Autonomie stratégique, industrielle et technologique : les ambitions européennes à travers le programme SCAF
Guillaume Marque, chargé de mission au sein de la Délégation Europe de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenu avec Pierre Haroche, chercheur Sécurité européenne à l'Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire (IRSEM) à propos du programme de Système de Combat Aérien du Futur.
Comment citer cet entretien
Pierre Haroche, « Autonomie stratégique, industrielle et technologique : les ambitions européennes à travers le programme SCAF », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Mai 2021. URL : cliquer ici
Lancé en 2017, le programme de Système de Combat Aérien du Futur (programme SCAF) vise à renouveler l'aviation de combat en Europe et remplacer le rafale et l'Eurofighter autour d'un accord initialement franco-allemand auquel l'Espagne s'est joint en 2019. Ce système de combat aérien de nouvelle génération, permettant à l'Union européenne de consacrer son autonomie stratégique, industrielle et technologique, disposerait de moyens pour faire face à l'ensemble des menaces dans les prochaines années. Cependant, il se heurte à des désaccords qui ralentissent sa mise en œuvre. Tant d'un point de vue politique qu'industriel, les trois acteurs peinent à établir un consensus.
Guillaume Marque - Pourquoi le programme de Système de Combat Aérien du Futur est-il initialement un projet franco-allemand ? Qu'est-ce qui a amené l'Espagne à vouloir s'y greffer ?
Pierre Haroche - Je dirai que cela est en grande partie la conséquence des expériences passées en matière de coopération de défense. Si l'on débute un projet concentrant trop d'États membres, il y a un risque de voir celui-ci s'enliser. Grosso modo, la coopération sur les projets industriels de défense peut être intéressante pour plusieurs raisons. Elle permet entre autres de mutualiser certains coûts et d'éviter par la même occasion la duplication de ces coûts. Or, un projet qui impliquerait trop d'États membres nécessiterait des complications techniques inhérentes aux exigences de chaque État membre. On est parfois obligé de faire des modèles différents selon les États membres. In fine, ces genres de programme devrait répondre à des exigences multiples parfois contradictoires qui finalement engendrent des coûts.
En s'inspirant du passé, on a vu que si on débutait avec trop d'États participants, on risquerait de perdre les avantages initiaux de la coopération. On est donc partis du principe qu'il était utile de commencer avec un noyau resserré, le couple franco-allemand.
Si cela fonctionne, d'autres pourront se joindre à ce noyau mais on évite au départ de se donner de multiples possibilités de veto. C'est un raisonnement qui est devenu régulier et classique en matière de coopération européenne de défense. C'est un peu le même raisonnement que la France a tenu dans le domaine opérationnel avec l'initiative européenne d'intervention, c'est-à-dire qu'il faut se recentrer sur un petit nombre d'États volontaires et capables plutôt que d'essayer d'inclure tout le monde au risque d'enliser ou d'affaiblir le projet.
Le fait que d'autres États membres comme l'Espagne puissent rejoindre le projet n'est pas contradictoire avec cette approche. Si on avait attendu d'avoir un accord politique à 25 sur un avion du futur, on n'aurait toujours pas cet accord politique. En revanche, si ce sont des États qui, progressivement, rejoignent une ligne qui a été préalablement définie en petit nombre d'États intéressés à faire cet avion, on peut avoir une coopération qui s'étend sans affaiblir le projet. Les États qui rejoignent le projet en cours de route n'ont plus la possibilité de le détricoter. C'est donc la dynamique d'éviter que le trop grand nombre de coopérants ne nuise au programme qui justifie cette démarche.
G.M - Dans quelle mesure le programme SCAF s'inscrit-il dans la volonté d'autonomie stratégique de l'Union européenne ?
P.A - L'autonomie stratégique est un concept qui a plusieurs dimensions. Dans la conception française, détaillée dans la revue stratégique de 2017, il y a une définition de l'autonomie stratégique nationale et une définition de l'autonomie stratégique européenne, les deux étant dans une logique de continuité.
Dans les deux cas, l'autonomie stratégique induit un pilier capacitaire et un pilier opérationnel.
Elle est d'une part la capacité à lancer des opérations européennes autonomes. C'est pourquoi des initiatives sont prises dans le cadre de l'Union européenne mais aussi en dehors de l'Union européenne. D'autre part, elle renvoie à la capacité de s'appuyer sur une base industrielle de défense issue de matériels européens. Il y a des initiatives qui ont été prises par des institutions européennes dans ce sens comme le fonds européen de défense qui est chargé d'injecter de l'argent et de stimuler la recherche en matière de défense et de développement de prototypes militaires. Il appartient aussi aux États membres d'initier des projets qui alimentent cette tendance européenne. C'est dans ce contexte que le Président Macron et la Chancelière Merkel ont décidé de lancer un grand projet, ce programme d'avion du futur et celui du tank franco-allemand. Si la France et l'Allemagne veulent montrer leur engagement dans cette volonté d'avoir des programmes de plus en plus européens, c'est bien de le marquer par des projets concrets. Ce sont des programmes qui demandent des financements très importants et qui n'aboutissent que sur une échéance lointaine (2040 pour le SCAF). Si on s'engage sur de tels programmes, c'est pour des décennies. C'est une façon de tracer aussi politiquement la voie. De façon générale, dans le domaine de la défense, un projet industriel ou un équipement a toujours une valeur bien plus forte qu'une commande technique, industrielle ou de fourniture d'équipements. Il y a toujours une dimension politique en soi. Par exemple, quand la France exporte des armements à un pays, cela a toujours été interprété comme une forme de soutien politique à ce que le pays peut faire avec ces armements. Lorsque la France exporte des sous-marins en Australie, c'est une façon de lancer un programme de coopération avec l'Australie. Là aussi, c'est tout à fait pareil. C'est une façon d'ancrer dans la réalité du matériel et dans le long terme des programmes militaires en général cette volonté de travailler de façon plus européenne. Finalement, c'est le pendant des initiatives qui ont été lancées en 2016-2017 avec la coopération structurelle permanente du fonds européen de la défense.
G.M - L'Allemagne est récemment revenue sur les engagements de départ qui consacraient le leadership français pour le programme SCAF. En effet, l'Allemagne est en pleine discussion avec la France sur les deux premiers piliers du programme qui concernent la construction de l'avion et du moteur, censés être pris en charge par des entreprises françaises. Berlin est revenu sur ce partage de tâches insistant sur sa volonté de bénéficier du savoir-faire pour développer le démonstrateur. On assiste donc à une période de discussion où la France semble vouloir négocier et trouver un compromis afin de ne pas faire échouer le projet. Ces derniers événements nous amènent à nous interroger sur les intentions individuelles de la France et de l'Allemagne voire sur leurs approches de la défense européenne. Qu'en pensez-vous ?
P.A - Il est vrai que dans les programmes industriels de défense, il faut faire la part entre l'aspect politique d'un programme et ses aspects économiques et industriels, ces derniers suscitant généralement un débat sur le partage des bénéfices. Par exemple dans ce programme, il ne faut pas perdre de vue que l'intérêt de Dassault et d'Airbus est d'avoir un maximum de financement, de valeur ajoutée, de potentiel de développement grâce au programme. Mais, cela reste un débat complètement différent.
On a un objectif commun de défense mais la répartition des gains divise. L'aspect économique est inévitable dans tout programme de coopération industrielle.
Ce qui est important dans ce cas, c'est que le débat distributif sur les aspects économiques ne supplante pas l'enjeu politique parce que le programme a été voulu pour des raisons politiques de long terme. Il ne faut donc pas que les enjeux industriels et financiers de court terme viennent supplanter cet enjeu politique. Il faut créer tout un équilibre entre eux. Les négociations qui se font entre les industriels et aussi les pressions qui peuvent être faites par les gouvernements visent à faire en sorte que l'on sorte de cette impasse. Ce qu'on a vu dans un premier temps, c'est que les négociations ont été d'abord bloquées, puis semblent se débloquer avec plusieurs accords qui ont été passés entre Dassault et Airbus. Mon opinion générale là-dessus, c'est que ce sera toujours le niveau politique qui sera le plus intéressé à ce que les accords réussissent et qui saura débloquer d'éventuels problèmes. On assiste donc à un va et vient entre des négociations au niveau technique et politique.
G.M - Peut-on dire que la France et l'Allemagne sont autant attachées à la réussite de ce programme ? La France craint-elle un potentiel échec ?
P.A - Je pense qu'il y a une différence de politique à ce niveau. Ce qu'ont montré les industriels allemands n'est pas un désintérêt pour le projet mais plutôt une quête de bénéfices. C'est un enjeu qui n'est pas à négliger mais qui est différent du projet politique. Je ne suis pas certain qu'il faille voir dans les problèmes industriels un désaccord sur l'intérêt du programme. Il faut y voir plutôt une négociation sur le partage du gâteau. Il y a donc un enjeu inévitable mais qui ne doit pas supplanter l'intérêt politique de fond d'avoir un programme original.
G.M - Quelles seraient les conséquences d'un échec du programme SCAF sur les relations franco-allemandes ?
P.A - Un échec du programme SCAF serait un sérieux coup dur, non seulement pour les relations franco-allemandes, mais un très mauvais signal aussi pour les autres partenaires européens. Si les français et les allemands ne sont pas capables de s'entendre sur un programme européen, quelle est la crédibilité d'une politique visant à renforcer la base industrielle de défense européenne ? Et quelle crédibilité pour le Fonds européen de la défense ?
Il est donc clair qu'un échec du programme SCAF ne serait pas seulement un coup dur pour les relations franco-allemandes mais pour l'ensemble de l'effort européen dans le domaine de la défense.
G.M - Les prochaines élections en Allemagne peuvent-elles changer et remettre en cause ce projet de coopération franco-allemande ?
P.A - Je ne sais pas si ces élections peuvent remettre en cause le programme SCAF. Mais, il est certain qu'elles peuvent avoir des effets sur la position de l'Allemagne sur les questions de défense européenne au cas où de nouveaux partis arriveraient au pouvoir. Par exemple, si les Verts arrivent au gouvernement, quelle serait leur attitude ? Les Verts ont habituellement une tradition pacifiste et cela pourrait avoir des incidences sur les politiques de défense que l'Allemagne pourrait soutenir. Je ne pense pas qu'il y aurait une remise en question radicale de la coopération européenne puisque les Verts sont aussi favorables à la coopération européenne. Toutefois, cela pourrait avoir des effets sur l'engagement de l'Allemagne en matière de défense de façon générale.
G.M - Dernièrement, l'Espagne a déclaré ses intentions de prendre en charge 30% de la production industrielle du programme. Cela est-il envisageable pour l'économie espagnole ? L'Espagne peut-elle constituer un atout pour le programme ?
P.A - La première partie de votre question est un peu plus technique, et je ne pourrai pas vous apporter une réponse. Est-ce que l'Espagne possède les capacités économiques et techniques pour appuyer le programme ? Je ne suis pas en mesure d'évaluer les capacités industrielles et techniques de l'Espagne à effectuer cette partie du programme.
Est-ce un atout pour le programme SCAF de rassembler d'autres pays ? Politiquement, oui. Cela dénote de l'attractivité du projet et montre qu'il y a d'autres pays européens qui misent sur sa réussite. S'il y a un projet que personne n'a envie de rejoindre, cela signifie qu'il n'aura pas de réussite. Politiquement, c'est un signal important pour l'avenir surtout que l'Espagne est aussi un pays important dans le domaine de la défense en Europe.
G.M - D'autres États sont-ils susceptibles de rejoindre le projet?
P.A - Oui cela est possible et peut se faire à des étapes différentes. Il y aura des pays qui seront parmi les initiateurs, d'autres participeront au projet un peu plus tard sur des aspects différents. Je ne saurai vous dire à partir de quand on peut avoir des acteurs différents sur tel segment de la chaîne de production. C'est quelque chose d'habituel dans la fabrique d'avion. Si vous prenez par exemple le programme américain F 35, il y a un grand nombre d'États qui ont rejoint le programme en cours de route.
G.M - Si d'autres États européens devraient rejoindre ce genre de programme, quels seraient-ils ?
P.A - Je ne saurai vous le dire. La variable qui joue actuellement est l'intérêt que peuvent avoir les États à participer au programme parce qu'ils veulent renouveler leur flotte d'avions. Le programme paraît par exemple moins intéressant pour des pays venant d'acheter cinquante F35. Il serait pour eux sans intérêt d'adhérer à un nouveau programme. En revanche, les pays qui, à un moment donné, pourraient renouveler leurs matériels et qui se préparent nécessairement à s'engager d'un côté ou l'autre, pourraient éventuellement être intéressés.
G.M - Quel est votre pronostic sur la continuation de ce programme ? Croyez-vous à la réussite du projet ? Allons-nous voir un projet se développer plus rapidement dans les prochains mois ?
P.A - Sur l'aspect industriel, je ne saurai vous répondre car ce sont des négociations à la fois techniques et confidentielles. En revanche, sur l'aspect politique, je pense qu'il y a un gros intérêt pour la France et l'Allemagne à montrer qu'elles sont capables de réussir cet enjeu.
Il est insensé de défendre une Europe de la défense si l'on n'est pas capable de réaliser des programmes de ce genre en commun.
Il y a toujours un intérêt politique fort qui fera en sorte que le programme aboutisse et ce, en dépit des difficultés.