. 

L'Inde craint que son marché intérieur soit « inondé » de produits chinois, ce qui aurait pour effet de mettre en péril sa propre industrialisation. Avec le conflit qu'il y a eu récemment, on a vu que l'Inde a banni plusieurs applications chinoises de son territoire, probablement aussi pour interdire l'utilisation de la 5G de Huawei et même de la 4G. Alors que des négociations étaient en cours depuis 2002 à propos d'un partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership) entre l'ASEAN et six autres pays, y compris l'Inde, cette dernière s'est retirée au trentième round des négociations au moment où le traité devait être signé. Cela a fossoyé cette entente économique qui avait mis en place pour la première fois un système de libre-échange entre l'Inde et la Chine. Il faut comprendre que l'Inde a déjà un accord de libre-échange avec l'ASEAN, le Japon et l'Australie. Le fait de ne pas avoir signé ne représente donc pas pour elle une grosse perte. Du moins, c'est encore une idée que le protectionnisme tarifaire peut protéger l'Inde contre l'omniprésence des produits chinois. Il y a une logique de ne pas vouloir coopérer dans une entente de libre-échange pour protéger son marché intérieur. 

Comme avec les États-Unis, la balance commerciale est très déficitaire pour l'Inde et jusqu'à présent toutes les ententes de libre-échange n'ont pas résolu le problème de la balance commerciale déficitaire avec la Chine. Nous pouvons donc comprendre pourquoi il y a une réticence à signer cet accord commercial. 

À plus long terme, il faut y voir une compétition plus grande pour les ressources parce que l'Inde n'a pas encore atteint son apogée en termes de population active et d'industrialisation. Ses besoins en ressources vont alors s'amplifier.

 Il est dès lors clair qu'il va y avoir une compétition accentuée entre l'Inde et la Chine, cette dernière important pratiquement la moitié des ressources primaires mondiales. 

C.C - Le développement de cette puissance militaire est-elle une priorité pour New-Delhi ? Si oui, l'important développement de l'armée chinoise, notamment dans le domaine maritime, en est-il la principale raison ?

S.G - La première raison qui amène l'Inde à s'armer est le Pakistan. Il ne faut pas oublier que c'est depuis la naissance de l'Inde, avec la question du Cachemire, que l'ennemi numéro un dans l'esprit des indiens est le Pakistan. Mais, de plus en plus, la Chine semble devenir l'ennemi. Si l'on regarde les dépenses militaires, on observe une militarisation de la frontière. Beaucoup de troupes, de technologies, de moyens balistiques sont envoyés le long de la frontière, mais le budget de la marine indienne augmente parce qu'il existe une crainte par rapport à l'océan Indien, où les petits partenaires se rapprochent de plus en plus de la Chine. 

L'investissement indien, surtout dans la marine, vise la menace chinoise parce que la Chine a déjà eu des ententes avec le port de Hambantota au Sri Lanka et le port de Chittagong au Bangladesh, des amis privilégiés du Pakistan avec Gwadar.

Au-delà de l'aspect maritime, la Chine propose aussi au Népal d'étendre le chemin de fer du Tibet à Katmandou, ce qui a pour conséquence d'indisposer l'Inde. Cependant, il convient de comprendre que le Népal, qui a été victime de deux blocus récents de l'Inde et étant un pays enclavé, voit ce chemin de fer comme un outil faisant contre-poids face à la pression indienne. 

La Chine peut donc avoir un aspect utilitaire pour les petits pays de l'Asie du sud pour se protéger contre la présence indienne. 

En réponse à cela, l'Inde investit davantage dans sa marine afin de contenir au maximum l'influence de la Chine dans l'océan Indien. Accroître les capacités de sa marine devient un important objectif pour l'Inde dans le but de ralentir la puissance chinoise. 

C.C - Les autres États d'Asie du sud dans les relations sino-indienne (Pakistan, Népal, Bhoutan, Bangladesh) sont-ils vus comme des alliés indispensables, comme des États tampons ou bien comme des adversaires potentiels pour les deux puissances ?

S.G -  Le Bhoutan est le pays le moins intéressé avec la Chine. Les Bhoutanais regardent ce qui s'est passé au Tibet et ont raison de ne pas vouloir se rapprocher de la Chine. Le Bhoutan et le Népal, de par leur géographie et leur histoire, étaient beaucoup plus proches de l'Inde, faisant d'eux des alliés de sphère traditionnels. La Chine investit massivement dans de nouveaux projets de la route de la soie, surtout au Népal par le chemin de fer ou par l'amélioration des installations portuaires au Pakistan avec Gwadar, au Sri Lanka avec Hambantota ou Chittagong au Bangladesh. Ces exemples montrent bien que la Chine tente d'étendre sa sphère traditionnelle à l'extérieur de l'Asie de l'est et vers l'Asie du sud. Cela accentue les tensions entre les deux pays. Le conflit militaire qui a eu lieu durant l'été 2020 est un des éléments parmi tant d'autres qui ont amené les deux pays à se confronter. 

C.C - Les gouvernements de l'autoritaire Xi Jinping en Chine et du national populiste Narendra Modi en Inde présent-ils des menaces pour le développement des relations politico-commerciales sino-indienne ?

S.G - Les deux dirigeants ont un agenda ultra-nationaliste, ce qui représente une contradiction pour un développement post-national où les chaînes de valeurs sont partagées à l'échelle planétaire. Les deux pays ne se parlent pas et les relations commerciales sont insatisfaisantes. Les échanges entre les deux pays sont modestes, avec un dialogue de sourd qui s'est installé depuis quelques années et qui s'amplifie.

La non-signature par l'Inde du Partenariat économique régional global est un indice important montrant que les relations commerciales sont encore prisonnières d'une réalité politique. 

Il y a une compétition entre les deux pays qui s'installe et n'est pas seulement une question géostratégique ou géopolitique qui se réglera par la puissance militaire. 

Celle-ci s'exprime aussi à travers la politique économique et explique pourquoi les deux pays sont loin d'une entente de libre-échange, qui pourrait par la suite amener une interdépendance pour enclencher un processus de paix à plus long-terme. Cela ne se produira pas avant quelques années.

C.C - La Chine et l'Inde se sont déjà affrontées militairement à plusieurs reprises : la guerre sino-indienne de 1962, l'incident de Chola en 1967, l'escarmouche sino-indienne de 1987 et récemment en 2020, l'accrochage meurtrier entre soldats au Ladakh. Un conflit armé entre la Chine et l'Inde est-il possible à l'avenir ? Où pourrait-il se déclencher et quel en serait le casus belli probable ?

S.G - Ce sont des conflits que l'on pourrait considérer de très basse intensité, avec lesquels les deux pays sont confortables du fait que cela fortifie leur position domestique. Narendra Modi a besoin de rallier les troupes. Par le passé, le Pakistan était dans leur radar mais l'inquiétude envers la Chine grandit de plus en plus. Depuis les dix dernières années, l'indice de favorabilité collecté chaque année par le Pew Institute montre que la perception de l'un et de l'autre se détériore rapidement. Aujourd'hui, le pourcentage d'Indien qui voit la Chine de manière favorable est quasiment égal au pourcentage d'Indien voyant le Pakistan de manière favorable, représentant une détérioration forte de cette relation (depuis les années 1962). 

Cette méfiance se manifeste également par le fait que les deux acteurs arment leurs frontières au lieu de construire des infrastructures transfrontalières qui pourraient, elles, créer des échanges et augmenter le niveau de confiance. 

Pour les deux leaders, un conflit de basse intensité leur permet d'unir un appui politique plus général à l'intérieur de leur propre pays. Le leadership de Xi Jinping est probablement très contesté en Chine même si cela reste peu mis en avant. De ce fait, un conflit de basse intensité avec l'Inde devient utilitaire dans la mesure où cela amène les membres du parti communiste chinois à être derrière leur leader Xi Jinping. Ce dernier ne s'attendait cependant pas à ce que l'Inde soit prête à se battre. Afin de dénouer ou ralentir la crise, les Chinois ont envoyé leur premier ambassadeur en Inde. De plus, et cela s'est accentué avec la crise du coronavirus, la Chine a développé des relations tendues avec les États-Unis et d'autres acteurs. En réponse, la Chine tente de calmer le jeu mais les négociations, comme depuis les quarante dernières années, ne vont nulle part. 

Je ne pense pas que ces négociations vont aboutir du fait qu'il y ait un côté utilitaire à poursuivre des conflits de basse intensité. Cela raffermit un appui domestique au détriment d'une détente. Ni l'un ni l'autre ne s'attend à une détente. Ces conflits de basse intensité servent leurs intérêts et je ne perçois donc pas un réchauffement des relations sino-indiennes à court terme. 

C.C - Que pouvez-vous dire à propos de l'activisme de l'Inde dans les relations internationales en Asie ?

S.G - L'inde est relativement active dans les relations internationales en Asie - moins en Europe, n'étant pas une zone géographique d'importance immédiate - à travers le QUAD, Dialogue Quadrilatéral qui est une nouvelle entente militaire entre l'Inde, l'Australie, les États-Unis et le Japon. Ceci était une entente, un exercice militaire créé en 2007 et qui n'a pas donné suite. 

En 2017 celle-ci a été réactivée, donnant l'impression que l'Inde « affine ses couteaux » avec ses partenaires, utilisant le multilatéralisme de façon plus intense que la Chine. La Chine quant à elle a des difficultés à mettre en place un multilatéralisme car beaucoup de pays la craignent. Le QUAD, par exemple, tente de séduire le Vietnam pour que celui-ci se rallie à eux. Mais le Vietnam étant frontalier à la Chine et étant son premier partenaire économique ne peut pas participer à cette coalition. 

Autre exemple, la SAARC (South Asian Association for Regional Cooperation) est une entente datant des années 1980 et qui avait pour but de créer une zone de libre-échange pour l'Asie du sud et de créer un sentiment de confiance et d'interdépendance. Cette initiative a été un échec. La zone de libre-échange mise en place en 2006 est également un échec car le Pakistan et l'Inde n'ont pas levé les tarifs douaniers qu'ils s'imposaient mutuellement. L'Inde a donc tout simplement créé une autre organisation multilatérale, l'initiative de la baie du Bengale qui exclut le Pakistan mais inclut la Birmanie (Myanmar). 

En créant des organisations multilatérales régionales, l'Inde exclut les partenaires de la Chine, comme le Pakistan, et tente d'aller chercher d'autres partenaires qui se sentent déjà sous la pression de la Chine, en l'occurrence le Myanmar. 

Par sa politique étrangère et sa participation dans les organisations régionales, et par son alliance avec des pays qui visent à contenir la Chine, l'Inde utilise donc l'outil des relations internationales afin de rivaliser avec la Chine.