fr

Taiwan : dans 100 jours, « l’île rebelle » face au verdict des urnes… et à l’ire de Pékin

05/10/2023

Par Olivier Guillard, directeur de l'information chez CRISIS24 (Paris) et chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée.


Comment citer cette publication

Olivier Guillard, Taiwan : dans 100 jours, « l'île rebelle » face au verdict des urnes… et à l'ire de Pékin, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 5 octobre 2023.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur. L'image d'illustration, libre de droits, est un choix de la rédaction.


Le 13 janvier 2024, d'ici un long trimestre jalonné de rendez-vous politiques, de débats partisans enfiévrés, de meetings et autres saturations de l'espace médiatique par les principaux acteurs politiques, la campagne électorale pour les scrutins présidentiel (8e du genre depuis 1996) et législatif [1] arrivera à son terme et fera assurément converger vers les isoloirs une majorité des 19 millions de Taiwanais inscrits sur les listes électorales. Lors des élections précédentes organisées en janvier 2020 en République de Chine (appellation officielle de Taïwan), 3 électeurs sur 4 s'étaient déplacés vers les bureaux de vote pour offrir à la Présidente Tsai Ing-wen (du DPP ; pro-indépendance et ouvertement sino-sceptique) un 2e mandat quadriennal, au déplaisir que l'on imagine sans peine de Pékin, plus favorable alors à un succès électoral du principal parti de l'opposition, le Kuomintang (KMT), à l'agenda notoirement plus sino-compatible sinon sinophile que son rival du DPP. En 2024, le taux de participation à ce scrutin présidentiel devrait demeurer élevé, sinon être supérieur au Millésime 2020.

Quatre ans plus tard, l'équation politique s'est peu modifiée de part et d'autre du détroit de Taiwan ; si, contrainte constitutionnelle oblige, la cheffe de l'État en exercice ne peut briguer un 3e mandat – pour le plus grand plaisir cette fois des autorités de Chine continentale heureuses de ne plus avoir à composer à l'avenir avec l'opiniâtre madam Tsai -, le candidat du DPP (William Lai, actuellement vice-président) semble à cette heure avoir les faveurs de l'opinion (entre 30 et 36 % des voix au 1er tour), avec une marge somme toute relativement confortable mais non définitive en l'état sur ses deux principaux adversaires, le surprenant Ko Wen-je [2] (entre 21 et 30 % des suffrages) et Hou Yu-ih, l'ancien policier candidat du KMT, quelque peu distancé dans les sondages en cet entame automnal (entre 20 et 26 % des intentions de vote).

Dans le secret des isoloirs, les électeurs taiwanais auront également la possibilité le 13 janvier de renouveler leur unique hémicycle parlementaire, le Legislative Yuan (113 députés), aujourd'hui majoritairement aux couleurs vertes du DPP présidentiel et de ses alliés (TSP, SDP, TSU). Face à cette coalition parée de vert se dressera le camp bleu du Kuomintang (KMT) et de ses alliés, qui ambitionnera pour sa part une meilleure performance comptable électorale [3] qu'il y a quatre ans.

Sur l'autre rive du détroit de Taiwan, en Chine continentale, à défaut de retenir son souffle si longtemps en amont des échéances électorales de l'île rebelle, on suit avec une attention particulière le déroulement de la campagne électorale, les intentions de vote des personnes sondées, les déclarations publiques des candidats, l'humeur de l'opinion… ainsi que leur réaction face aux gesticulations militaires répétées, déclarations d'intention et autres messages plus ou moins subliminaux distillés à intervalles réguliers par la République populaire de Chine et ses divers porte-voix. Non sans se donner un mal évident… Ainsi, à titre d'exemple, en début de semaine dernière, le ministère de la Défense taïwanais recensait la présence de 16 appareils chinois dans la zone d'identification de défense aérienne (ADIZ) de l'île lors des 24 dernières heures. Une semaine plus tôt, entre le 17 et le 18 septembre au matin, les autorités taiwanaises comptabilisaient un total de 103 avions chinois à proximité de l'île ; une volumétrie record à ce jour. Une présence extérieure éloquente, non-désirée autant qu'incongrue faisant dire au ministre de la Défense que « la fréquence accrue des activités militaires de la Chine autour de Taïwan ces derniers temps augmente le risque que les événements échappent à tout contrôle et déclenchent un affrontement accidentel » [4].

L'avant-veille (21 septembre), lors de son intervention à l'Assemblée générale annuelle des Nations unies à New York, le vice-président chinois réitérait sans s'écarter d'un millimètre de la doctrine traditionnelle la position de Pékin vis-à-vis de Taïwan : « Personne ne devrait jamais sous-estimer la ferme résolution, la forte volonté et le pouvoir du peuple chinois de sauvegarder sa souveraineté et son intégrité territoriale. La réunification complète de la Chine est une aspiration partagée par tous les fils et filles de la nation chinoise. » La chose est connue de longe date et le propos ne prend personne à défaut ; mais rappelle sans quiproquo combien la marge de souplesse de Pékin sur cette thématique ultrasensible confine au zéro absolu.

Pour mémoire, en amont du premier scrutin présidentiel organisé à Taiwan en 1996, la République populaire de Chine procéda à des tirs de missiles dans le détroit de Taïwan, afin pensait-elle d'intimider les électeurs et de les dissuader de voter pour Lee Teng-hui (KMT ; président depuis 1988) et le priver ainsi d'un 2e mandat, Pékin le taxant de sympathies indépendantistes. Cette activité balistique dangereuse déclencha ce que d'aucuns appelèrent dès lors la 3e crise du détroit [5], lors de laquelle la marine US déploya notamment à proximité de l'île rebelle deux groupes aéronavals, en soutien de Taipei. Lee Teng-hui remporta le scrutin haut la main. Un précédent qu'avait probablement à l'esprit jeudi 28 septembre le ministre taiwanais des Affaires étrangères quand, en évoquant la perspective des scrutins présidentiel et parlementaire de janvier, il déclara à l'adresse de Pékin : « L'Histoire nous enseigne que plus la Chine s'ingère dans nos élections, plus cela se retourne contre elle, et je pense que les dirigeants chinois le savent très bien ».

Pour autant, sans aucunement prétendre être au fait du détail de l'agenda à court terme de la République populaire vis-à-vis de celle qu'elle considère comme une « province chinoise comme une autre », on se doute bien hélas que la remarque du chef de la diplomatie taiwanaise peinera à dissuader Pékin, si elle le souhaite vraiment, de s'ingérer de diverses manières – en ordonnant par exemple de nouvelles manœuvres militaires massives enserrant l'île d'une manière des plus explicites [6], ainsi qu'elle le fit notamment au printemps dernier (avril 2023), en août et en décembre 2022 – dans les grandes échéances électorales à venir de son intrépide et résiliente voisine insulaire. Et cela est bien dommage, naturellement.

Taïwan célèbrera d'ici quelques jours sa fête nationale, mardi 10 octobre précisément, date du soulèvement de 1911 ayant mis un terme à la dernière dynastie impériale chinoise et inauguré la République de Chine. Lors de cette journée de commémoration, la cheffe de l'État Tsai Ing-wen prononcera depuis la capitale un discours attendu avec impatience (pour sa dernière allocution ès-qualités en ce jour précis), alors qu'un défilé militaire devant le bâtiment présidentiel remplira d'orgueil et de confiance en soi (et en son futur indépendant) la population assistant à l'événement. Mardi 3 octobre, dans une interview accordée au quotidien taiwanais Taipei Times, la directrice de l'American Institute in Taiwan (AIT [7]) rappelait l'engagement des États-Unis d'Amérique à soutenir les capacités d'autodéfense de Taïwan, ajoutant : « Taïwan doit montrer qu'elle peut se défendre elle-même ». [8]

Espérons de tout cœur qu'en cette journée de fête nationale l'île rebelle et ses 24 millions de citoyens n'aient guère à redouter pareille sombre perspective et que le détroit de Taiwan soit davantage bercé par des flots paisibles que malmené par une présence militaire incongrue.


[1] Le 10e organisé à Taiwan depuis 1948.

[2] Ancien maire de Taipei entre 2014 et 2022 ; président du Taiwan People's Party (TPP).

[3] La coalition pan-blue construite autour du KMT n'avait recueilli que 38 sièges, contre près du double (64) pour le DPP et ses alliés, lesquels profitaient donc d'une majorité au Legislative Yuan.

[4] Déclaration du ministre taiwanais de la Défense, le 23 sept. 2023.

[5] Après deux épisodes précédents en 1954-55 et 1958.

[6] Lire notamment à ce propos l'article du Japan Times ''As invasion fears rise, China hones Taiwan blockade strategy'' du 3 octobre 2023.

[7] Fonctionnant de facto comme l'ambassade américaine à Taipei.

[8] ''Maintaining 'status quo' key to peace:AIT'', Taipei Times, 3 octobre 2023.