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Pakistan : entre crise politique, intrigues diverses et chaos terroriste, l’été sombre du « pays des purs »

11/08/2023

Par Olivier Guillard, chercheur associé à l'Institut d'études de géopolitique appliquée, auteur notamment de L'inquiétante République islamique du Pakistan (L'Harmattan, 2021), A Dangerous Abyss Called Pakistan (L'Harmattan, 2022).


Comment citer cette publication

Olivier Guillard, Pakistan : entre crise politique, intrigues diverses et chaos terroriste, l'été sombre du « pays des purs », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 11 août 2023.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur. L'image d'illustration, libre de droits, est un choix de la rédaction.


Comme si les tourments politiques et institutionnels, la déshérence économique et financière et le péril terroriste quotidien ne suffisaient pas déjà aux malheurs de ses 225 millions de citoyens, une tragédie humaine de plus endeuilla le 6 août 2023 la République islamique du Pakistan, lorsqu'un accident ferroviaire (déraillement de huit wagons) dans la province méridionale du Sindh - à l'origine encore incertaine [1] - emporta dans le trépas une trentaine de passagers voyageant à bord de l'Hazara Express.

Porté (brièvement) à la connaissance du monde extérieur, cet événement tragique se dilua presque instantanément dans un quotidien déjà sinistré par une noria de maux divers et de faiblesses coutumières, dont ressortent principalement le dernier épisode (comme souvent haut en couleur) d'une interminable crise politique entamée en début d'année et les dernières manifestations d'un péril terroriste sans fin [2] balafrant le pays en tout point du territoire.

Arrestation, condamnation, dissolution et élections (repoussées)

Samedi 5 août 2023, les forces de police ont arrêté à son domicile (Lahore) l'ancien Premier ministre Imran Khan [3] (du Pakistan Tehreek-e-Insaf ou PTI ; Mouvement du Pakistan pour la Justice) après qu'un tribunal l'a condamné à trois ans de prison pour corruption [4]. Dans une vidéo pré-enregistrée, l'ancienne gloire nationale du cricket suggérait à ses (nombreux) sympathisants : « Lorsque vous entendrez cette déclaration, ils (gouvernement ; police) m'auront arrêté. Je n'ai qu'un seul appel à lancer : ne demeurez pas silencieux à la maison ».

Le même jour, le ministre de la Justice annonçait aux médias et aux électeurs que les futures élections générales (jusqu'alors envisagées en novembre) reposeraient sur les données d'un nouveau recensement (restant à organiser au niveau national) et que les listes électorales devraient être préalablement revues et mises à jour et tenir compte des données actualisées du recensement ; enfin, il devrait également être procédé à un redécoupage des circonscriptions. Des prérequis impliquant que l'organisation du prochain scrutin national devrait – sauf immense surprise… - être retardée de plusieurs mois (a minima).

Débuté la veille sur des bases élevées, le premier week-end aoutien réservait encore moult « surprises » à la deuxième démographie d'Asie méridionale : dimanche 6 août, le Premier ministre Shebhaz Sharif annonçait depuis sa province du Punjab : « Je vais dissoudre mon gouvernement et l'Assemblée nationale le 9 août. Puis un gouvernement intérimaire prendra le relais et des élections (parlementaires) seront organisées ».

De fait, à la date convenue, en vertu de l'article 58, paragraphe 1 de la Constitution, le Président Arif Alvi a dissous (sur avis du Premier ministre) l'Assemblée nationale [5] ; une chambre basse qui, pour l'anecdote, n'est dans toute son histoire parvenue qu'à deux reprises (en 2013 et 2018) au terme de son mandat quinquennal…

En se plongeant dans le détail des dispositions de la Constitution, les citoyens pakistanais curieux et soucieux des incidences de cette décision auront noté les quelques points suivants :

  • 1. conformément à l'article 224, la Commission électorale du Pakistan doit organiser des élections générales dans les 60 jours suivant la fin du mandat de l'assemblée, ou dans les 90 jours en cas de dissolution anticipée.
  • 2. Entre la dissolution de l'assemblée et l'organisation des nouvelles élections, un gouvernement intérimaire doit être désigné – par le Président, en collaboration avec le Premier ministre sortant et le chef de l'opposition - ; la principale mission de ce gouvernement temporaire est de « créer un environnement propice à la tenue d'élections libres et équitables dans le pays ».
  • 3. L'article 94 de la Constitution dispose : « Le président peut demander au Premier ministre de continuer à exercer ses fonctions jusqu'à ce que son successeur accède à la fonction de Premier ministre ». Aussi, jusqu'à la nomination du Premier ministre intérimaire, c'est le Premier ministre sortant Shehbaz Sharif qui assumera la fonction de chef de gouvernement intérimaire.
  • 4. Le 9 août toujours, en s'appuyant sur l'article 63 (1) de la Constitution, la Commission électorale du Pakistan a écarté pour cinq ans Imran Khan (70 ans) de toute fonction publique, suite à la condamnation évoquée plus haut dans cette tribune.

C'est peu dire que les événements politico-judiciaires de ces derniers jours desservent principalement l'opposition et notamment le parti d'Imran Khan, le Pakistan Tehreek-e-Insaf (PTI ; Mouvement du Pakistan pour la Justice), objet depuis le printemps « d'attentions particulières » de la part du gouvernement et de l'omnipotente Pakistan army. Cette co-entreprise de circonstance n'a pas ménagé sa peine pour affaiblir/vider de sa substance le PTI – jusqu'alors le parti disposant du plus grand nombre d'élus à la chambre basse ! -, dont nombre de cadres ont plus ou moins été contraints de quitter un navire en perdition.

A contrario, les péripéties (politiques) aoutiennes agitant le « pays des purs » à quelques jours de sa fête nationale (14 août) profitent bien davantage au gouvernement sortant, à Shehbaz Sharif (du PML-N) notamment, dont le possible retour au pays [6] de son mentor et frère ainé, l'ancien Premier ministre Nawaz Sharif (73 ans ; élu à trois reprises… et autant de disgrâces, de fin de mandat précipitée), se discute ouvertement ces derniers temps d'Islamabad à Rawalpindi [7]. « Nawaz Sharif sera le prochain 1er ministre du Pakistan (à l'issue des prochaines élections générales). Il servira le peuple ainsi qu'il l'a fait par le passé » [8] prophétisait lundi 7 août le chef de gouvernement sortant et frère cadet de l'intéressé, Shehbaz Sharif (71 ans).

Pour nombre d'observateurs, il ne paraît guère réaliste de procéder au redécoupage des circonscriptions, à l'établissement de nouvelles listes électorales et d'organiser des élections générales dans les délais impartis par la Constitution. Et d'aucuns d'estimer à février-mars 2024 la possible date de ce fameux scrutin ; au plus tôt…

Imran Khan a naturellement contesté (via ses avocats) sa condamnation pour corruption. Depuis lors, la réaction populaire à sa condamnation puis à son emprisonnement a été plutôt discrète, peu spectaculaire sinon étonnamment minimale ; en tous les cas, sans aucune comparaison possible avec le chaos généré en mai lorsque ses partisans avaient – fait rarissime dans ce pays où les généraux sont proverbialement fiers, omnipotents et à la rancune tenace - attaqué des bâtiments gouvernementaux et militaires dans tout le pays ; bien trop hardiment visiblement...

Pour autant, à moins que l'ancien capitaine de l'équipe nationale de cricket n'exhorte très explicitement ses fidèles au calme et à la mesure, des violences dans les grands centres urbains ne peuvent être totalement écartées ces prochains jours ; des heurts comme autant de défiances auxquels les forces de sécurité et le gouvernement (appuyé par l'armée) réagiraient bien évidemment sans tarder et des plus fermement.

Le péril terroriste, encore et toujours, sans entraves ni limites

Le 30 juillet 2023, à Khar [9] (125 km au nord de Peshawar), un attentat suicide ciblant un rassemblement du parti politico-religieux Jamiat Ulema-e-Islam-F (JUI-F ; membre de la coalition au pouvoir) faisait une cinquantaine de victimes dans les rangs de ses 400 participants ; un acte terroriste revendiqué par l'État islamique (ISIS/Daech) qui coïncidait – probablement tout sauf le fruit du hasard - avec l'arrivée du vice-Premier ministre chinois [10] dans la capitale pakistanaise censé (notamment) discuter avec les autorités pakistanaises de la deuxième phase du très coûteux autant que controversé China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) [11].

Ce meurtrier attentat suicide perpétré par l'État islamique (ISIS) est loin d'être le premier du genre au Pakistan, le JUI-F (parmi pléthore d'autres cibles) ayant déjà – parmi nombre d'autres victimes - fait les frais de sa violence radicale par le passé, en 2022 notamment. Ce groupe islamo-terroriste est loin d'être le seul à opérer sur le territoire pakistanais (une fois et demie le territoire français métropolitain) ; pour rappel, depuis le retour « aux affaires » à Kaboul (Afghanistan) de leurs cousins talibans et l'instauration d'un Émirat islamique d'Afghanistan 2.0 [12] voilà précisément deux ans (en août 2021), les Talibans pakistanais (TTP [13]) semblent investis d'une énergie particulière (macabre) et redoublent d'efforts pour frapper leurs cibles traditionnelles (cf. forces de sécurité ; symboles de l'État ; société civile). Une noria d'autres groupes terroristes aux motivations et agendas tout aussi condamnables lacèrent parallèlement quotidiennement le pays.

Comme il se doit, les fresques politico-judiciaires de ces derniers jours et semaines n'ont guère freiné les ardeurs de la galaxie radicale terroriste de ce fragile pays d'Asie du Sud : lundi 7 août, dans la province du Baloutchistan (district de Panjgur), l'explosion d'une mine antipersonnel ciblant un véhicule faisait sept victimes. Le même jour, au Nord-Waziristan et à Peshawar (province de Khyber-Pakhtunkhwa, quatre individus (personnels de sécurité notamment) perdaient la vie dans des attentats. Mercredi 9 août, près de la frontière pakistano-afghane (province du Baloutchistan), une opération des hommes du Counter Terrorism Department (le CTD) mettait un terme définitif aux méfaits d'un trio de terroristes impliqués notamment dans un attentat-suicide en mai dernier [14] contre le chef du Jamaat-i-Islami [15]. Signalons encore, parmi une série de faits terroristes sans fin ou presque que le 28 juillet, dans la province du Punjab, le CTD procédait à l'arrestation d'une dizaine d'individus fomentant a priori des attaques contre des citoyens étrangers (cf. ressortissants chinois) et la commémoration de Muharram [16].

Courant juin, lors d'une conférence de presse, le directeur général de l'Inter-Services Public Relations (ISPR) [17] révélait que depuis le début de l'année, les forces de sécurité pakistanaises avaient mené sur le territoire national plus de 13 000 opérations (!) lors desquelles quelques 1 172 terroristes avaient été neutralisés ou arrêtés [18]. Au rythme où vont les choses - qui plus est dans l'environnement politique confus et ténu du moment -, on peut sans risque de se tromper redouter que ces statistiques inquiétantes demeurent un certain temps encore orientées à la hausse ; aux dépends des 225 millions de Pakistanais aspirant à plus de sérénité (politique, sociale) et à moins de drames (sécuritaires, terroristes). Mais ont-ils seulement quelque infime chance d'être entendus…


[1] « Il peut y avoir deux raisons à cet accident, un problème mécanique ou un sabotage » estima peu après ce drame le ministre des chemins de fer (France 24, le 6 août 2023).

[2] Au 9 août, on recense depuis le 1er janvier 2023 pas moins de 255 incidents terroristes responsables de près de 800 victimes (South Asia Terrorism Portal).

[3] Un 22e chef de gouvernement au pouvoir entre 2018 et avril 2022, jusqu'à une motion de censure fatale présentée par l'opposition le poussant à démissionner de ses fonctions. Depuis lors, l'ancien capitaine de l'équipe nationale de cricket a fait l'objet de 170 procédures judiciaires différentes pour corruption, terrorisme et autre incitation à la violence…

[4] Cession à titre onéreux (et non autorisée) de cadeaux reçus de la main de dignitaires étrangers et autres lors de son mandat de 1er ministre (2018-2022).

[5] Relevons ici que le mandat de cinq ans de l'Assemblée nationale sortante (chambre basse du Parlement) ayant débuté le 12 août 2018, la dissolution intervient seulement trois jours avant la fin officielle de sa mandature…

[6] Le chef de clan de la dynastie politique Sharif vit en exil à Londres depuis 2019… sans pour autant nuire à son influence politique et à son autorité au sein de la PML-N.

[7] Où se trouvent notamment, en périphérie de la capitale Islamabad, le quartier-général de l'armée (le véritable centre du pouvoir du pays).

[8] Times of India, 7 août 2023.

[9] Province septentrionale de Khyber-Pakhtunkhwa.

[10] ''China's belt and road expansion in Pakistan at risk as terrorist attacks surge'', South China Morning Post, 1er août 2023.

[11] Pièce sud-asiatique majeure de l'ambitieuse Belt & Road Initiative chinoise) initié voilà 10 ans par Islamabad et Pékin, le CPEC relie via une kyrielle de chantiers et de projets d'infrastructures (énergies, routes) modernes le port de Gwadar (province pakistanaise du Baloutchistan) ouvert sur le Golfe d'Oman et la mer d'Arabie à la province chinoise (enclavée) du Xinjiang.

[12] Après une première ''expérience'' en 1996 et 2001.

[13] Lesquels ont mis fin en novembre dernier à un éphémère cessez-le-feu avec le gouvernement et ses forces de sécurité.

[14] Quotidien Dawn (Pakistan), 19 mai 2023.

[15] Un parti politique islamiste parmi les plus influents dans la société pakistanaise (en dépit de résultats généralement modestes aux élections).

[16] Le premier mois du calendrier islamique, début de la nouvelle année pour les musulmans, commémorant également le martyre de l'Imam Hussein, petit-fils du prophète Mahomet.

[17] Le département médias et relations publiques de l'armée.

[18] Dawn, 25 juillet 2023.