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Les flux migratoires entre le Japon et le Brésil : les débuts de l’émigration japonaise, son impact sur le Brésil et la situation des nippo-brésiliens aujourd’hui

13/09/2022

Camille Denis, responsable du département audiovisuel de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenu avec Pauline Cherrier, maître de conférences à Aix-Marseille Université et spécialiste des migrations internationales entre le Brésil et le Japon.


Comment citer cet entretien :

Camille Denis, Pauline Cherrier, « Les flux migratoires entre le Japon et le Brésil : les débuts de l'émigration japonaise, son impact sur le Brésil et la situation des nippo-brésiliens aujourd'hui », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Septembre 2022, URL : https://www.institut-ega.org/l/les-flux-migratoires-entre-le-japon-et-le-bresil-les-debuts-de-l-emigration-japonaise-son-impact-sur-le-bresil-et-la-situation-des-nippo-bresiliens-aujourd-hui/


Timbre spécial pour l’anniversaire des 50 ans de l’arrivée des premiers Japonais au Brésil (Wikimedia Commons)
Timbre spécial pour l’anniversaire des 50 ans de l’arrivée des premiers Japonais au Brésil (Wikimedia Commons)

Camille Denis - Aujourd'hui, le Brésil compte sur son sol environ deux millions de personnes d'origine japonaise, selon le ministère des Affaires étrangères japonais, ce qui en fait la première communauté japonaise au monde, en dehors du Japon. C'est principalement avec la signature d'un traité d'amitié entre le Japon et le Brésil à la fin du XIXème siècle que les relations diplomatiques entre ces deux pays ont débuté. Pourriez-vous nous en dire plus concernant le contexte de l'époque, dans lequel les premières relations diplomatiques entre le Japon et le Brésil se sont nouées ?

Pauline Cherrier - Les liens diplomatiques entre le Japon et le Brésil remontent à 1895. C'est une période de l'histoire japonaise connue comme appartenant à l'ère Meiji (1868 - 1912), et elle coïncide avec la mise en place de l'État-nation japonais - tout en restant un empire - : le Japon s'est doté d'une Constitution, d'un code civil et de plusieurs institutions politiques et juridiques, qui avaient pour objectif, entre autres, de prouver à l'Occident que le Japon était leur égal. Pourquoi donc ce besoin de prouver que le Japon pouvait rivaliser avec les pays occidentaux ? Nous devons effectuer un point historique pour l'expliciter, cela étant nécessaire afin d'appréhender le contexte dans lequel les relations diplomatiques entre le Japon et le Brésil ont débuté.

Durant des siècles, la Chine avait été le modèle politique et littéraire, entre autres, des Japonais. Or, avec l'arrivée des occidentaux dans cette région du monde et les défaites chinoises lors des guerres de l'opium (1839 - 1856), peu avant l'ère Meiji, le régime chinois a été grandement déstabilisé, et les autorités japonaises de l'époque ont souhaité éviter au Japon de connaître le même sort que la Chine. Il a alors été décidé, à reculons, d'ouvrir les ports japonais aux occidentaux qui souhaitaient commercer avec le Japon.

Ici, nous devons nous attarder sur les traités dits « inégaux » ayant été signés entre le Japon et certains pays occidentaux principalement, qui offraient de grands avantages à ces derniers, au détriment du Japon.

L'ouverture « forcée » du Japon a été actée par la signature d'un premier accord commercial, la « Convention de Kanagawa », signée en 1854. C'est le premier accord inégal passé entre le Japon et les États-Unis, ayant permis l'ouverture de certains ports japonais. Il a été suivi la même année par la signature du traité d'amitié anglo-japonais, traité également inégal. En 1958, des traités d'amitié et de commerce ont également été signés avec les États-Unis et avec le Royaume-Uni.

Cette ouverture « forcée » a été acceptée par l'autorité politique de l'époque, à savoir le Shogun. Cet événement est par ailleurs souvent assimilé comme étant la fin du régime des Shoguns, la fin de l'isolationnisme japonais et le passage à l'occidentalisation. Dans cette nouvelle ère Meiji, qui s'est ouverte en 1868, donc après la signature des traités inégaux, le leitmotiv était la modernisation : l'ouverture du Japon à l'Occident s'est faite selon un rapport inégalitaire, et les Japonais ont pu constater l'écart technologique, militaire, entre le Japon et les occidentaux. Durant l'ère Meiji, les Japonais souhaitaient désormais combler ce retard afin de traiter sur un pied d'égalité avec eux.

Ainsi, c'est dans ce contexte que le Japon va lier de nouvelles relations diplomatiques avec d'autres pays, comme le Mexique, le Pérou, l'Argentine, et donc également le Brésil, avec lesquels le Japon va traiter sur un pied d'égalité.

Concernant ces nouveaux traités égalitaires, un traité d'amitié et de commerce entre le Japon et le Mexique a été signé en 1888, et en 1895, les relations diplomatiques nippo-brésiliennes ont débuté, avec la signature d'un traité d'amitié, de commerce et de navigation. Aussi en 1898, un accord du même type a été conclu entre le Japon et l'Argentine.

Voici donc le contexte dans lequel les relations diplomatiques entre le Japon et le Brésil ont débuté.

C.D - Vous venez d'évoquer le traité d'amitié signé entre le Japon et le Brésil en 1895, et c'est également à partir de cette année que l'émigration a commencé à être reconnue au Japon, aboutissant en 1908 aux premiers flux migratoires vers le Brésil. Cette émigration a connu une accélération après la Première Guerre mondiale, notamment en 1924 avec l' « Immigration Act of 1924 » qui a été mis en place aux États-Unis et qui a interdit l'immigration japonaise, redirigeant ces flux migratoires vers, entre autres, le Brésil.

Après la remise en contexte que vous venez d'effectuer concernant l'ouverture des relations diplomatiques entre le Japon et le Brésil, pourriez-vous désormais revenir sur le contexte dans lequel sont apparues les premières émigrations de Japonais vers le Brésil, au-delà des exemples que je viens d'évoquer ? Pourriez-vous également nous en dire davantage sur les raisons, économiques, sociales et politiques qui ont poussé ces Japonais à émigrer vers le Brésil ?

P.C - En effet, le Brésil a été, pour les émigrés japonais, une destination par défaut, du fait de l'interdiction de l'émigration vers l'Amérique du Nord. Mais l'émigration attirait à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle de nombreux Japonais, tentés de partir mieux gagner leur vie à l'étranger.

Entrons dans les détails. Historiquement, dans le contexte du Japon du Meiji, qui, comme nous venons de le voir, souhaitait devenir l'égal des occidentaux en menant une politique active de modernisation et d'industrialisation, les Japonais n'avaient originellement pas le droit d'émigrer. Les autorités japonaises ne souhaitaient pas que les Japonais émigrent et travaillent en dehors du Japon pour des bas salaires, afin d'éviter qu'ils puissent être perçus comme des migrants pauvres. En effet, l'une des préoccupations du gouvernement japonais était que le Japon ait une image positive au niveau des relations internationales, d'où cette interdiction.

Malgré tout, quelques premiers Japonais ont pu partir à Hawaï à partir de 1868, bien que cela était en théorie interdit, car ils partaient sous des conditions extrêmement strictes : ils quittaient le Japon avec un contrat de trois ans et devaient impérativement revenir ensuite. C'était sous ces conditions que les autorités japonaises ont concédé à les laisser partir.

Mais, à partir de 1895, les choses ont évolué. Le Japon a connu la première guerre sino-japonaise (1894 - 1895) qui est importante dans l'histoire japonaise à plusieurs niveaux. Cette guerre symbolise le changement de puissance référente. Pendant des siècles, l'empire chinois était la référence politique, mais aussi idéologique et religieuse, du Japon. Mais en 1895, le nouvel empire japonais, qui s'était doté d'institutions, à l'instar des États-nations occidentaux, a remporté son premier conflit contre la Chine. Symboliquement, cela était particulièrement important.

Parallèlement à cela, en 1895, une loi de protection des émigrés a été mise en place au Japon, régulant les pratiques en lien avec l'émigration, car au vu de son interdiction, sauf exceptions dont nous avons parlé précédemment, un marché noir s'était mis en place au sein duquel les Japonais souhaitant émigrer passaient par des réseaux de passeurs.

Conformément à la politique japonaise qui visait à développer une image forte à l'international, les autorités japonaises ont donc mis en place cette loi de protection des émigrés, reconnaissant ainsi le statut juridique d'émigré.

À partir du moment où Hawaï a été intégrée aux États-Unis, en 1898, de nombreux japonais se sont servis de l'émigration vers Hawaï pour se rendre ensuite sur la côte californienne, conduisant, dès la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, à une émigration japonaise vers les États-Unis. Cette migration a déclenché des mouvements anti-asiatiques, qui ont par la suite donné lieu à des accords passés entre les États-Unis et le Japon, afin de limiter les flux migratoires.

Cela a donc redirigé les flux migratoires japonais, notamment vers le Brésil, dès 1908, la condition étant que les Japonais devaient émigrer en famille.

Il faut également savoir qu'au début de l'ère Meiji, près de 80% des Japonais étaient des paysans, beaucoup d'habitants étaient pauvres, ce qui les a poussés à émigrer. Du côté du Brésil, le besoin en main d'œuvre afin de travailler dans les plantations de café était grand, du fait de l'abolition de l'esclavage en 1888 mais aussi du tarissement de la main d'œuvre en provenance d'Europe.

C.D - Désormais, pourriez-vous nous décrire la situation, aujourd'hui, de ces nippo-brésiliens, ces personnes d'origines japonaises qui vivent au Brésil ?

P.C - Aujourd'hui, les Brésiliens d'origine japonaise, quoique nombreux, forment une minorité au sein de la population brésilienne. On les retrouve néanmoins plutôt concentrés dans l'État de São Paulo où leur influence au sein de la ville de São Paulo est relativement visible. Dans les années 1970 la deuxième génération d'émigrés japonais a eu accès à des emplois relativement qualifiés au sein de la société brésilienne (enseignants, ingénieurs, médecins, etc.) de sorte qu'une image de réussite sociale voire de « minorité modèle » leur est souvent associée.

Dans les années 1990, lorsque l'économie brésilienne a connu l'un de ses pires moments, les Brésiliens d'origine japonaise ont été considérés comme « privilégiés » car bénéficiant d'un canal légal d'émigration vers le Japon, contrairement aux autres Brésiliens qui tentaient d'échapper à la crise.

C.D - Ces émigrés japonais ont influencé le Brésil dans plusieurs domaines, comme l'agriculture par exemple, avec l'importation de certaines techniques, mais également sur d'autres aspects culturels, tels que le sport avec le développement du judo qui est devenu très populaire.

Ainsi, de quelle manière et à quel point cette communauté d'origine japonaise a-t-elle influencé la culture brésilienne ?

P.C - Les domaines d'influence de la culture japonaise au Brésil sont nombreux et sont en lien avec la manière dont les Japonais sont arrivés au Brésil et s'y sont implantés.

Ainsi, dans le domaine de l'agriculture, les apports des Japonais sont nombreux. Nous pouvons parler de l'importation d'espèces jusque-là non cultivées au Brésil (le concombre, l'aubergine, le kaki), l'apport des méthodes de production au sein de coopératives agricoles, etc.

Le Brésil est un vaste pays et le degré d'influence de la culture japonaise n'est pas le même partout : à nouveau, c'est principalement dans l'État de São Paulo ou dans les endroits d'implantation des Japonais que cette influence est la plus importante.

C.D - Aujourd'hui, les deux pays demeurent proches. Par exemple en 2017, une Japan House a été ouverte au Brésil à Sao Paulo, un centre culturel mettant le Japon à l'honneur.

En quoi ces flux migratoires entre le Japon et le Brésil ont-ils permis de consolider les relations diplomatiques entre ces deux pays ?

P.C - Les relations diplomatiques entre Brésil et Japon ont évolué au fil des flux migratoires entre les pays. Comme nous l'avons vu, l'établissement des relations diplomatiques en 1895 a permis aux Japonais d'émigrer au Brésil au début du XXème siècle.

Dans les années 1970, lorsque le Japon est devenu le deuxième « grand mondial » (la deuxième puissance économique mondiale), de nombreuses entreprises japonaises se sont implantées au Brésil, ce qui a également amené de nombreux Japonais à venir s'implanter au Brésil.

Nous pouvons également citer le programme de développement de la région du Centre-Ouest du Brésil, le « Prodecer », mis en place par les gouvernements brésilien et japonais afin d'y développer la production céréalière, le Japon étant alors en très forte demande de céréales et de soja.

Depuis 1990, c'est notamment avec la pression des députés nippo-brésiliens que la loi d'immigration japonaise a été modifiée afin de permettre aux nippo-brésiliens des deuxième et troisième générations d'émigrer au Japon. En 2007 cette communauté brésilienne était la 3ème communauté la plus importante en nombre du Japon.

C.D - Intéressons-nous également à la population brésilienne présente au Japon. Elle a connu une grande augmentation, passant de 4000 Brésiliens au Japon en 1988 à 310000 en 2006, bien qu'avec la crise économique de 2008, ce chiffre ait diminué. Dans votre article intitulé : « Le traitement médiatique des travailleurs brésiliens du Japon durant la crise économique de 2009 », vous utilisez l'expression des « 3 K » pour décrire les conditions de travail, et de vie en général, des immigrés brésiliens au Japon.

Pourriez-vous dans un premier temps nous expliquer ce que sont ces « 3 K » puis nous dire si cette expression traduit encore aujourd'hui la réalité des immigrés brésiliens au Japon, ou si leur situation a évolué ?

P.C - L'expression 3K jobs = kitsui= difficile, kiken= dangereux, kitanai= sale, a son équivalent en anglais « 3D jobs » : dirty, difficult, dangerous.

Recontextualisons. Au Japon, globalement, la loi-cadre sur l'immigration n'autorise pas l'immigration non qualifiée. Mais il existe des exceptions, dont notamment celle qui concerne les nippo-brésiliens. En effet, en 1990, cette loi a connu une modification, qui a augmenté le nombre de qualifications permettant d'obtenir un visa pour venir travailler au Japon.

Cette loi a également créé un visa, qui s'appelle le visa de longue durée, « teijusha », qui était délivré spécifiquement aux descendants de Japonais de deuxième et troisième générations. Ces descendants de Japonais venant du monde entier -pas nécessairement du Brésil - pouvaient donc venir travailler au Japon.

La spécificité de ce visa, qui a été « offert » à ces descendants de deuxième et troisième génération, est que, contrairement à tous les autres visas qui désignent une qualification (vous avez un visa d'étudiant, vous venez au Japon afin d'étudier ; vous avez un visa de professeur, vous venez au Japon afin de travailler en tant que professeur, etc.) celui délivré aux descendants de japonais est un visa de longue durée, qui ne dit rien d'autre que si vous êtes descendant de la deuxième génération vous avez le droit de rester trois ans et de renouveler votre visa après ces trois ans, si vous êtes un descendant de la troisième génération, vous avez le droit de rester un an et vous pouvez renouveler tous les ans.

Ce visa incarne donc la porte ouverte à tout type de travail : ne désignant pas de qualification précise, les descendants de Japonais qui venaient travailler au Japon possédaient ce visa qui leur permettait de rester travailler sur la durée, et d'occuper n'importe quel emploi.

Il se trouve que dès la fin des années 1980, le Japon a connu une pénurie d'emploi précisément pour ces 3K jobs non-qualifiés, notamment dans les usines d'assemblage de pièces électroniques ou automobiles. Ainsi, c'est ce genre d'emplois que les nippo-brésiliens sont venus occuper au Japon.

Aujourd'hui, cela fait 30 ans que les Brésiliens vivent au Japon, une partie non négligeable d'entre eux occupe encore des emplois non-qualifiés, mais la jeune génération née, scolarisée et éduquée au Japon est en train de changer la donne, et de plus en plus de Brésiliens y intègrent le marché de l'emploi qualifié.