fr

La Libye : plus d’une décennie de guerre, un « failed state » et des enjeux internationaux

26/04/2022

Maxime Cocheux, analyste au sein du département Proche-Orient, Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenu avec Daniel Meier, docteur en sociologie politique diplômé du Graduate Institute (IHEID) et chercheur associé au laboratoire PACTE à Grenoble depuis 2014.

Comment citer cet entretien :

Entretien de Maxime Cocheux avec Daniel Meier, « La Libye : plus d'une décennie de guerre, un « failed state » et des enjeux internationaux », Institut d'études de géopolitique appliquée, Avril 2022. URL : cliquer ici


Fin 2010, le Moyen-Orient et le Maghreb sont frappés de plein fouet par des mouvements contestataires, voire révolutionnaires. Ces mouvements sont rapidement qualifiés par l'expression du « Printemps arabe » en référence au « Printemps des peuples » de 1848 qui avait touché l'Europe. Ces mouvements révolutionnaires qui ont parfois duré jusqu'en 2012 suivant les États, ont eu des effets différents. Certains régimes ont été forcés de mettre en place des réformes sociales et politiques comme au Maroc, d'autres mouvements ont basculé dans des guerres civiles pour diverses raisons comme en Syrie par exemple. Enfin certains régimes se sont effondrés plus ou moins rapidement comme ce fut le cas en Tunisie, en Egypte et en Libye.

La Libye est un cas relativement à part parmi ces événements car si les mouvements contestataires ont dégénéré en guerre civile, entre février et octobre 2011, les forces occidentales sous la tutelle de l'OTAN sont intervenues, mettant un terme aux 42 ans de règne du « Guide de la Révolution » Mouammar Kadhafi. État tribal par nature et souvent divisé, sous domination ottomane pendant des centaines d'années puis conquis et colonisé par l'Italie de 1912 à 1951 avant d'obtenir son indépendance, son sous-sol est riche en ressources fossiles. Un peu plus de 10 ans après la mort de Kadhafi et la victoire de la révolution, le pays n'a pas réussi à se stabiliser et réaliser une transition politique. Avec l'éclatement d'une seconde guerre civile, la Libye est aujourd'hui un État failli qui fait face à de nombreux enjeux internationaux.

pixabay.com
pixabay.com

Maxime COCHEUX - Plus de 10 ans après la mort de Mouammar Kadhafi, le pays reste encore profondément divisé et instable. Pouvez-vous expliquer la situation politique actuelle de la Libye? Comment a-t-elle évolué depuis la disparition du « Guide de la Révolution » ?

Daniel Meier - L'après Kadhafi s'est déroulé d'une façon chaotique pour plusieurs raisons. D'abord du fait de l'aventurisme occidental avec la décision de faire bombarder par l'OTAN les forces militaires du régime, de sorte à forcer le processus en cours, qui était endogène et qui est devenu un processus cumulant des forces internes et des forces externes, ce qui a brouillé les cartes. Evidemment un certain nombre d'acteurs sont toujours intéressés pour se rapprocher d'acteurs plus puissants, fussent-ils extérieurs au territoire libyen. Cela a donné ainsi une mauvaise tonalité au soulèvement populaire qui était pourtant très bien parti, même si dans les mois suivants, il y a eu une phase d'euphorie qui a duré jusqu'en 2013. À partir de 2013, des divisions sont apparues lorsqu'il a fallu commencer à penser à l'avenir du pays. Les milices ont également commencé à vouloir négocier le prix de leur avenir, de leur participation, de leur concours et de ce fait ont créé aussi les conditions d'une fragmentation de l'appareil sécuritaire, qui existaient bien longtemps auparavant et avaient été entretenues par Kadhafi lui-même. Cette fragmentation est principalement territoriale mais plus limitée aux trois régions que sont la Tripolitaine, le Fezzan et la Cyrénaïque. Elle s'étend aux vingt-deux chabiyat, le découpage administratif qui a eu lieu depuis la fin des années 90 et se polarise encore davantage dans les villes. En somme, cette fragmentation est un résultat différé d'une histoire longue de non-intégration des régions au sein de l'État et d'une histoire courte où la victoire a été acquise grâce à l'appui militaire occidental facilitant l'apparition de baronnies locales miliciennes.

Finalement, malgré un processus d'élection en 2014, les divisions ont donné lieu à des contestations et à une fracturation des forces en deux camps. Le premier situé à Tobrouk avec des représentants de la chambre qui ne reconnaissaient pas le résultat des élections de 2014, et à Tripoli ceux qui ont au contraire appuyé une certaine légalité du scrutin et nommé un premier ministre, Fayez el-Sarraj. Les forces à Tobrouk se sont vues soutenues par ce qui restait de l'armée nationale sous la férule du maréchal Haftar, l'homme fort de l'Est. Par conséquent on a une Libye fragmentée qui commence à exister, dans un scénario du pire, avec deux gouvernements, sur deux territorialités, qui se revendiquent chacun d'une légitimité et qui jouissent d'armes, soit par le truchement de milices comme celles de Misrata ou Zintan pour Tripoli, soit par l'armée nationale dans l'Est pouvant profiter d'infrastructures, d'un savoir-faire plus ancien et d'une unité autour d'un chef. Evidemment à cette situation il faut ajouter les forces externes, qui font partie du problème. 

On l'a vu en Syrie : les logiques de fragmentation entraînent des logiques de rupture qui elles-mêmes génèrent des « trous noirs » dans lesquels sautent les forces étrangères qui sentent bien les opportunités. Des opportunités d'autant plus intéressantes que les groupes libyens ne demandent qu'à pouvoir s'appuyer sur la puissance militaire des forces étrangères pour mener à bien leur projet.

Depuis l'arrêt des combats en octobre 2020, cette fragmentation n'a pas réussi à être surmontée malgré un processus de dialogue qui a vu le jour il y a un an et demi. Le processus électoral et le processus de réunification ont connu également un blocage depuis la fin de l'année 2021 : on espérait ces élections qui ne sont pas arrivées en grande partie par manque de volonté politique.

M.C - Le 23 octobre 2020, un cessez-le-feu permanent est signé entre les principaux acteurs du conflit, même si des escarmouches continuent entre les nombreux groupes armés. En juin 2021, sous l'égide de l'ONU, une seconde conférence internationale sur la Libye s'est tenue à Berlin afin de relancer un processus de paix. Quelles conclusions peuvent être tirées de cette conférence ? Des aboutissements ont-ils eu lieu ?

D.M - En réalité l'année 2021 a été une année, après le processus engagé depuis l'arrêt des combats à l'automne 2020, qui a donné lieu à un engagement diplomatique. Pour la première fois, c'est l'Allemagne qui a pris les rênes du dossier contrairement à la diplomatie italienne qui était un peu la diplomatie traditionnelle jusqu'alors pour des raisons coloniales et historiques. L'Italie s'est fait « remonter les bretelles » en quelque sorte par les Libyens qui ont souhaité changer d'interlocuteur. On pourrait ajouter que l'Italie avait ses intérêts (notamment autour de questions migratoires) qui n'étaient pas toujours dans l'intérêt d'une stabilisation démocratique en Libye.

En 2020-21 en revanche, on a espéré effectivement une avancée importante pour la paix mais finalement ce cadre international n'a pas suffi pour créer les conditions d'une légitimité complète du gouvernement de transition. C'est assez ennuyeux car Abdelhamid Dbeibah, l'homme du consensus en quelque sorte depuis le printemps 2021 avait formé une direction provisoire en attendant l'organisation des élections. L'enjeu était donc moins grand que s'il s'agissait d'un pouvoir s'étendant sur plusieurs années. Homme d'affaires, la faiblesse de Dbeibah réside peut-être dans le fait qu'il n'est pas un homme du conflit et plutôt justement, qu'il voit avec son entourage l'intérêt d'un retour à la paix. Il y avait effectivement une dynamique positive appuyée par les acteurs européens en général et internationaux plus largement parce qu'il y a eu une impasse militaire qui a mené à l'arrêt des combats en 2020. C'est intéressant et il faut le souligner : les processus de paix ont souvent plus tendance à aboutir lorsqu'on s'est battu jusqu'à constater l'inanité d'une solution militaire.

En effet le maréchal Haftar a connu lors de son épopée en 2020 alors qu'il souhaitait reprendre la capitale, Tripoli, plusieurs échecs retentissants. Ces échecs militaires sont dus notamment à l'intervention des drones turcs, Bayraktar-TB2, qui ont causés des dégâts considérables et totalement inattendus pour l'armée libyenne. Mais au-delà de cela, ils étaient aussi bloqués par un grand nombre de milices, non pas que tout d'un coup le gouvernement de Sarraj ou ce qu'il en restait avant sa démission fin 2019, soit devenu subitement très légitime mais au contraire parce que tous les autres acteurs, ne serait-ce que les 200 milices de Misrata - un chiffre qui donne le tournis et similaire dans de nombreuses villes - ont créé un frein considérable à la progression de Haftar qui n'avait pas une légitimité autre que militaire en quelque sorte. Face à cet impérium militaire, les milices ont opposé leur pouvoir sous la forme d'une intervention armée qu'elles maitrisent parfaitement depuis des années, sur leur propre terrain. Haftar s'est heurté à de nombreuses difficultés parce que l'ensemble des acteurs miliciens libyens a refusé l'autorité de facto du maréchal qui entendait conquérir le pouvoir par la force... Mais cela ne signifie pas pour autant qu'il y a eu des soutiens pour Tripoli.

Face à cette impasse l'hypothèse de la diplomatie est apparue. Mais cette dernière a eu du mal à créer un consensus, une certaine forme de légitimité malgré le fait qu'un homme d'affaire arrive et se positionne au-dessus de la mêlée en réunissant des acteurs des deux camps, de Tobrouk et Tripoli. La légitimité de son organe de gouvernance provisoire est remise en question notamment par des acteurs de Misrata et des milices de Tripoli... C'est une mauvaise nouvelle pour le gouvernement provisoire car ce sont elles qui contrôlent les villes. D'une certaine façon, la situation est restée très problématique et on a fait comme si cet ordre milicien n'existait pas vraiment. Les acteurs diplomatiques ont préféré croire à une dynamique internationale positive avec une bonne humeur de la Russie et la Turquie pour tenter d'avoir un consensus. Parallèlement, comme le soulignait le rapport International Crisis Group, faire des élections présidentielles et parlementaires en même temps dans un pays fragmenté et ravagé par dix ans de guerre est pour le moins très ambitieux. C'est aussi très risqué dans cet environnement post-conflit où règne encore cette mentalité de vainqueur qui existe et persiste : des élections dans ce type d'environnement, c'est à mon sens une mauvaise idée car trop polarisant. Il faut d'abord rétablir la confiance. Ghassan Salamé, le précédent envoyé des Nations unies s'était déjà pris les pieds dans le tapis de cette façon avant de démissionner. Son successeur a repris le même modèle mais avec d'autres moyens, ce qui est habile mais le résultat reste le même. 

Nous sommes aujourd'hui dans une reconduction de la fragmentation avec le report successif des dates de scrutins. Cela a constitué un recul un peu désastreux et met en suspens Dbeibah qui revendique le poste de Premier ministre, dans la continuité de sa fonction d'intérim, face à Fathi Bachagha, le nouvel homme fort, historiquement appuyé par la Turquie. On le voit, il se passe quelque chose en ce moment.

On retombe alors dans cette fragmentation avec de nouveaux acteurs. Sarraj est à la retraite, Haftar est mis de côté depuis les derniers mois. Pourtant on continue sur le même chemin. La discorde continue parce que la légitimité des acteurs et des processus démocratiques n'est pas acceptée par tous. Il y a à la fois un problème de confiance, un problème de légitimité et aussi un problème de la permanence et de la persistance des forces étrangères dont la démobilisation était un enjeu du gouvernement transitoire. Les Russes trouvaient cette idée excellente sur le papier mais en pratique, beaucoup moins. J'ai tout de même le sentiment, et je partage les analyses de mes collègues spécialistes italiens notamment, qu'il n'y a plus la même volonté de se battre parce que l'impasse militaire a été démontrée. Or, on peut vivre dans des territoires miliciens séparés, c'est vrai, pendant très longtemps créant des fragmentations institutionnelles profondes comme on le voit avec la décomposition de la Somalie ou bien comme en Syrie où la territorialisation d'instances politico-militaires alternatives prend corps dans les régions Nord et Est du pays. Je ne suis pas forcément aussi pessimiste que par le passé pour l'avenir de la Libye ne serait-ce parce qu'on a changé les têtes. Dbeibah n'est pas un homme de guerre et a déclaré qu'il n'utiliserait pas la force pour prendre Tripoli, même si on ne peut jamais être sûr. C'est un véritable paradoxe : il faut laisser les Libyens décider par eux-mêmes et donner des incitations positives. Une bonne incitation serait par exemple le retrait des troupes des puissances étrangères. Encore faudrait-il que la Russie accepte ainsi de dire à Wagner de quitter le pays, ce qui semble largement compromis dans le contexte international délétère actuel.

M.C - Au-delà, d'être une simple guerre civile, le conflit libyen s'est rapidement internationalisé avec l'intervention de nombreux pays étrangers comme la Turquie, la Russie et les Emirats arabes unis qui ne soutiennent pas les mêmes formations, notamment Fayez el-Sarraj et le général Haftar à partir de 2016. Comment expliquer cette internationalisation du conflit ?

D.M - De façon générale dans la théorie des conflits, on voit souvent un motif qui se répète, celui tout simplement du paradigme du ventre mou. La nature a toujours eu horreur du vide, la nature militaire humaine également. Par conséquent, on a ici typiquement un État qui s'est affaissé, une autorité fragmentée, un territoire qui s'est parcellisé et donc un intérêt pour les puissances étrangères de s'investir sur le terrain pour plusieurs raisons, dans le contexte du printemps arabe.

Dans le cadre des Emirats, je dirais que le premier élément est une intervention pour le contrôle. On peut faire un lien avec ce qu'il s'est passé notamment au Bahreïn, à Manama, où les troupes du Golfe, c'est-à-dire émiraties et saoudiennes sont intervenues pour mater le soulèvement qui était aussi en partie un soulèvement des minorités chiites. C'est aussi une façon pour les Emirats de mettre la main sur ce dossier, dans ce contexte du printemps arabe, mais pas seulement. Ils ont les moyens, des armes, de l'argent comme on l'a vu en Syrie aussi mais c'est une façon internationale de peser sur un conflit. 

C'est une façon de se rendre incontournable car si on fait partie du conflit, on devient une partie de la solution. De ce point de vue-là, les Emirats ont alors joué leur partition liée à une plus grande ambition internationale. 

Il faut aussi garder en tête l'ambition évolutive du pays depuis ces cinq dernières années. Mohammed Ben Zayed (MBZ) dont on parle moins que Mohammed Ben Salman (MBS), cherche à tirer son épingle du jeu et agir à l'international, dans l'intérêt exclusif des Emirats en nouant des partenariats avec les Occidentaux quand cela est nécessaire et en allant jusqu'à faire cavalier seul parfois, comme on l'a vu au Yémen du Sud.

La Russie, quant à elle, a vu dans la situation un moyen de mettre la main sur une autre territorialité autour de la Méditerranée. Avec la Syrie, on avait déjà compris que la Russie était sortie de son innocence post-soviétique pour revenir sur son terrain d'origine de la guerre. Et on le voit bien en Libye également. Idem pour la Turquie qui a saisi la « carte libyenne » de façon opportuniste avec en arrière fond toute une réflexion stratégique sur la Méditerranée, les liens historiques avec la Libye remontant à l'époque ottomane et un aventurisme propre à la gouvernance du Président Erdogan.

M.C - Depuis les dernières années, les deux principaux acteurs étrangers qui s'affrontent en Libye par milices et mercenaires interposés sont la Russie et la Turquie. Pourquoi la Russie et la Turquie s'intéressent tant à ce pays ? Quels sont les enjeux géopolitiques et économiques pour ces deux acteurs ?

D.M - Il est vrai que dans le cadre du conflit libyen, d'un point de vue extérieur, la Russie et la Turquie n'ont pas autant d'attache que l'Italie par exemple pour justifier une intervention. Pourtant ils ont pris une place importante dans ce dernier au cours des dernières années. Pour la Turquie, ce serait plus contextuel et lié au dossier syrien. Cette entreprise est évidemment liée aux hydrocarbures.

En effet on ne peut pas oublier dans toute cette équation l'aspect énergétique. La Libye est le plus grand pays producteur de pétrole d'Afrique et le neuvième pays producteur de pétrole en 2010 sur la planète, avec une réserve avoisinant les 46,4 milliards de barils. La Libye a donc un potentiel monstrueux de production de ressources sur des dizaines d'années. Et c'est grâce à ces ressources que Kadhafi a construit toute sa politique africaine ainsi que son pouvoir par exemple. Mais au-delà d'être un appât considérable, il s'agit aussi d'une opportunité pour la Turquie, de définir ou redéfinir des espaces maritimes en Méditerranée, c'est-à-dire de proposer une contre-géographie maritime. 

En soutenant le régime de Sarraj, le but était de définir un territoire maritime continu en quelque sorte entre les deux pays, au détriment bien sûr du droit maritime grec qui, rappelons-le grâce aux îles grecques confisque une grande partie du littoral égéen turc. Cette technique n'a pas manqué de provoquer de fortes tensions. 

Et cette opération s'est faite également pour cimenter l'alliance militaire incarnée par l'envoi d'un corps expéditionnaire par la Turquie constitué de mercenaires syriens en Libye, sans oublier l'envoi de matériel militaire et de drones. De cette façon-là, Erdogan a positionné une série d'acteurs pour faire obstacle à l'avancée du maréchal Haftar, et ainsi mettre des bâtons dans les roues de la Russie et tout simplement avancer une nouvelle pièce dans sa partie d'échecs avec Vladimir Poutine. À la pièce syrienne, la Turquie a donc ajouté un terrain libyen où elle a pu montrer sa capacité à bloquer toute évolution du dossier, s'octroyant ainsi un effet de levier face à la Russie, sur ce terrain ou sur un autre.

D'une certaine façon, c'est de la géopolitique avec une stratégie quelque peu aventuriste, qui coûte de l'argent au contribuable turc qui n'en a déjà plus beaucoup. La Turquie voit sa monnaie s'effondrer et l'inflation augmenter de façon complétement folle. Aujourd'hui on est à 61% d'inflation dans le pays, ce qui est terrible, malgré les décisions monétaires prises par le gouvernement turc. C'est donc quelque chose d'intéressant de voir cette géopolitique en mouvement, qui est un jeu très dangereux au milieu d'un environnement très incertain. Mais c'est probablement le propre de cette diplomatie « néo-ottomane » d'Erdogan dans sa tentative de jouer dans la cour des grands, car effectivement la Russie en face est un adversaire de taille.

M.C - Alors que la Russie était fortement impliquée en Libye, principalement aux côtés du général Haftar, par l'intermédiaire des mercenaires Wagner et du matériel, la guerre en Ukraine pourrait-elle fragiliser l'équilibre des forces, si le rappel de ces derniers pour intervenir dans le Donbass se confirme ?

Je ne crois pas, parce que Wagner n'envoie pas, sauf erreur, des troupes depuis la Libye. Selon des observateurs du renseignement, il n'y aurait pas eu de mouvement du côté de Wagner pour redéployer leur contingent en Ukraine. Wagner est une grosse société avec 5000 voire 6000 contractants et on estime qu'ils sont environ un millier en Libye. Il faut aussi se souvenir que déjà lors de la première crise avec l'Ukraine et la Crimée, leurs mercenaires étaient présents. En 2014, certains combattants étaient déjà dans le Donbass, même si évidemment certains d'entre eux sont partis en Syrie et en Libye ensuite car les cartes avaient été rebattues. Mais une partie des troupes sont restées en Ukraine. Et puis pour Wagner cela reste plutôt facile de recruter des mercenaires en Russie pour compenser ou renforcer des contingents sur différents terrains d'opération.

Je ne vois pas non plus de cartes rebattues par le conflit en Ukraine mais plutôt un nouveau terrain sur lequel, éventuellement, on peut continuer la rivalité russo-turque. La Turquie ne s'y est pas trompée d'ailleurs car on commence à voir arriver en Ukraine du matériel turc, notamment des drones. Et la fermeture du détroit des Dardanelles est une mesure qui est un moyen à la fois de s'opposer à la Russie mais en même temps une mesure à double tranchant parce que cela coupe toutes les livraisons de grain russe et ukrainien pour le pourtour méditerranéen. 

On n'a pas encore mesuré le degré de gravité et de dangerosité de la situation, qui devient explosive en Tunisie, catastrophique en Egypte, pas loin de la famine dans d'autres États, sans parler du Liban. En Algérie la situation se tend également. Cette situation est dangereuse sur ce plan et faire intervenir des intérêts géopolitiques à usage plutôt domestique comme Erdogan sait le faire et à l'habitude de faire en instrumentalisant les choses, les espaces, les personnes, les ressources peuvent être dangereux à l'échelle régionale. C'est notamment cela qui m'inquiète davantage plutôt que les effets sur le terrain libyen. De plus même si cela se confirme que des cadres combattants repartent, la majorité n'a pas de raisons de s'en aller. Cela permet de faire tout et n'importe quoi avec ce genre de mercenaires qu'on peut recruter très facilement, par exemple en Syrie, contre un salaire attractif. Et même si l'heure des révélations permet de déterrer des vieux dossiers et de découvrir que Wagner a commis des massacres en Syrie, en Libye, en Ukraine ou en Afrique, cela ne changera probablement pas le cours du conflit. Mais on perd de vue dans les médias les autres crises qui s'annoncent avec gravité comme la crise alimentaire qui sera une future crise politique et qui entraînera des futures migrations. Ces enjeux eux, risquent probablement d'avoir des répercussions sur les pays du Maghreb et du Moyen-Orient et in fine sur l'Europe. En outre, je ne suis pas sûr que l'on accueille les futurs migrants moyen-orientaux aussi bien que ceux d'Ukraine.

M.C - En quoi la stabilisation de la Libye est un enjeu pour les pays Occidentaux mais aussi pour les pays voisins du Maghreb comme l'Algérie, la Tunisie ou l'Egypte ?

D.M - Comme d'habitude, la stabilisation n'est pas importante en soi, c'est-à-dire que personne n'en a grand-chose à faire de la population libyenne. Il n'y a pas de véritable générosité européenne sans arrière-pensée, hormis peut-être actuellement avec l'Ukraine. À ce stade-là, la stabilisation de la Libye est un enjeu pour l'Europe surtout pour assurer la stabilité du Maghreb - et faire décroître les incitations à la migration - ainsi que pour accéder aux ressources en hydrocarbures du pays. La Libye a un rôle à jouer dans le domaine énergétique et l'Europe le sait aussi. L'enjeu est d'autant plus important aujourd'hui alors que l'Europe souhaite se passer des hydrocarbures russes et a donc besoin de gaz et de pétrole.

Un autre enjeu de la stabilisation pour l'Europe concerne les migrations. Si la Libye possède un gouvernement cela veut dire qu'on peut déléguer une sorte d'autorité pour gérer les migrants, moyennant des aides économiques. De nombreux travaux documentés montrent qu'un certain nombre important de réseaux migratoires partent de l'Afrique subsaharienne pour traverser la Libye qui est devenue un point chaud, un carrefour et du point de vue européen, cela serait bien que cette situation change.

Si l'aspect migratoire est un enjeu et que l'aspect énergétique en est un aussi, il y a évidemment un enjeu politique régional. En effet si la Libye se stabilise avec un nouveau régime politique cela peut apporter de la stabilité aux États environnants. Pour les pays voisins, c'est évident que d'avoir un acteur libyen beaucoup plus ouvert, avec des frontières plus sûres, implique la promesse de nouvelles perspectives commerciales même si sous Kadhafi le pays était davantage tourné vers l'Afrique plutôt que le Maghreb. L'Egypte par exemple aimerait bien faire main basse sur une partie de la Libye ou au moins avoir un gouvernement allié, si ce n'est dire plus. Pour l'Algérie, l'enjeu réside davantage au niveau sécuritaire en espérant avoir un partenaire sur ce dossier. Pour la Tunisie encore, les enjeux commerciaux sont là aussi très importants. En Afrique subsaharienne, les enjeux sont à la fois migratoires, politiques et sécuritaires. Il y a donc des intérêts variés et parfois contradictoires entre les différents voisins de la Libye.

Enfin pour aborder la question du terrorisme, l'Etat islamique était en reflux jusqu'à récemment sur plusieurs théâtres d'opérations. Mais il est à craindre de le voir revenir sur la scène internationale, notamment si l'on suit ce qui se passe au quotidien en Irak. Avec les récents attentats qui ont frappé des Israéliens, on vient de voir que l'EI s'est implanté en Israël-Palestine ce qui est une très mauvaise nouvelle. 

Pour la Libye en revanche, je ne suis pas sûr que cela soit quelque chose de dangereux dans l'immédiat. La ville de Syrte qui était sous leur contrôle est une ville stratégique pour les enjeux pétroliers et pour les Européens. Un retour à la normale supposerait une légitimité nationale qui serait dotée d'un pouvoir militaire capable de mettre en déroute les groupes irréguliers dont l'EI. Si c'est bien sur le papier, cela reste plus délicat à mettre en place sur le terrain et il faudrait mettre une sorte de security assemblage qui dans les États faibles ou faillis, est une possibilité théorisée par un chercheur libanais (à propos de l'alliance complémentaire entre l'armée nationale et le Hezbollah). C'est un vœu sur l'horizon cette Libye 2.0, qui serait nouvelle mais on peut avoir le sentiment que les données sont contradictoires avec la multiplicité des acteurs globaux et régionaux qui sont susceptibles d'avoir des ambitions régionales et qui souhaitent mettre en place des stratégies à la hauteur de celles-ci. On l'a vu avec les Emirats, l'Arabie saoudite et la Turquie, on est progressivement en train de le voir avec l'Égypte qui prend des initiatives dans son pré-carré notamment à l'égard du Soudan dans leurs rapports difficiles avec l'Ethiopie à propos du Grand Barrage sur le Nil. Pour l'Algérie, la sécurité des frontières est une priorité, principalement l'espace sahélien plus que l'espace libyen et d'autant plus depuis le retrait des forces françaises du Mali.

M.C - Pensez-vous que le système politique de la Libye peut se stabiliser dans les prochaines années ? Comment interpréter le retour sur la scène politique de Seif al-Islam Kadhafi, le fils de l'ancien chef d'État qui se présente aux élections présidentielles ? Peut-il être une option de retour de stabilité pour le peuple, lassé d'un conflit causant plusieurs dizaines de milliers de mort ?

D.M - En fait Seif al-Islam était le fils présentable de la famille. Un de ses frères s'était fait remarquer lors de ses séjours en Suisse avec quelques affaires peu reluisantes, finissant même au poste de police à Genève. C'est pourquoi Seif al-Islam était déjà à l'époque, du point de vue de son père, le symbole d'une certaine continuité et c'est sur cette idée qu'il a lancé sa candidature, celle d'une continuité et donc d'une forme de stabilité. En revanche dans l'analyse du discours, la filiation demeure moins présente car il évite de marcher sur les traces de son père pour des raisons évidentes. Je pense que Seif al-Islam fait un pari sur les anciennes alliances tribales et il vient chatouiller les vieux arrangements, les vieilles structures qui faisaient la définition de la Libye d'avant, c'est-à-dire les privilèges et la domination de certains sur d'autres. Le fils essaye donc de gratter le dessus d'une plaie qui n'est pas encore cicatrisée et il est susceptible de réveiller quelques démons. Je reste quand même sceptique sur sa capacité à sérieusement mobiliser et obtenir l'essentiel des suffrages d'un point de vue démocratique. En revanche il pourrait introduire une nouvelle petite baronnie quelque part, se découper un nouveau territoire, le « Kadhafistan », une ville où il pourra s'installer comme à Syrte, la ville d'origine du clan Kadhafi. À voir ce qu'en penseront alors les habitants...

Par voie de conséquence le futur le plus sûr serait probablement un long processus de renouement du lien social, de la confiance entre les acteurs sur la base d'un retour à la vie normale, un retour aux affaires et pour les citoyens libyens de ne plus vivre dans l'incertitude jour après jour. 

Ce retour à la normale permettra un retour de la confiance envers les institutions et donc un retour à la paix. Plus longtemps les armes se tairont et plus le coût politique sera important pour les fauteurs de paix. Cette paix ne doit cependant pas être le réceptacle d'une aggravation des relations entre les acteurs sinon cela finira par exploser de nouveau ; il faut donc refaire du travail diplomatique au niveau national et international.

Pour aller plus loin :

VANDEWALLE Dirk, A History of Modern Libya, Cambridge University Press, 2012, 296 p.

DAVIS John, Libyan Politics: Tribe and Revolution, an account of the Zuwaya and their government, University of California, 1988, 309 p.

MIKAIL Barah, (Sous la direction de), Libye : Guerres et convoitises, Confluences Méditerranée n°118 IReMMO, L'Harmattan, 2021, 180 p.


À propos de Daniel Meier : il est docteur en sociologie politique diplômé du Graduate Institute (IHEID) et chercheur associé au laboratoire PACTE à Grenoble depuis 2014. Durant ses recherches postdoctorales, il a été Senior Associate Fellow au St Antony's College, à l'Université d'Oxford puis Visiting Fellow au Centre for International Borders Research, Queen's University à Belfast. Depuis plusieurs années, Daniel Meier dispense des enseignements dans de nombreuses universités comme professeur invité notamment aux universités Ca'Foscari (Venise), à l'université de Turin, de Laval à Québec ou encore à l'Université St Joseph à Beyrouth. Il enseigne actuellement à l'IEP de Grenoble ainsi qu'au Global Studies Institute de l'Université de Genève. Spécialiste du Moyen-Orient où il a effectué de nombreux séjours et principalement du Liban, ses recherches portent surtout sur les questions de réfugiés, d'identité, des espaces frontaliers et de géopolitique. Il est l'auteur de plusieurs monographies : Mariages et identité nationale au Liban (Karthala, 2008), de Liban : Identités, Pouvoirs et conflits (Le Cavalier Bleu, 2016) de Shaping Lebanon's Borderlands. Armed Resistance and International Intervention in South Lebanon (IB Tauris, 2016), Les Frontières au-delà des cartes. Sécurité, migration, mondialisation (Le Cavalier bleu, 2020), et enfin Liban. Du mythe phénicien aux périls contemporains (Le Cavalier bleu, 2022) qui sort le 25 avril. Le focus sur les enjeux de frontières à l'échelle régionale a fait l'objet de plusieurs travaux dirigés, dont un numéro spécial de la revue Orients Stratégiques sur « Les frontières dans le monde arabe » (L'Harmattan, 2016), un volume spécial de la revue Geopolitics, intitulé « Bordering the Middle East » (Routledge, 2018) suivi d'un volume spécial de la revue Mediterranean Politics intitulé « In-Between Border Spaces in the Levant » (Routledge, 2019). Il est également co-éditeur de plusieurs numéros de revues et ouvrages dont le prochain, à paraitre en septembre 2022, s'intitule Mediterranean in (dis)order. Space, Power, and Identity (University of Michigan Press).