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La France, vers de nouvelles ambitions polaires ?

31/03/2021

Louis Aubert et Yannis Bouland, co-responsables de la Délégation Régions polaires de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, se sont entretenus avec Olivier Poivre d'Arvor, ambassadeur français des Pôles et des enjeux maritimes.

Comment citer cet entretien

Olivier Poivre d'Arvor, « La France, vers de nouvelles ambitions polaires ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Mars 2021. URL : cliquer ici


D'un point de vue historique et géographique, la France est indéniablement une nation ancrée au sein des mondes polaires. Ses premiers contacts avec la région arctique remontent au XVIe siècle lorsque de nombreux navigateurs s'aventurèrent dans les eaux glacées dans le but de trouver une voie vers les marchés asiatiques. L'explorateur basque Jean Vrolicq, soutenu par le Cardinal de Richelieu, ira même jusqu'à fonder une station baleinière nommée « Port Louis » sur l'île du Spitzberg et porta durant une courte période l'étendard français dans le nord de l'Europe.

Les décennies suivantes marquent l'implantation substantielle du royaume de France dans les territoires arctiques nord-américains avec la création d'une série de colonies fortifiées afin de résister à l'appétit de la couronne anglaise dans la région. Néanmoins, malgré les traités d'Utrecht puis de Paris en 1763 qui viennent définitivement mettre un terme à l'aventure arctique française, l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon demeure dans le giron français. Dans le même temps, les explorations françaises australes s'intensifient avec la découverte des archipels Kerguelen et Crozet ainsi que des îles Saint-Paul et Amsterdam. Cette présence française en Antarctique va même aboutir à l'établissement de bases scientifiques sur Adélie, territoire français depuis 1959. Tout comme en Arctique, la France y consolide son expertise polaire.

Forte de son savoir-faire scientifique, son expertise logistique et son engagement écologique, il est indéniable que la France puisse jouer un rôle de première importance dans les régions polaires.

Louis Aubert, Yannis Bouland - La France, sous la présidence d'Emmanuel Macron, s'est fortement engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique. Elle a émis des signaux forts, car cette cause, selon le président de la République dépasse les frontières et représente le grand combat de demain. Dans ce contexte, comment le secteur français de la recherche se positionne-t-il dans les régions polaires, en première ligne face au dérèglement climatique. Plus qu'une question d'image, la recherche scientifique française en Arctique et en Antarctique revêt une dimension éminemment politique, si ce n'est stratégique. À ce titre peut-il espérer disposer de leviers politiques puissants et continus pour mener à bien ses tâches ?

Olivier Poivre d'Arvor - En effet, le Président de la République l'a redit explicitement le 23 février dernier lors du débat organisé par le Conseil de sécurité des Nations unies sur le climat et la sécurité : l'Arctique sera l'un des enjeux majeurs des prochaines années, enjeu à la fois climatique et géopolitique. L'Antarctique présente d'évidentes différences géopolitiques, mais sa situation n'en est pas moins complexe et surtout alarmante du point de vue environnemental s'agissant du principal régulateur thermique de la planète. Dans les deux cas il nous faut simultanément lutter contre le réchauffement et prévenir la résurgence de tensions internationales. Or, il se trouve que la France dispose d'atouts dans les deux domaines. D'une part nos scientifiques sont particulièrement engagés dans la recherche sur le changement climatique en Arctique et en Antarctique, tant par leurs travaux de pointe que par leur excellente insertion dans les réseaux de coopération internationale. D'autre part notre voix est écoutée, souvent attendue, sur la scène internationale et c'est particulièrement vrai en matière de changement climatique depuis la COP21 de 2015. Encore nous faut-il tirer parti de ces atouts en portant un message articulé et convaincant, en l'occurrence celui d'une urgence mondiale qui requiert sans délai une réponse collective et coordonnée dans l'intérêt de l'humain en général. De ce point de vue, le levier décisif résidera dans une pratique renouvelée de l'action multilatérale, qui ne peut plus se réduire à une compétition entre États ni à des calculs reposant sur les intérêts nationaux.

Malgré les liens historiques et géographiques qu'a lié la France avec l'Arctique, il semble que depuis la fin du mandat de Michel Rocard en tant qu'ambassadeur des pôles, un certain désintérêt pour les questions polaires s'est installé au sein des élites politiques françaises. Par quel moyen allez-vous renouer la France et les pôles ?

Les questions polaires ne figurent peut-être pas au cœur du débat politique national, mais on ne peut pas reprocher à notre classe politique de s'en désintéresser. Au-delà des interventions du Président de la République, déjà cité, le gouvernement est activement mobilisé sur l'Arctique comme sur l'Antarctique : mon rôle à cet égard est précisément de contribuer au dynamisme et à la cohérence de cette action. Et je suis frappé par le nombre de parlementaires français, à l'Assemblée nationale, au Sénat comme au Parlement européen, qui sont non seulement investis dans ces sujets mais souvent aussi devenus des experts de problématiques aussi diverses que la sécurité dans le Grand Nord ou la protection de la biodiversité en Antarctique. C'est d'autant plus remarquable que cela ne répond pas à un simple intérêt politicien et encore moins électoraliste. En réalité, pour remettre les pôles à leur juste place dans le débat public, il faut d'abord bousculer certaines idées reçues et obliger à regarder la réalité en face. Au 21e siècle l'Arctique et l'Antarctique sont toujours aux extrémités du globe mais ce ne sont plus des terres inconnues. Et ce sont surtout des enjeux essentiels pour notre avenir. C'est aussi à ce titre que je travaille avec les différents acteurs nationaux comme avec nos partenaires étrangers.

La France brille par la qualité et la diversité de ses entreprises mobilisées en Arctique. On ne dénombre pas moins de 200 entreprises orientées vers les questions énergétiques (Total), d'ingénieries (Vinci), de communication (Orange), touristiques (Ponant) et bien d'autres. Quel soutien apporte la France à ces entreprises d'un point de vue politique et financier ?

Les entreprises françaises, indépendamment de leur taille et de leur secteur d'activité, savent que dans leur développement international elles peuvent compter si nécessaire sur l'appui de l'administration, qu'il s'agisse de la direction de la Diplomatie économique au Quai d'Orsay, de la direction générale du Trésor à Bercy ou de l'agence Business France, comme de leurs correspondants dans les ambassades de France dans les pays concernés. Cela vaut aussi pour la zone arctique, même si celle-ci accueille par nature des projets parfois singuliers en raison des conditions géographiques et climatiques. D'une manière générale les activités de nos entreprises doivent comme partout respecter les règles, internationales, nationales ou locales, en vigueur.

La France a-t-elle les moyens - et l'ambition - de construire une réelle politique arctique européenne ? Plusieurs pays européens (Suède, Danemark, Finlande, Norvège) sont des États polaires ou circumpolaires présents au Conseil Arctique. Un développement des liens bilatéraux avec ces derniers ne permettrait-il pas d'asseoir la France comme un partenaire de première importance en Arctique ? De plus, doit-elle adopter une posture plus engagée et proactive dans ces espaces ? Ou au contraire, maintenir une certaine réserve dans son rôle d'observateur distant mais attentif ?

En 2016 la France faisait figure de précurseur lorsqu'elle a publié sa Feuille de route nationale sur l'Arctique. Mais depuis cette date un nombre croissant de pays ont conduit un exercice similaire. Le moment est sans doute venu de mettre à jour notre stratégie polaire en général, non seulement sur l'Arctique mais aussi sur l'Antarctique puisque nous disposons d'une double expertise qui nous distingue de la plupart de nos partenaires. C'est aussi le cas de la Norvège, avec laquelle nous conservons une coopération scientifique étroite. Nos liens avec les autres États européens de la région sont aussi substantiels et en aucun cas conflictuels, même si chacun d'eux dispose légitimement de sa propre politique arctique. Au-delà des contacts bilatéraux que nous entretenons nous faisons également valoir notre point de vue dans l'élaboration en cours de la nouvelle stratégie arctique de l'Union européenne. C'est d'autant plus important que l'UE, contrairement à la France, ne dispose pas du statut d'observateur au Conseil de l'Arctique.

Plus que jamais, les espaces maritimes sont aujourd'hui des lieux d'ouverture et d'échanges, mais aussi des espaces qui cristallisent les rapports de force et de pouvoir. Les nouveaux enjeux attachés à ces espaces (richesses naturelles, voies commerciales, théâtre symbolique et international de neutralité) amènent à s'interroger sur la présence timide de la France. Quelles sont donc les ambitions de la France, pourtant puissance maritime de premier plan, en Arctique ?

Il y a effectivement une continuité entre les enjeux polaires et maritimes, comme en témoigne ma nomination comme ambassadeur pour l'ensemble de ces questions. À l'échelle mondiale, la France est l'une des premières puissances maritimes par l'étendue de son domaine et par le déploiement de ses capacités. Dans l'Arctique notre présence n'est pas forcément perçue comme timide, à en croire les réactions suscitées par le passage, inédit, d'un bâtiment de notre marine nationale en autonomie par la route maritime du nord-est en 2019. Néanmoins, contrairement aux huit États membres du Conseil de l'Arctique, nous n'avons pas de territoire national au nord du 66e parallèle. C'est une réalité indéniable mais qui ne nous empêche pas d'intervenir et de coopérer dans la région.

La France a participé récemment dans l'espace arctique à de nombreuses opérations menées conjointement avec ses alliés de l'OTAN (Operation Trident Juncture 2018, Arctic Challenge 2019) et a procédé unilatéralement à un déploiement de ses frégates FREMM et de ses sous-marins d'attaque (SNA) dans l'Atlantique Nord. Doit-on y voir un intérêt stratégique de l'Etat major d'opérer dans cette région ou simplement des actions symboliques pour réaffirmer la présence de la France sur tous les théâtres d'opérations ?

Sans entrer dans le détail des activités de nos armées, il n'y a rien d'inhabituel ni d'inattendu à les voir opérer dans la région de l'Atlantique Nord, seules ou avec nos alliés, puisque la France est membre fondateur de l'OTAN dont c'est précisément l'objet. D'une manière générale, les actions du ministère des Armées sont dictées par les plus hautes autorités de l'État et sont conformes aux orientations de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale publiée en 2017 et actualisée en janvier 2021.

La question énergétique se pose également. On voit que c'est un point crucial en Arctique. De nombreux pays souhaitent consacrer leur espace arctique au développement de nouveaux types d'énergies « vertes ». Ces régions arctiques deviendraient dès lors un solide pilier à l'édification de stratégies énergétiques nationales et européennes. La France, qui souhaite activement accompagner et promouvoir la transition énergétique à l'échelle européenne, ne devrait-elle pas regarder au nord, et dans cette optique, considérer l'Arctique comme un élément stratégique ?

Le recours aux énergies renouvelables dans les régions arctiques sera sûrement privilégié, tant pour des raisons de préservation de l'environnement que d'autonomie des populations locales. À l'inverse, il n'est pas encore certain, techniquement, économiquement et politiquement, que l'Arctique puisse devenir une source d'énergie verte massivement exportable. C'est en tout cas l'impression que donnent les discussions en Islande sur l'hypothèse d'une connexion à la grille électrique européenne, indispensable à l'exportation de l'électricité produite par les chutes d'eau locales mais qui suscitent de fortes résistances.

La question énergétique est également primordiale pour la Russie. C'est en partie cet enjeu qui a poussé Moscou à sanctuariser son espace arctique. Nonobstant les tensions qui caractérisent désormais les relations diplomatiques entre Paris et Moscou, comment se profile la coopération entre les deux pays arctiques dans un Arctique russe où la France s'est révélé être un acteur essentiel, voire indispensable, à travers l'action de Total notamment ? La France peut-elle également profiter de ses expertises en matières énergétiques et technologiques pour se positionner comme interlocutrice privilégiée face à la Russie en Arctique (questions énergétiques mais aussi environnementales auxquelles la Russie est confrontée) ?

Le secteur énergétique et la région arctique sont aujourd'hui deux piliers essentiels de l'économie russe et les entreprises françaises y jouent un rôle important. D'autre part l'Arctique fait partie des thèmes fondant la proposition d'architecture de sécurité et de confiance soumise en septembre 2019 par le Président Macron à son homologue russe. Ce n'est naturellement pas le seul, mais il peut constituer un terrain de dialogue significatif, dans un ensemble de relations bilatérales et européennes plus vaste.

Marquée par le 60e anniversaire de l'entrée en vigueur du Traité sur l'Antarctique et le 30e anniversaire de la signature du Protocole de Madrid, l'année 2021 est à la fois symbolique et charnière pour l'influence de la France en Antarctique, d'autant plus qu'elle organisera en juin de cette même année la Réunion consultative du Traité sur l'Antarctique. Quels seront les axes de recherches menés par la France lors de cet événement ?

Ces anniversaires et l'organisation par la France, pour la première fois depuis 1989, de la réunion consultative des États parties au Traité de l'Antarctique vont constituer à partir du 14 juin 2021 une occasion unique de valoriser notre expertise et nos actions en Antarctique, en présence de nos plus hautes autorités mais aussi par des manifestations à tous les niveaux. Au-delà d'un rappel du rôle historique joué par la France dans la conquête de ce continent depuis le 19e siècle, nous pourrons saluer le travail de nos scientifiques qui se relaient dans nos bases en Antarctique et admirer le travail de certains de nos artistes qui s'y sont rendus. Mais avant tout nous aurons à cœur de souligner que l'Antarctique, avec son mode de gouvernance unique depuis plus de soixante ans, espace de paix et de coopération scientifique, doit le demeurer. Tout comme il est urgent de préserver sa biodiversité. À ce sujet, l'une de nos priorités est aujourd'hui de parvenir à l'établissement d'une aire marine protégée dans la zone antarctique orientale, dont la nécessité est scientifiquement avérée mais qui n'a pas encore pu aboutir.