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Que retenir de la crise des ballons espions chinois entre Pékin et Washington ?

27/02/2023

Par Nicolas Driouech, responsable du département Amérique du Nord de l'Institut d'études de géopolitique appliquée


Comment citer cette publication :

Nicolas Driouech, Que retenir de la crise des ballons espions chinois entre Pékin et Washington ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 27 février 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/que-retenir-de-la-crise-des-ballons-espions-chinois-entre-pekin-et-washington/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. 

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur.


À quelques jours d'une visite du secrétaire d'État Antony Blinken, un événement particulièrement inattendu est venu s'insérer dans la relation entre Pékin et Washington. Initialement aperçu au-dessus de l'État du Montana, à l'ouest du Mainland, un « ballon espion » a provoqué un incident diplomatique entre les deux pays avant d'être finalement détruit au large de la Caroline du Sud, sur la côte est des États-Unis. Cette violation de l'espace aérien américain, à des fins d'espionnage fermement démenties par les autorités chinoises, provoqua l'ire de la classe politique outre-Atlantique dans son ensemble. Prudent dans un premier temps, le président Biden donna ensuite l'ordre de détruire l'aéronef comme le souhaitaient de nombreux membres du Parti républicain. D'une part, ce problème peut s'avérer embarrassant pour la Chine, prise en flagrant délit malgré l'altitude très élevée à laquelle se situait l'aéronef. D'autre part, l'indignation qu'a suscité cet épisode aux États-Unis divise. Toujours est-il que cet incident provoque une hausse des tensions entre les deux superpuissances, lesquelles ont déjà une relation des plus alambiquées. En conséquence, le chef de la diplomatie états-unienne dut reporter son voyage à une date ultérieure.

Un ballon « espion » qui survole les États-Unis : De nouvelles tensions avec Pékin

Le 2 février 2023, plusieurs officiels de la défense américaine annoncent qu'un ballon de surveillance, suivi de près par le Commandement de la défense aérospatiale de l'Amérique du Nord[1], survole le nord-ouest des États-Unis. La veille, ce ballon « espion » aurait été aperçu par les radars au niveau de l'État du Montana, après avoir survolé l'Alaska puis poursuivi sa trajectoire par-delà les provinces du nord-ouest canadien. Arrivé au-dessus des États-Unis contigus le 28 janvier, le ballon fut détecté à plus de 18 000 mètres d'altitude et non dans une zone extra-atmosphérique comme cela aurait pu être le cas avec un satellite de surveillance.

Prudente dans un premier temps, l'administration Biden préféra ne pas prendre de risque par peur de détruire l'aéronef sans connaître ses composantes. Deux avions de chasse de type F-22 Raptor furent tout de même envoyés au contact de l'aéronef sans que la moindre action ne soit enclenchée. Il fallut attendre le 4 février pour que la décision de détruire le ballon soit prise, alors qu'un engin similaire fut aperçu le même jour, quelque part, en Amérique latine. Après sa destruction par un avion de chasse de l'U.S. Air Force, les débris ne cessèrent de tomber avant d'échouer sur la côte atlantique, en Caroline du Sud. La récupération des restes de l'aéronef est très importante : elle permettra de définir, avec plus de précision, de quoi était composé ce ballon, ce qui devrait conduire à un jugement moins hâtif de la situation.

La Chine et la carte de l'innocence : Maladresse ou pragmatisme ?

La médiatisation de cet incident entraîna des réactions en chaîne. Ce fut également le cas sur l'autre rive de l'océan Pacifique, où les autorités chinoises nièrent ardemment les accusations d'espionnage. À cet effet, Nao Ning, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, défendait le 3 février 2023 que la Chine avait toujours « [...] respecté le droit international et n'a aucune intention d'espionner quelque pays souverain que ce soit », ajoutant que le gouvernement chinois espérait gérer cette situation avec calme et prudence. Le même jour, un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères prétendit qu'il s'agissait d'un « un aéronef civil, utilisé à des fins de recherches, principalement météorologiques ». Ce dernier, « affecté par les vents », aurait dévié de sa trajectoire, tout en exprimant les regrets de la Chine pour cette « violation involontaire de l'espace aérien américain ». Profitant de la similitude entre ce type de ballon de sonde et un ballon météorologique, le gouvernement chinois n'eut de cesse de nier toute malveillance à l'égard de Washington. Car cet épisode est bien embêtant pour un état-major dont le commandement ne put éviter d'être repéré par les radars de l'aviation américaine malgré l'altitude à laquelle se trouvait l'aéronef, en sus des moyens à la disposition du régime chinois. Ces propos ne firent pas retomber l'indignation sur l'autre rive du Pacifique, le porte-parole du Pentagone, Pat Ryder, maintint les allégations d'espionnage sans vouloir ajouter davantage de détails.

Il est d'autant plus surprenant que la Chine ait utilisé une technologie moins fréquemment utilisée. Les ballons de surveillance, intronisés à la fin du XIXe siècle et conséquemment utilisés pendant la guerre froide, ne constituent plus l'outil phare de l'espionnage spatial au XXIe siècle. Ces derniers ont progressivement laissé la place à des satellites espions ou tout simplement à des drones. La Chine est d'ailleurs à l'avant-garde. En 2021, elle lança vingt-deux satellites de reconnaissance, soit dix-huit de plus que le Pentagone[2]. De fait, nous pouvons évoquer une maladresse de l'état-major de l'armée populaire de libération.

Une indignation exagérée ou consécutive à une réelle menace ?

À la lecture de la vague de réactions que suscita cet épisode, l'intrusion de ce ballon de sonde dans l'espace aérien des États-Unis mit vent debout une grande partie de la classe politique outre-Atlantique, entre ceux qui souhaitaient un anéantissement rapide de l'objet volant et l'administration au pouvoir, plus modérée dans son approche. Tout au long de la semaine, d'autres objets furent abattus sans qu'il n'y ait de lien avéré avec un possible espionnage chinois. Ce fut le cas en Alaska, où un objet volant fut détruit sans qu'il ne puisse y avoir la moindre information sur les caractéristiques de l'objet abattu[3]. De nombreuses mesures, au niveau national mais aussi local de manière plus ponctuelle, ont été prises depuis le début de la crise. Parmi ces mesures, la fermeture de l'espace aérien des États-Unis est venue ainsi rappeler la journée du 11 septembre 2001, lorsqu'une opération - de plus grande ampleur - avait été décrétée afin de contrôler le ciel et les avions qui y circulaient pour éviter tout autre attentat.

La rédaction de la revue Foreign Policy se demandait, le 13 février 2023, si les États-Unis en avaient trop fait en réagissant de la sorte[4]. Il est vrai que ces événements ne mettent pas en scène une attaque contre les intérêts des États-Unis ou leur souveraineté mais résultent plutôt de pratiques courantes. Xavier Tytlemann, spécialiste aéronautique, pense que la portée stratégique de ce ballon est très faible[5]. Selon lui, les États-Unis reprochent à la Chine ce qu'eux-mêmes font régulièrement en mer de Chine - sans toutefois voler dans l'espace aérien chinois - ce dont Pékin n'hésite pas à se plaindre régulièrement. Plus d'une semaine après le début de l'incident, il semblerait que la tension ne soit pas retombée d'un seul cran. En effet, de nouvelles péripéties émaillèrent les jours qui suivirent l'incident initial, obligeant l'administration Biden à rester sur le qui-vive, nonobstant les réactions d'une opposition conservatrice plus belliqueuse que jamais. Bien qu'une certaine névrose ait touché la classe politique américaine dans son ensemble, cet incident aurait pu être géré plus discrètement par la défense américaine. Selon Emmanuel Veron, les « Américains ont voulu reprendre l'avantage sur cette « intrusion » chinoise dans l'environnement géographique et atmosphérique des États-Unis[6] » plus qu'ils n'ont été surpris et débordés.

Ceci posé, il est de notoriété publique que la Chine espionne son concurrent américain - comme celui-ci affirme régulièrement - dans plusieurs domaines, en premier lieu économique et technologique. En l'absence d'une stratégie globale pour lutter contre les cybermenaces chinoises[7], le renseignement américain apparaît en retrait depuis plusieurs années bien qu'alerté des nombreuses stratégies d'espionnage mises en place par Pékin.

La relation sino-américaine sous tension : Une constante appelée à prendre plus d'ampleur ?

Des partenaires économiques interdépendants malgré une rivalité systémique

La « grande stratégie », telle qu'elle est définie par Thomas Gomart, s'apparente à la « mise en cohérence, sur le long terme, des politiques économiques, des actions diplomatiques et des efforts militaires pour exister sur la scène internationale en étant capable de promouvoir ses intérêts et son système de valeurs[8]. » Celle des États-Unis se fonde à un plus haut de degré, et vice versa[9]. Ainsi, les deux superpuissances s'affrontent dans deux nombreux domaines, l'une pour s'imposer comme première puissance économique et stratégique mondiale et ainsi bouleverser l'ordre international, l'autre pour préserver sa supériorité économique et militaire sur le reste du monde et, par voie de conséquence, endiguer la montée en puissance de la Chine.

Les deux pays s'affrontent sur de nombreux terrains. Sur le plan spatial, la souveraineté de Hongkong et a fortiori celle de la République de Chine (Taïwan) occupe les esprits. Alors que Pékin revendique la souveraineté des territoires insulaires de Taïwan, Washington se pose en bouclier face à la menace constante venant de la République populaire. Sur le plan économique, les États-Unis utilisent parfois le volet des sanctions contre la Chine, comme par exemple avec celles qui visent à entraver l'industrie technologique chinoise[10].

Malgré ce bras de fer persistant, la Chine et les États-Unis sont économiquement interdépendants. Selon Pascal Boniface, les échanges entre les deux pays rapporteraient deux milliards de dollars par jour. En guise de comparaison, le commerce entre les États-Unis et l'Union soviétique permettait d'atteindre les mêmes résultats en l'espace d'une année. De nos jours, les États-Unis se positionnent comme le premier partenaire commercial de la Chine devant l'Union européenne et Hongkong, avec pour recettes 450,6 milliards de dollars en 2019[11].

Le Canada, partie prenante de l'histoire ?

Un troisième pays est désormais lié à cette crise. Il s'agit du Canada dont le Premier ministre a annoncé le week-end du 12 février qu'un objet non-identifié avait été abattu par un avion de chasse américain. Désormais acteur de cette crise, le Canada avait déjà fait montre de sa méfiance à l'égard de la Chine depuis l'arrivée au pouvoir de Justin Trudeau en 2015. En novembre 2022, Mélanie Joly, ministre canadienne des Affaires étrangères, affirmait que la Chine était « une puissance qui bouleverse de plus en plus l'ordre mondial » et qui cherche à façonner l'environnement mondial de manière à ce qu'il soit plus permissif pour des intérêts et des valeurs qui s'éloignent de plus en plus de ceux du Canada[12]. » De là est née une stratégie canadienne pour l'Indopacifique basée sur des alliances économiques avec les voisins de Pékin, tels que la République de Corée ou le Japon.

Cette assertion sonne légitimement comme un soutien à la politique de Washington, quelques jours seulement avant le début du sommet du G20, où la froideur de l'échange entre Justin Trudeau et Xi Jinping avait marqué les esprits. Cette distance n'émane pas de la volonté d'un seul homme comme nous pourrions croire à la lecture du sommet de Bali, mais plutôt d'une vision bien distincte du droit et des libertés. Selon Jean-François Caron et Frédéric Boily, la volonté de Justin Trudeau de « respecter la règle de droit [...] ne peut que heurter violemment l'opposition de Xi Jinping à l'égard du modèle occidental.[13] » En outre, la dégradation des relations entre Pékin et Ottawa à la suite de la détention de deux Canadiens dans des prisons chinoises, en riposte à l'arrestation de la directrice financière de Huawei, fin 2018, à Vancouver, accentua la défiance entre le Canada et la Chine. En conséquence, le gouvernement canadien refusa de signer des accords de libre-échange, dont un traité à l'automne 2020, et procéda à des restrictions sur les importations provenant de Chine et, plus particulièrement, de la région du Xinjiang.


[1] North American Aerospace Defense Command (NORAD).

[2] Juan Pons, « Les satellites espions de la Chine observent et écoutent également tout ce qui se passe en Ukraine », Atalayar, 22 Mar. 2022.

[3] « Les États-Unis abattent un "objet" volant au-dessus de l'Alaska », Courrier International, 11 Feb. 2023.

[4] "Did the U.S. overreact to the spy balloon?", Foreign Policy, 13 Feb. 2023.

[5] Propos tenus sur la chaine LCI le 3 février 2023.

[6] Emmanuel Véron sur TV5 MONDE Info le 5 février 2023.

[7] Frédérick Douzet, « L'art de la guerre revisité. Cyberstratégie et cybermenace chinoises », Hérodote, La Découverte, 2014/1, vol. 152-153, p.162.

[8] Thomas Gomart, Guerres Invisibles. Nos prochains défis géopolitiques, Paris, Tallandier, 2021, p. 30.

[9] Ibid.

[10] Roger McShane, "Cloudy with a chance of pain", The Economist, « The World Ahead 2023 », Nov. 2022, p.14.

[11] « La Chine, au coureur du commerce mondial » dans 40 cartes pour comprendre la Chine, Le Monde, « Hors-série », mars-mai 2021, p. 36.

[12] Jean-François Caron, « La marginalisation du Canada sur la scène internationale », Diplomatie, n. 119, janvier-février 2023, p.13.

[13] Jean-François Caron et Frédéric Boily, « Canada - Chine : deux visions du monde qui s'opposent », Diplomatie, n. 119, janvier-février 2023, p.17.