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(Re)définir la stratégie française en Indopacifique : le temps pour la France de diversifier ses alliances au profit d’acteurs régionaux

20/09/2021

Par Carla Haid, déléguée Asie du Sud, Pacifique & Océanie et Alexandre Negrus, Président de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée

pixabay.com
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La France, victime d'une confiance aveugle envers ses alliés et d'une vision trop américano-centrée

« Rupture de confiance majeure », « relation de confiance trahie », « décision unilatérale et imprévisible », les propos du ministre de l'Europe et des affaires étrangères Jean-Yves le Drian sont clairs, la poursuite d'une stratégie Indopacifique commune a perdu sa cohérence. Par un communiqué du 17 septembre 2021, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a annoncé le rappel de ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie. Une première historique et pour cause, il s'agit de la réaction de la chancellerie française à la rupture unilatérale du contrat du siècle avec Naval Group par le partenaire australien. Une claque inélégante, matérialisée par une alliance à trois entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Australie.

Suite à ce revirement stratégique commandé par les États-Unis, il convient de réfléchir sérieusement à la politique étrangère que la France doit conduire, notamment dans la région Indopacifique qui est devenue le nouveau pivot stratégique mondial où se manifestent grandes et moyennes puissances. Au-delà des études théoriques et des débats intellectuels, la France doit faire preuve de réalisme sur ses intérêts et mener une profonde analyse sur les rapports de force dans la zone. Bien qu'elle soit considérée comme nation souveraine de cette région (avec plus de 1,6 millions de français dans ces territoires et avec son importante ZEE), la France et sa puissance stratégique en matière de défense n'est pas, à elle seule, suffisante pour contrer les menaces dans la région. Affirmer des ambitions est certes une phase diplomatique importante mais pour peser en tant que puissance, les moyens doivent suivre le discours. Si la France montre ouvertement son indignation face à l'annulation de ce contrat géant qu'elle qualifie de trahison, redessiner ses partenariats régionaux tout en retravaillant ses futurs objectifs est une phase primordiale.

Dans ces circonstances, on peut affirmer que la France est coupable d'une erreur d'analyse concernant la stratégie australienne et, en tout état de cause, d'une confiance aveugle envers les États-Unis de l'administration Biden. La perception de la menace par les États évolue dans le temps et c'est notamment le cas de l'Australie qui a été convaincue que, face à la montée en puissance chinoise dans la région, elle aurait davantage besoin du puissant allié américain pour assurer sa sécurité et développer sa stratégie de défense. Ce manque d'anticipation de la vision stratégique australienne est une preuve irréfutable de la naïveté du côté de Paris, alors que depuis plusieurs mois Canberra avait laissé entrevoir des signes de défiance, sans omettre le lobbying américain.

Evidemment, après plus de deux ans de négociations et six ans d'accord, cette rupture brutale avec Naval Group est un coup de massue pour la relation bilatérale franco-australienne. Les autorités françaises doivent assimiler que Canberra souhaite s'aligner sur le long terme avec Washington. Par ailleurs, bien que l'alliance AUKUS a pour ambition de coopérer avec les autres grandes puissances de la zone comme la France, elle n'a cependant pas inclue cette dernière dans ce nouveau partenariat stratégique. Toutefois, cette mise à l'écart de la France pourrait s'avérer bénéfique puisque cela permettrait à la France de se détacher de la vision stratégique américaine tout en s'attachant à redéfinir sa propre stratégie Indopacifique et à (re)dynamiser ses coopérations avec les pays de la zone. Ce revirement de situation pourrait donc être le moment opportun pour la France pour repenser les étapes à réaliser pour atteindre les objectifs de sa stratégie initiale, celle d'un axe Indopacifique libre, ouvert et multilatéral. Le mot stratégie sous-entend la conception et la définition d'étapes et de plans d'action coordonnés pour atteindre un objectif délimité dans le temps.

La France ou la dynamisation de sa coopération avec les acteurs régionaux

Si la France a annoncé sa stratégie Indopacifique en 2019, en positionnant comme partenaire majeur l'Australie, l'Inde et le Japon mais aussi les États-Unis, un renouveau de développement de coopération avec d'autres pays de la région, notamment ceux de l'ASEAN, serait à prioriser. L'Indonésie pourrait, par exemple, dans le futur devenir un partenaire clé voire incontournable pour la France. En se situant au cœur de cette dynamique régionale et s'efforçant de faire entendre sa voix en Indopacifique, l'Indonésie pourrait trouver sa place dans les nouvelles perspectives de la stratégie de défense française[1]. Par ailleurs, la première participation de la France à l'ADMM+[2] en décembre 2020, où la ministre des Armées Florence Parly a été l'invitée d'honneur du Vietnam, est un point d'appui sur lequel la France doit jouer pour participer davantage aux discussions multilatérales de la région.

Stratégiquement, la France doit maintenir le cap d'une stratégie claire et cohérente en Indopacifique en ayant conscience de la nécessaire diversification des alliances régionales et où les partenariats français ne doivent pas être quasi-exclusivement basés sur des contrats d'armement. Cet épisode, s'il est un coup dur pour la France, ne remet pas en cause la stratégie française dans l'Indopacifique précisément parce que la France a des territoires à défendre dans la région et ce qui doit compter, pour elle, n'est pas uniquement la vente d'armes mais bien la protection de la souveraineté de ses territoires. En assumant sa place de puissance régionale, la France doit continuer de promouvoir une vision stratégique inclusive, où la stabilité et le multilatéralisme sont les priorités.

Il est désormais nécessaire de gérer au mieux cette crise diplomatique entre alliés de l'OTAN afin d'éviter toute division. Il est essentiel, en l'espèce, de ne pas donner d'arguments à la Chine pour creuser davantage cette faille entre alliés, sur laquelle la Chine joue déjà de sa stratégie anti-américaine et de sa vision anti-occidentale.

La Chine, l'éternelle gagnante de cette division « occidentale » ?

Si la Chine a su montrer sa grande maîtrise de sa stratégie du divide et impera (diviser pour mieux régner) comme outil d'influence et de pouvoir des territoires étrangers, qui a notamment causé certaines tensions au sein même de l'Union européenne[3], elle comprend parfaitement l'indispensable unité au sein de son discours et de sa politique pour prospérer.

La réflexion du poète chinois Du Mu 杜牧 (803 - 852) sur le célèbre ouvrage de Sun Zi 孙子L'art de la Guerre évoque la division comme étant le centre des stratégies de guerre, en insistant sur l'idée qu'il faut être uni dans la bataille. Cela renverrait à la stratégie chinoise actuelle, qui serait basée sur l'idée selon laquelle en occupant l'ennemi de plusieurs côtés, de jour comme de nuit, par des positions parfois contradictoires, l'ennemi finira par diviser ses forces pour se protéger de la menace environnante. Or, c'est en divisant les forces de l'adversaire que cela conduira indéniablement à sa perte. Cela fait ainsi écho à ce qui se passe ces derniers jours entre la France et à l'Australie. Bien que cette division franco-australienne et franco-américaine ne soit pas directement initiée par la Chine, celle-ci reste toutefois un des acteurs moteurs de ce revirement de situation. Selon la vision australienne, la menace grandissante de la Chine dans cette région l'a poussée à redéfinir sa politique de défense en se tournant vers les États-Unis. La Chine pourrait alors profiter de cette division et de cette faunesse que lui offre l'occident pour renforcer sa stratégie en Indopacifique. Néanmoins, elle devra rester méfiante quant à la montée progressive de partenariats stratégiques régionaux qui pourraient lui nuire et la desservir dans le futur[4].

Quel avenir pour la France en Indopacifique ?

Le défi de la France est alors double : réussir à reconstruire une stratégie commune avec ses alliés tout en développant ses coopérations avec les autres acteurs régionaux de l'Indopacifique. Sans discours unifié et si les tensions persistent avec ses alliés les plus proches, la France pourrait avoir du mal à garder le cap sur sa stratégie régionale. Qui plus est, le référendum de Nouvelle-Calédonie approchant (décembre 2021), la France pourrait perdre une grande part de légitimité et de crédibilité dans la région si elle n'arrive pas à s'imposer davantage au sein d'alliances régionales et à démontrer avec fermeté sa capacité à défendre ses principes.

Une fois n'est pas coutume, il est utile de rappeler que la puissance américaine demeure crédible sur la scène internationale. Ceux qui voyaient dernièrement des signes annonciateurs d'un prétendu déclin américain se trompaient. Le retrait des troupes américaines d'Afghanistan a bouclé la boucle de la nouvelle stratégie américaine, à savoir un rééquilibrage vers l'Indopacifique conformément au « pivot » américain engagé depuis 2011. Le jeu diplomatique est fait d'alliances de circonstance et, faut-il le rappeler, les États-Unis ont méprisé l'un de leurs partenaires, la France, tout en privilégiant deux autres alliés, l'Australie et le Royaume-Uni. Cela dit, australiens et américains savent pertinemment que la France aura besoin d'eux pour sa stratégie Indopacifique. L'inverse reste encore à prouver.

Par ailleurs, l'hégémonisme chinois reste dans la région le menace ultime pour de nombreux pays, qui doivent continuer d'avancer conjointement en pleine conscience et responsabilité. En définitive, cette rupture unilatérale du contrat avec Naval Group révèle que nous sommes loin de la concrétisation d'une vision commune entre alliés pour l'Indopacifique qui est indispensable alors qu'une coopération stratégique prometteuse avait été dessinée.

En somme, la France a besoin d'avoir une vision à long terme mais surtout une vision définie et délimitée dans le temps pour atteindre ses objectifs. Tout en gardant les fondements de sa stratégie initiale, la France devrait davantage s'attacher à redéfinir voire réajuster sa stratégie future dans la région notamment en dynamisant ses coopérations avec les pays souverains de la zone et en diversifiant ses partenariats avec les acteurs régionaux. Œuvrer pour la stabilité Indopacifique ne peut se faire sans le soutien et la coopération des États de la zone Indopacifique. Aller de l'avant en poursuivant une coopération en bonne intelligence en défendant notamment des positions communes et des programmes communs dans la zone est primordial. Les efforts diplomatiques doivent à présent être concentrés sur les contreparties financières qui seront demandées à l'Australie, tout en se focalisant sur les contreparties politiques que pourront proposer australiens et américains à la France.


[1] Stratégie qui s'inscrit dans la continuité de l'effort de coopération franco-indonésien, notamment avec l'Indonésie France Defense Dialogue (IFDD) initié en 2013. L'Indonésie pourrait être force de soutien à la stratégie française en recherchant la stabilité dans la région et en prônant l'approche multilatéraliste.

[2] ASEAN Defence Ministers Meeting Plus

[3] Les tensions France-Allemagne concernant les groupes Alstom et Siemens ; La création d'alliance entre pays de l'UE et hors UE avec la Chine 16+1 etc.

[4] Notamment comme le QUAD (Etats-Unis, le Japon, l'Australie et l'Inde ) qui cherche avant tout à contenir l'influence chinoise dans la région et qui pourrait potentiellement accueillir la Corée du Sud ou comme les membres du Five Eyes (Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, Etats-Unis) qui pourrait rapidement encercler la Chine.