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Le partenariat de défense franco-indonésien : rapprochement ad hoc ou collaboration à long terme ?

22/02/2022

Par Yohan Briant et Carla Haid, co-responsables du département Asie du Sud, Pacifique & Océanie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée


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Comment citer cette publication

Yohan Briant, Carla Haid, Le partenariat de défense franco-indonésien : rapprochement ad hoc ou collaboration à long terme ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 22 février 2022. 


www.pixabay.com
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Au cours du vingtième siècle, l'Indonésie a traditionnellement suivi une « perspective archipélagique » (wawasan nusantara) tournée vers l'intérieur et axée sur le maintien du contrôle de ses îles et eaux éloignées. Lorsque l'Indonésie regardait plus loin, elle se tournait vers ses voisins terrestres d'Asie du Sud-Est et son organisation régionale, l'ASEAN, où elle était le leader naturel en raison de sa taille et de sa population. Ce qui est devenu apparent au cours de ce siècle, c'est que l'Indonésie a dépassé ce positionnement plutôt localisé et se positionne désormais dans un cadre de référence indo-pacifique (Indo-Pasifik) plus large pour sa politique étrangère[1]. [Traduction libre]

Acteur majeur du mouvement des non-alignés depuis la conférence de Bandung en 1955, l'Indonésie a toujours prôné une vision diplomatique basée sur la confiance mutuelle et la non-ingérence, cherchant avant tout à apaiser les tensions. Or, si la volonté de l'Indonésie est avant tout d'assurer la prospérité de la région, sa capacité militaire est longtemps restée insuffisante, souffrant de la comparaison avec les principaux acteurs régionaux que sont le Japon, la Corée du Sud, la Chine ou même l'Inde. Consciente de cette situation, l'Indonésie entreprend, depuis la fin des années 1990, une importante campagne de modernisation de ses forces armées. Bien qu'elle demeure toujours discrète et méfiante face aux puissances extérieures, elle cherche davantage à exploiter ses différents atouts afin de se faire une place dans l'espace Indopacifique. Prônant à l'origine une politique protectionniste résolument tournée sur elle-même, l'Indonésie a depuis évolué vers une perspective plus ouverte et le pays cherche désormais à diversifier ses partenariats, ainsi qu'à renforcer ses liens diplomatiques. Cela étant, Jakarta ne souhaite être sous l'influence d'aucun pays, ni d'aucune tension, ce qui se traduit par la vision d'une zone Indopacifique prospère, libre et en paix dont elle fait activement la promotion.

Si la signature d'un contrat de 42 Rafale avec la France en février 2022 a fait la une de la presse, ce nouvel axe de coopération franco-indonésien n'est cependant pas surprenant. Pour la France, la volonté de diversifier ses relations au profit de partenaires régionaux s'inscrit de manière globale dans la stratégie française en Indopacifique. 

Par ailleurs, le pacte AUKUS fut un véritable coup de fouet pour la France, sachant que sa présence en Indopacifique, bien que légitime puisque fondée sur une forte assise territoriale, pourrait être contestée par des évènements futurs. Face à ce contexte sensible, l'Indonésie constitue pour la France un partenaire utile à deux égards : d'une part grâce à la vision partagée d'un axe Indopacifique libre et ouvert, multilatéral et stable qui permettrait également à la France de mettre en valeur son rôle régional et international, en se voyant notamment octroyer une place plus importante dans le dialogue régional (ASEAN; ADMM+...). D'autre part, l'appui Indonésien pourrait être profitable pour la France dans la gestion de potentiels conflits locaux. Une relation suivie et consolidée avec l'Indonésie lui permettrait ainsi de développer son positionnement au sein de l'architecture régionale économique, diplomatique et sécuritaire tout en apportant l'expertise de l'armée française en vue de coopérations structurelles et d'appui aux opérations sur le long terme. Du côté indonésien, la volonté de diversifier ses partenaires et de s'ouvrir davantage à l'extérieur (hors ASEAN) explique son glissement vers une posture davantage tournée vers l'international. Un des objectifs majeurs de l'archipel étant le renouvellement de ses équipements militaires vieillissants (avions de combat, sous-marins) [2].

Ainsi, l'achat de Rafale auprès de la France n'a rien d'anodin ni de soudain, cette action stratégique s'inscrit dans un partenariat de défense ancré dans le temps long, marqué davantage depuis 2013. À travers cette étude, il convient de s'intéresser davantage à la vision indonésienne et à sa stratégie en Indopacifique, tout en étudiant la place accordée à la France et sa relation en matière de défense. Il est dès lors question de savoir s'il y a, à ce jour, une véritable stratégie indonésienne en Indopacifique et si l'Indonésie est aujourd'hui un acteur indispensable ou en devenir ; ce qui soulève une nouvelle interrogation : pourquoi avoir choisi la France ?

L'Indonésie : pivot stratégique aux ambitions incertaines ?

L'Indonésie est le pays le plus grand et le plus peuplé d'Asie du Sud-Est. Elle possède un rôle stratégique important, notamment grâce sa position géographique reliant l'océan Indien à l'océan Pacifique. Outre cette importante présence territoriale dans la région, l'Indonésie possède le statut de membre fondateur de l'ASEAN et de fait, un rôle géopolitique incontestable. Parmi ses nombreux atouts, l'Indonésie compte d'importantes réserves de ressources minières (or, cuivre, nickel) et énergétiques (pétrole, charbon, gaz naturel), en plus de ses multiples sites naturels ou encore d'un patrimoine culturel considérable.

L'essentiel des exportations de l'Indonésie concerne ainsi ses matières premières et le tourisme représente une part importante de son économie. Ces deux éléments, associés à l'emplacement géographique stratégique de l'archipel font de la sécurisation des voies maritimes l'un des premiers enjeux pour le pays. Le détroit de Malacca, un des détroits les plus traversés au monde, est également l'un des plus crisogènes et les pays riverains tels que l'Indonésie peinent à assurer sa sécurité, en dépit de la gestion commune avec Singapour et la Malaisie. Les raisons qui poussent l'Indonésie à sécuriser ce détroit sont les suivantes :

  • la forte présence de la piraterie et du trafic dans la région, qui renforcent l'entente commune entre la France et l'Indonésie au sujet de la gestion de la piraterie et de la protection des zones côtières,
  • la montée en puissance depuis les années 2000 du terrorisme jihadiste qui s'est particulièrement fait sentir sur le sol indonésien (Bali 2002 et 2005 ; Jakarta 2016 ; Bandung 2017; ou Makassar en 2021). Au-delà de la présence terroriste au sein d'archipels où ils trouvent des zones refuges, les espaces maritimes sont tout particulièrement propices aux attaques et enlèvements par des groupes terroristes comme le groupe Abou Sayyaf. L'enjeu commun de la lutte contre le terrorisme djihadiste se traduit par un renforcement des coopérations sécuritaires et militaires franco-indonésiennes,
  • l'augmentation de la militarisation de l'espace maritime, qui est une réalité nuisant à la stabilité de la région (trafic d'armes, de drogues et pêche illicite),
  • l'intensification du dérèglement climatique, dont les conséquences potentielles pourraient s'avérer catastrophiques pour l'ensemble de la région, comme l'illustre déjà le projet de déplacement de la capitale indonésienne.

Avec l'arrivée au pouvoir de Joko Widodo en 2014 également appelé Jokowi, l'Indonésie a brièvement laissé entrevoir la possibilité d'une affirmation de ses orientations stratégiques, avant de finalement opter pour une attitude résolument protectionniste.

Depuis 2015, l'Indonésie se positionne comme médiatrice entre les grandes puissances de la région et dispose des capacités à promouvoir des normes pour ce que Retno Marsudi, ministre indonésienne des Affaires étrangères, appelle un « écosystème pour la paix ». Cette dernière a d'ailleurs récemment exprimé la préoccupation de son gouvernement vis-à-vis du nouveau partenariat AUKUS, et en particulier de son volet nucléaire, dans le sillage de son partenaire malaisien et à contre-courant des déclarations de son allié Singapour. Selon elle, la région doit rester stable et pacifique et la dynamique actuelle pourrait à terme provoquer des tensions dans la course aux armements et dans la projection de puissance. 

L'apparition de telles dissensions entre des États partageant pourtant un haut niveau de coopération est symptomatique des mutations qui traversent la zone Indopacifique. Jakarta désire avant tout maintenir une vision et une diplomatie apaisée, ce qui la conduit à refuser de prendre part au conflit sino-américain et, de fait, à la militarisation de l'espace maritime régional.

Compte tenu de sa position stratégique entre l'océan Indien et Pacifique, l'Indonésie se maintient en faveur de la défense du Pancasila et de « l'unité dans la diversité ». Mais peut-elle rester neutre et effacée de la sphère stratégique en matière de sécurité régionale ?

La situation actuelle en Indopacifique et notamment l'augmentation de la présence militaire d'autres acteurs régionaux mène l'Indonésie et les membres de la société civile indonésienne de chercheurs à s'interroger sur la voie que devrait emprunter le pays. En affirmant que la mer doit rester un « bien public », le président indonésien Joko Widodo rejoint pleinement les positions françaises contre l'unilatéralisme. Evan A. Laksamana, chercheur indonésien dont les travaux portent sur les changements militaires, les relations civilo-militaires et la sécurité régionale dans la région Indopacifique, exprime l'idée selon laquelle l'Indonésie devrait accorder une plus grande attention à l'idée d'une guerre « anti-accès ». Considérant la montée régionale des tensions et l'importance du facteur stabilité pour le développement de l'Indonésie, Jakarta pourrait, à travers la limitation de l'accès à ses voies de navigation, conserver sa neutralité tout en s'imposant comme un acteur régional incontournable. Dans le prolongement de cette première analyse, Laksamana avance qu'un renforcement du contrôle indonésien sur ses espaces maritimes et aériens pourrait également limiter les tensions dans la région, notamment entre la Chine et les États-Unis.

L'évolution de la situation dans la zone Indopacifique place donc l'Indonésie à la croisée de plusieurs trajectoires, mais toujours dans la continuité de ses grands principes diplomatiques. Nous verrons par la suite que l'attachement de l'Indonésie à conserver une vision indépendante va se révéler être un élément déterminant pour le renforcement de son partenariat avec la France.

La France, partenaire indispensable pour l'Indonésie ? Quelle place pour la France ?

En dépit de profondes différences sociales et culturelles, la France et l'Indonésie partagent une vision commune et des intérêts communs pour la stabilité de la région et la sécurisation des voies maritimes. Comme l'ont montré l'établissement du dialogue stratégique franco-indonésien et l'achat récent de matériel militaire français, il est évident que l'anticipation sécuritaire est au cœur de ce dialogue stratégique. Cette politique commune d'anticipation s'articule donc autour de deux axes majeurs : l'environnement et la promotion du multilatéralisme comme outil de lutte anti-hégémonique.

Dans un premier temps, l'augmentation perceptible des phénomènes climatiques extrêmes pousse la France et l'Indonésie à s'engager ensemble pour lutter contre le réchauffement climatique et pour la protection des océans. L'Indonésie est particulièrement menacée par les catastrophes naturelles et les conséquences humaines (destruction de zones habitées, migrations) qu'elles engendrent. À travers l'Agence française de développement (AFD), la France soutient depuis plus de dix ans l'Indonésie dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, en plus d'appuyer le développement économique et social du pays, concourant à une prise en compte commune des enjeux stratégiques environnementaux. Les deux pays s'engagent dans différents projets : participation de la France à la 5e édition de la conférence internationale « Our Ocean » à Bali en 2018, contribution française à hauteur de 2,5M EUR au Blue Action Fund pour protéger les océans et les zones côtières des pays en développement, etc.

Dans un second temps, la promotion du multilatéralisme s'inscrit indirectement dans celle d'une lutte contre l'hégémonisme. La remise en cause par la Chine du droit international et sa politique du fait accompli exacerbent les rapports de force régionaux et poussent la France et l'Indonésie à coopérer pour maintenir les échanges et la stabilité, contre ce qu'elles perçoivent être une remise en cause de l'ordre multilatéral. Au-delà de la seule militarisation d'archipels au statut mal défini, la marine indonésienne est régulièrement confrontée aux incursions de pêcheurs chinois. À contrario, une approche multilatérale permettrait de réduire les frictions régionales avec la Chine, mais aussi entre Pékin et Washington, notamment sur les connexions maritimes commerciales et le développement des infrastructures.

Depuis la création du Indonesia-France Defense Dialogue [IFDD] en 2013 et les nombreux entretiens bilatéraux de niveau ministériel qui ont eu lieu ces dernières années sur des thématiques et défis communs tels que l'environnement, la sécurité et la promotion du multilatéralisme, la France et l'Indonésie ont resserré leurs liens. Le récent pacte AUKUS aura en outre eu comme effet de forcer la France à se confronter à la réalité géopolitique d'une région dont elle est pourtant un acteur légitime. Le regain d'intérêt des États-Unis pour la région Indopacifique, sous-tendu par la dégradation des relations entre Washington et Pékin, s'est notamment traduit par la réactivation d'anciens réseaux coopératifs. L'approche des États-Unis, essentiellement axée autour d'une stratégie de containment de l'influence chinoise, a entraîné nombre d'acteurs dans son sillage, comme l'Australie, le Royaume-Uni (Five Eyes, AUKUS) mais aussi l'Inde et la Corée du Sud (Quad+). La France, qui ne s'insère dans aucun de ces mécanismes multilatéraux, compte cependant d'importants atouts : des territoires regroupant près de deux millions de ses ressortissants, une présence militaire significative, mais surtout une ZEE s'étendant sur près de dix millions de km². Aussi, l'Indonésie consacre-t-elle la France comme son nouveau partenaire stratégique régional pour l'ensemble de ces raisons. Au-delà de la qualité de ses infrastructures et de son matériel militaire, l'attractivité de Paris réside dans sa proximité avec la vision de Jakarta pour la région. 

Cela étant dit, les capacités militaires opérationnelles de l'Indonésie sont pour le moment insuffisantes pour que le pays puisse se positionner comme un acteur majeur de l'Indopacifique et à ce titre, le dialogue stratégique de défense franco-indonésien porte notamment sur la mise en place d'un réseau de surveillance maritime centré sur la coopération multilatérale et l'optimisation de moyens.

L'Indonésie parvient donc à s'insérer dans le dispositif de défense d'une puissance régionale qui s'assume, la France, sans avoir à se compromettre diplomatiquement, ni à se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de ses partenaires commerciaux de l'ASEAN+.

***

Président du groupe Dassault Aviation, Éric Trappier, déclara que la signature du contrat entre son entreprise et le gouvernement indonésien « témoigne également du lien fort qui unit l'Indonésie à la France et conforte la position du plus grand archipel au monde en tant que puissance incontournable sur l'échiquier international[3]». S'il est encore trop tôt pour présumer de l'avenir de la puissance indonésienne, cette commande, qui comprend également du soutien logistique et la formation des pilotes, signe incontestablement une nouvelle étape dans le renforcement des liens franco-indonésiens, au-delà de la simple coopération ad hoc et des questions sécuritaires. En effet la France, en tant que partenaire de développement de l'ASEAN et membre observateur de l'ADMM+, trouve sa place au sein des principaux réseaux de partenariats de l'Indonésie. Tout semble ainsi fait pour que le partenariat entre l'Indonésie et la France soit amené à se consolider dans l'avenir.


[1] Scott, D. (2019). Indonesia Grapples with the Indo-Pacific : Outreach, Strategic Discourse, and Diplomacy. Journal of Current Southeast Asian Affairs, 38. https://doi.org/10.1177/1868103419860669

[2] Rappelons aussi qu'un sous-marin acheté à l'ancienne RDA s'est brisé au large des côtes indonésiennes en 2015, causant la mort de l'ensemble de l'équipage.

Auto, H. (2016, 19 janvier). Indonesia to review ageing air force fleet after deadly crash. The Straits Times. https://www.straitstimes.com/asia/se-asia/indonesia-to-review-ageing-air-force-fleet-after-deadly-crash

[3] Dassault Aviation. (2020, 17 juin). L'Indonésie s'équipe du Rafale. Dassault Aviation, acteur majeur de l'aéronautique. https://www.dassault-aviation.com/fr/groupe/presse/press-kits/lindonesie-sequipe-du-rafale/