Le plan de relance européen : L’autonomie stratégique européenne morte-née ?
Par Meggie Coppin, responsable de la Commission Sécurité & Défense internationales de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée.
Comment citer cette publication :
Meggie Coppin, « Le plan de relance européen : L'autonomie stratégique européenne morte-née ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Paris, Septembre 2020
Le mardi 21 juillet 2020, après d'intenses négociations, l'Europe a adopté un plan de relance historique pour surmonterle choc de la crise sanitaire lié à la Covid-19. On connaît pourtant les nombreuses divisions qui ont opposé les États dits « frugaux » pour adopter un tel plan, à savoir un endettement commun de 750 milliards d'euros. On peut se féliciter de cette initiative, visant à donner un nouvel élan au projet européen, notamment après les récentes crises européennes : la crise de 2008, la crise Ukrainienne en 2014, la crise migratoire depuis 2015, le Brexit. Pourtant, le plan de relance laisse de côté le budget consacré à la défense européenne, mettant ainsi en cause le projet d'une autonomie stratégique européenne.
Face à l'incertitude stratégique qui anime les relations internationales de nos jours, les investissements liés à la sécurité et la défense de l'Europe ne doivent pas être laissés de côté, surtout pour construire une Europe géopolitique.
Plus que jamais aujourd'hui, l'Europe a besoin de s'affirmer sur la scène internationale et de défendre son autonomie stratégique. Il serait fallacieux de réduire l'autonomie stratégique européenne au seul plan militaire. Elle s'étend également dans les domaines de l'approvisionnement stratégique, l'accès et la maîtrise des hautes technologies. En ce sens, il s'agit davantage d'un « concept politique qui transcende l'analyse de la menace qui peut peser sur les membres de l'UE » [1]. Ce concept d'autonomie stratégique est essentiel pour les États européens s'ils souhaitent préserver leurs intérêts (tant sur le territoire européen que dans le monde) et poursuivre leur mission d'équilibrage des rapports de force dans le monde, par la promotion du multilatéralisme.
Ce multilatéralisme est mis à mal par la puissance américaine. La présidence de Donald Trump sépare et divise incommensurablement les Européens des États-Unis. Aujourd'hui, les États-Unis de Donald Trump rejettent violemment ce multilatéralisme, qui est à la base de l'identité et de la construction européenne. Ces divisions sont visibles dans la gestion des principaux dossiers stratégiques mondiaux : la sécurité au Proche et Moyen-Orient (le dossier Syrien, le dossier nucléaire iranien, la question de la politique d'annexion de territoires par Israël, etc.), le retrait de l'OMS, les relations agressives entre la Chine et les États-Unis, entre autres.
Les États-Unis, optant pour une compétition entre les grandes puissances, incarnée par le leitmotiv « America First », ne peuvent alors qu'affaiblir la relation transatlantique. L'UE est la première touchée dans l'affaiblissement de cette relation. Les symptômes transparaissent par l'apparition de divisions : à la fois dans les domaines politiques, stratégiques et économiques. On l'a vu
tant avec le Brexit qu'avec la montée des populismes en Italie, en Pologne, en Hongrie ou encore en République Tchèque. Ce populisme exacerbe les divergences politiques entre les États membres, suscitant même un rejet de l'Union. Le concept d'autonomie stratégique européenne est porté par la France, mais ne séduit pas autant les États Baltes et la Pologne, qui préfèrent davantage compter sur l'allié Américain pour assurer leur défense. La Pologne vient en effet de signer le 17 août 2020 un accord de stationnement de forces américaines sur le territoire polonais avec la création d'une nouvelle base américaine, financée par les Polonais et qui s'appellerait « Fort Trump ». Le signal est fort pour l'allié Américain, qui préfère sans aucun doute des relations bilatérales privilégiées avec les pays membres de l'UE que de voir l'émergence d'une autonomie stratégique européenne. Donald Trump incite pourtant les Européens à investir dans leur propre défense, il l'avait exprimé en 2018 [2] et la récente décision unilatérale de retirer 12 000 soldats américains en juillet 2019 témoigne également de cette ambiguïté américaine de participer à la défense européenne. L'ambiguïté et les paradoxes polluent les relations transatlantiques, nécessitant dès lors l'affirmation d'une autonomie stratégique européenne. Rappelons que ce concept ne vise pas à faire de l'UE une puissance militaire capable de rivaliser avec l'OTAN et les États-Unis, mais est davantage un levier politique pour établir un dialogue stratégique d'égal à égal avec la puissance américaine.
Au-delà du défi américain posé par le mandat Trump, l'Europe doit également faire face au défi chinois. La Chine est dans une phase d'expansion sans précédent et devient, dès lors, si ce n'est une menace, un sujet préoccupant pour la majorité des États membres.
Le projet phare des « nouvelles routes de la soie » maritimes, routières et ferroviaires, concerne les Européens, d'autant que la Hongrie, la Pologne et la République Tchèque feront partie intégrante de ce nouveau réseau. L'Europe sera donc amenée à intégrer ce corridor économique piloté par la Chine et destiné à connecter l'Asie, l'Europe et l'Afrique. L'UE est déjà dépendante de la Chine pour accéder aux matières stratégiques telles que les terres rares, le déploiement de la 5G mais aussi, on l'a vu avec la crise sanitaire, des biens médicaux. Le confinement a perturbé toute la chaîne d'approvisionnement mondiale tout en témoignant d'une dépendance exorbitante du secteur industriel chinois. L'UE doit donc s'affirmer et ce par la promotion d'une autonomie stratégique européenne pour ne plus être confrontée à cette dépendance, qui ne sert aucunement ses intérêts.
La crise de la Covid-19 a été l'occasion de raviver la flamme du concept de solidarité européenne. On peut s'en réjouir et s'en féliciter, car ce projet d'autonomie stratégique européenne est fondé sur le principe de solidarité entre les États membres. Des mécanismes européens ont suscité une vive coopération entre les États de l'UE, tant dans l'accueil des patients que dans les dons de matériel médical, mais également par l'adoption d'un plan de relance européen en juillet 2020 pour contrer les conséquences économiques désastreuses de la crise sanitaire. Un diplomate français commentait ce plan qui « témoigne de leur envie de faire un long chemin ensemble, puisque cette dette les liera pendant plus de trente ans ».
Pourtant, le plan de relance, et on peut le regretter, néglige le budget consacré à la défense européenne et donc à ce concept d'autotomie stratégique européenne.
Ce concept est encore embryonnaire dans la politique de défense européenne. Il apparaît pour la première fois en juillet 2013 dans la communication de la Commission européenne appelée « Vers un secteur de la défense et de la sécurité plus compétitif et efficace » [3], et se concrétise davantage dans la définition de la stratégie globale européenne en 2016. Le traité de Lisbonne en 2007 prévoyait la mise en place d'une Coopération structurée permanente (CSP) entre les États membres de l'Union. Celle-ci est actée en 2017 par le Conseil européen et lancée officiellement par les 25 ministres des Affaires étrangères européens [4]. En décembre 2017, le Conseil européen institue le Fonds européen de défense (FED) afin d'instaurer une coopération structurée et permanente entre les États membres à la fois dans la recherche et dans le développement et l'acquisition des moyens de défense. Ce FED avait été fixé en février 2020 (dans le cadre de l'accord sur le CPF 2021-27) par le Conseil européen, de 9 milliards d'euros (contre 13 milliards initialement), et dont la dotation devait être divisée entre le domaine spatial et la mobilité militaire.
Ce FED a pour objectif d'affirmer la coopération entre les États membres sur les questions de sécurité et de défense, particulièrement dans le domaine de la recherche et des projets de développement militaire. Il s'inscrit également dans la lignée du concept d'autonomie stratégique européenne, notamment par le fait que les PME exclusivement européenne sont fortement encouragées à y participer. Selon le communiqué de presse de la commission européenne [5], le FED serait amené à financer des projets comme les communications par satellite, la viabilité énergétique, les systèmes pilotés à distance, l'accès autonome à l'espace et l'observation permanente de la Terre, la cybersécurité, la sûreté maritime, les capacités militaires de pointe tant dans les domaines aérien, que terrestre et maritime ou encore les capacités de soutien stratégique. Ce FED s'inscrit pleinement dans la vision d'Emmanuel Macron qui souhaite affirmer ce concept d'autonomie stratégique européenne qui lui est cher, et inscrit par ailleurs dans les quatre piliers stratégiques qu'il a récemment défini lors de son discours sur la dissuasion à l'École de Guerre en février 2020 [6].
Mais les conséquences de la crise sanitaire ont poussé les Européens à revoir le budget du FED à la baisse, en ne le créditant que de 7,014 milliards d'euros, somme qu'Emmanuel Macron avait pourtant rejetée en décembre 2019 à l'occasion du dernier sommet de l'OTAN. La crise sanitaire aurait-elle eu raison de l'autonomie stratégique européenne ?
On peut se réjouir et « voir le verre à moitié plein » que cette initiative ait été adoptée. C'est une première dans l'histoire de l'Europe de la défense. Ce FED jette les bases d'une autonomie stratégique, encore embryonnaire, mais qui pourrait bel et bien voir le jour à l'avenir.
Dans les faits, on peut regretter que le FED n'ait pas été crédité des 9 milliards d'euros, tout comme on peut regretter que la politique spatiale n'ait été créditée que de 13 milliards d'euros (contre 16 milliards), qui financeront le système de navigation par satellite et le programme d'observation de la Terre Copernicus.
Ce budget de 7 milliards d'euros est relativement faible quand on le compare au budget américain de 300 milliards de dollars consacré à l'industrie de défense et qui découle également sur les marchés du numérique, du digital et autres technologies de pointe. Arnaud Danjean, spécialiste des questions de sécurité au Parlement de Strasbourg évoque également que l' « on a fait miroiter beaucoup de choses aux industriels mais on risque d'en venir à un saupoudrage entre les pays. L'initiative perdrait alors sa raison d'être, qui est de développer de grands projets structurants, d'investir dans les capacités et de combler les manques de l'Europe. De quoi entraîner un découragement » [7].
Malgré un FED revu à la baisse, la France ne compte pour autant revenir sur ses ambitions stratégiques. La commission de la Défense nationale et des forces armées a par ailleurs chargé les députés B. Griveaux et J.-L.Thiériot d'établir un rapport « flash » sur la place de l'industrie de défense dans la politique de relance à la suite de la crise sanitaire [8] en juillet 2020. Le rapport préconise le maintien d'une industrie de défense autonome comme « condition sine qua non de notre autonomie stratégique », tout en affirmant « qu'autant qu'une faute stratégique, ne pas mobiliser l'industrie de défense serait une faute économique », et encourage à favoriser cette relance « par la demande, c'est à dire les commandes militaires ». La France compte faire de l'industrie de défense un pilier dans la relance économique après la crise sanitaire. Espérons qu'il soit également porteur d'ambitions européennes.
Le Président Macron évoquait que « sur beaucoup de secteurs industriels, dont la défense, il faut renforcer l'autonomie stratégique de l'Europe » à la suite de la réunion du Conseil européen en avril 2020.
Le budget du FED aurait notamment permis de consolider les efforts européens dans l'industrie spatiale. La course à l'espace est animée par les puissances américaines, chinoises mais également par d'autres puissances régionales comme le Japon, les Émirats Arabes Unis ou encore l'Inde. Cette concurrence est un nouveau défi pour l'Europe, qui est à la traîne par rapport à ses voisins. On peut en effet déplorer le nouveau report de la mission ExoMars. Initialement prévue pour 2018, la mission avait été reportée à 2020 mais a subi un nouveau report pour cause de problèmes techniques. L'Agence Spatiale Européenne devra donc attendre 26 mois pour atteindre Mars, alors que nos voisins américains et chinois y sont déjà, tandis que d'autres les rejoignent dans cette course effrénée. Les ressources qui sont présentes dans l'espace sont stratégiques, elles peuvent être exploitées (et ce, notamment par les Américains grâce au décret du Président Trump d'avril 2020 [9]) et c'est un nouveau marché économique florissant qui se met en place. L'immersion du secteur privé est marquée par les succès des entreprises SpaceX, Virgin Galactic et Blue Origin qui investissent massivement dans ce marché aéro-spatial.
En n'investissant massivement pas dans la recherche et la conquête spatiale, l'Europe pourrait à l'avenir manquer ce grand moment. Car au-delà d'un soft power visant à montrer la puissance d'un État capable d'investir l'espace et les planètes qui nous entourent, comme c'était le cas lors de la guerre froide, il s'agit plutôt aujourd'hui d'un enjeu géopolitique majeur où les États et le secteur privé investissent dans l'exploitation des ressources spatiales à des fins de commercialisation, pouvant conduire jusqu'à une militarisation de l'espace. Ce sont les défis auxquels l'Europe de demain devra faire face et il convient d'investir dès maintenant ce secteur pour nous donner une chance de les relever.
Pour l'heure, la France continue d'endosser son rôle de leader européen aux côtés de l'Allemagne. Le couple franco-allemand donne une image d'unité sans précédent, notamment après l'adoption du plan de relance européen. On peut espérer que le dynamisme franco-allemand renforce l'attractivité européenne contre le nationalisme et la politique du « chacun pour soi ».
Les défis géopolitiques auxquels l'Europe est confrontée sont nombreux, en raison entre autres de la crise de la relation transatlantique et de l'affirmation et l'agressivité à certains égards de la puissance chinoise. La première réponse doit être l'affirmation de l'autonomie stratégique européenne. On peut redouter que cela prenne du temps, à l'image de la politique des « petits pas » propre à la construction de l'Union.
L'autonomie stratégique européenne est certes fortement handicapée par ce plan de relance, mais l'Union ne pourra pas détourner les yeux, notamment au vu des menaces stratégiques comme les dossiers libyen, gréco-turc, iranien, biélorusse, la redéfinition des relations avec les États-Unis, la Chine, la Russie.
Face à l'incertitude stratégique, l'Europe doit défendre son autonomie stratégique. On peut se réjouir du dynamisme du couple franco-allemand dans la politique étrangère européenne, bien que l'Union ait encore du mal à agir d'une seule voix comme le dossier des provocations de la Turquie en Méditerranée orientale. Mais à terme, il faudrait inclure tous les pays de l'Union dans la politique de « convergence » qui anime les relations franco-allemandes, afin d'investir dans les institutions nécessaires à l'autonomie stratégique européenne.
[1] Jean-Pierre Maulny, « Vers une autonomie stratégique européenne », Chaire grands enjeux stratégiques contemporains, Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, 4 mars 2019.
[2] « L'Europe doit payer sa part pour sa protection américaine. L'Union européenne, depuis des années, profite de nous pour son commerce, et ensuite ils ne sont pas à la hauteur de leurs engagements militaires à travers l'OTAN. Les choses doivent changer, et vite! », Donald Trump, Tweet du 25 novembre 2018.
[3] Vers un secteur de la défense et de la sécurité plus compétitif et efficace, Communiqué de presse de la commission européenne, 24 juillet 2013,
URL :https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_13_734
[4] Sauf le Royaume-Unis, le Danemark et Malte, qui ne souhaitent pas y prendre part.
[5] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_17_1508
[6] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre
[7] « Le budget de sécurité et de défense européen victime du fonds de relance », Jean-Pierre Stroobants, Le Monde, 25 juillet 2020.
[8] « Mission flash sur la place de l'industrie de défense dans la politique de relance », Commission de la Défense nationale et des forces armées, Assemblée Nationale, rapporteurs : Benjamin Griveaux, Jean-Louis Thiériot, juillet 2020.
[9] Executive Order on Encouraging International Support for the Recovery and Use of Space Resources, White House, 6 avril 2020