Le Milieu des Mondes : une Histoire laïque du Moyen-Orient de 395 à nos jours
Recension effectuée par Antoine Lebret, analyste au sein du département Proche-Orient, Moyen-Orient & Afrique du Nord de géopolitique appliquée.
La recension n'engage pas la responsabilité de l'auteur de l'ouvrage.
Ouvrage écrit par Jean-Pierre Filiu, paru aux éditions du Seuil, 2 septembre 2021, 384 p.
Jean-Pierre FILIU est historien, professeur à Sciences Po Paris et chercheur au CERI. Anciennement conseiller des affaires étrangères dans plusieurs pays du Moyen-Orient - notamment la Syrie et la Jordanie - il est l'auteur d'un important nombre d'ouvrages, comme L'Histoire de Gaza (Fayard, 2012), ou Algérie, la nouvelle indépendance (Seuil, 2019). Auteur contemporanéiste, il s'est autorisé à remonter le fil d'une histoire plus lointaine du Moyen-Orient ; jusqu'aux racines même de la « naissance » de la région avec son dernier livre : « Le Milieu des Mondes ; une histoire laïque du Moyen-Orient depuis 395 », paru aux éditions Seuil en septembre 2021.
L'intitulé du livre attire l'attention. Qualifier le Moyen-Orient de Milieu des Mondes est un choix audacieux, qui plus est lorsqu'il s'agit d'écrire un ouvrage d'histoire régionale. L'utilisation de ces deux termes vivement débattus n'est pas anodine. D'un côté, Jean-Pierre FILIU propose une histoire purement et simplement régionale - l'histoire démontrant par elle-même comment ce vaste territoire, délimité par l'Egypte à l'Ouest, le Yémen au Sud, la Turquie au Nord et l'Iran à l'Est, s'est constitué comme un ensemble doté de dynamiques propres. De l'autre, la construction historique de la région est aussi endogène qu'exogène et conduit à prendre en compte l'inscription du Moyen-Orient dans un ensemble géographique de plus en plus lointain. L'histoire du Milieu des Mondes sera donc celle des interactions internes et externes au Moyen-Orient.
Mais que dire d'une histoire laïque de la région ? Cette formule sonne comme un oxymore au regard d'un certain nombre de représentations couramment associées à la région, ce qui révèle à quel point l'ouvrage de Jean-Pierre FILIU, jusque dans son titre, a visé juste. De la sanctification - relativement courante dans la perception européenne de la région - au recours trop fréquent à une « histoire sainte » qui expliquerait tout, l'instrumentalisation du religieux est presque contemporaine de l'existence du Moyen-Orient dans la littérature politique et scientifique. Surestimer le rôle des écoles religieuses dans les guerres ou les révolutions ; accorder à une ville ou une figure mythique la primauté et la centralité symboliques dans une analyse historique sont autant de biais qui conduisent pourtant à une perception erronée d'un certain nombre de problématiques.
Proposer une « histoire sainte » de la région constitue, pour l'auteur, une « abdication intellectuelle » à laquelle il se refuse d'adhérer. Renversant les perspectives, Jean-Pierre FILIU dresse une histoire des « processus de constitution des pouvoirs et de leurs espaces de domination ». Formulation barbare pour une pensée très accessible : en s'extrayant du prisme de la religion, l'histoire revêt ici un aspect plus politique. Sans abandonner le religieux, la narration historique de Jean-Pierre FILIU prend en compte les rapports de force, l'histoire des empires et des révoltes, des conquêtes et des révolutions de palais ; la religion y jouant un rôle indéniable, mais s'inclinant devant des préoccupations plus politiques - voire sociologiques dans une histoire plus récente.
La laïcité dans tout cela ? Une « pratique boussole »qui répond à une authentique « demande de sens ». Un principe - loin des attributions juridiques et politiques qu'on lui connaît - qui permet d'inclure et d'aborder la pluralité des dynamiques religieuses, sans leur accorder la primauté que certains partisans d'une histoire « sainte » pourraient leur conférer. Le décor est ainsi posé. Loin des « grands récits » et de certaines théories poussiéreuses, l'histoire du « Milieu des Mondes » sera plus politique.
Tout cela peut sembler bien théorique au premier regard, mais il n'en est rien. Le développement proposé tout au long des 390 pages de l'ouvrage est d'une clarté et d'une lisibilité surprenantes, la phraséologie est légère, et les parties accompagnées de références dûment mentionnées. On déplorera tout au plus le manque de cartes, lesquelles sont rassemblées et reléguées au beau milieu du livre. Nous ne saurions que trop conseiller à un lecteur avisé d'y placer un marque-page dès le début de sa lecture et d'y revenir fréquemment.
La trame de l'ouvrage suit un raisonnement purement chronologique, qui débute en 395 - ce n'est évidemment pas anodin. L'Empire Romain se scinde en deux et Byzance, renommée Constantinople pour l'occasion, acquiert son autonomie, donnant naissance à l'Empire Romain d'Orient, dit Byzantin. Cet acte fondateur marquerait ainsi la naissance de dynamiques de pouvoir propres à l'ensemble géographique du Moyen-Orient, qui se construit et s'institutionnalise de manière autonome. C'est le début d'une véritable page d'histoire, complexe et mouvementée - mais régionale - à laquelle il paraît important de restituer ici quelques moments-clefs qui mettent en évidence l'approche laïque et politique de l'auteur mentionnée plus haut.
Alors que l'histoire de la région est partagée, pendant trois petits siècles, entre la domination respective des empires de Constantinople (Byzantin) et Ctésiphon (Perse), l'année 661 constitue une première rupture majeure, en ce qu'elle institutionnalise la naissance d'un premier pouvoir musulman et concurrent des byzantins, incarné par l'empire Abbasside à Bagdad. Cette date est, par exemple, préférée à 622 ; l'auteur ayant vraisemblablement considéré, dans une approche laïque, que la création du premier califat islamique prévalait sur la naissance de l'islam en termes d'importance politique et géopolitique.
Mais la vie et la mort des califats dans l'histoire du Moyen-Orient ne constituent, pas plus que l'histoire des écoles religieuses ou les croisades, des ruptures décisives dans la narration qui est défendue ici. Ainsi, ni la mort du califat abbasside en 1258 sous le coup des très puissantes invasions Mongoles, ni la naissance de l'Empire Ottoman en 1453 ne sont utilisées ici pour séquencer un raisonnement décidément bien plus exigeant. Les croisades - dont la perception et l'importance sont largement diminuées au cours du récit - sont sujettes à un traitement similaire.
S'extraire d'une histoire sainte permet toutefois, comme nous l'avons vu, de restituer au Moyen-Orient la dynamique qui a conduit à son intégration dans un système géopolitique de plus en plus large. L'Empire Romain d'Orient, puis les croisades européennes (jusqu'à celle du Saint Empire Romain Germanique), jusqu'aux invasions mongoles parties d'extrême-Asie permettent à la région d'acquérir la centralité qui finit, in fine, par la caractériser. Ses relations avec des ensembles territoriaux et des pôles de puissance de plus en plus lointains résultent d'un processus de construction historique qui est largement abordé au cours de l'ouvrage.
Ce processus a un sens d'autant plus fort sur la période qui s'étend de 1798 à nos jours et à laquelle l'auteur consacre - tout de même - une bonne moitié du livre. L'expédition d'Egypte lancée par Napoléon Bonaparte semble en effet inaugurer une ère nouvelle. Les conquêtes brutales laissent la place à un processus de colonisation dans des formes et des objectifs variables ; l'empire ottoman à une myriade de territoires progressivement indépendants ou soumis à d'autres formes de domination et de prédation. Bientôt l'impérialisme prend le pas sur les conquêtes brutales et sanglantes des croisés ou des Mongols et la politique régionale devient le fait d'acteurs nouveaux dans un système d'interactions et de « relations » lui aussi nouveau. Califats, sultanats, empires, États, peuples et populations en quête d'identité nationale - voire de construction étatique - participent à la reconfiguration d'une région engagée dans un vaste processus de modernisation qui est d'ailleurs bien plus endogène qu'on pourrait le croire.
Ainsi l'histoire prend un sens de plus en plus contemporain. Le « Moyen-Orient », idée européenne née au début du XXe siècle sous la plume d'Alfred Mahan, redouble d'efforts dans une dynamique large et complexe de production « d'histoire régionale ». En parallèle du processus qui conduit la région à une intégration toujours plus forte aux luttes économiques, idéologiques et politiques mondiales, le « Milieu des Mondes » contient, en germes, quantité de conflits, de luttes, de révolutions et de répressions qui lui sont propres et dont la lecture historique est pleinement pertinente aujourd'hui. Le conflit israélo-palestinien, la question confessionnelle en Irak, le « problème » kurde ou la naissance de nouveaux pôles étatiques de puissance dans la région constituent autant de phénomènes qui guident et influencent l'histoire régionale de manière durable. À ce titre, nombre de problématiques propres à la région la dépassent largement dans leurs conséquences - comme par exemple la révolution iranienne - et l'influence d'acteurs mondiaux sur la région n'a d'égal, sur le long-terme, que la capacité du Moyen-Orient à influencer en retour la politique et l'histoire mondiale.
C'est dans cette perspective, résolument moderne, que l'approche très contemporanéiste de Jean-Pierre FILIU - réfrénée dans la première partie de l'ouvrage - se dévoile au grand jour.
Car dans ce récit historique extrêmement complexe, l'auteur suit une ligne bien particulière, basée sur un constat : le double-échec des processus de révolte et de réforme qui auraient pu conduire à une affirmation des « peuples ». Alors que la « Nahda », vaste processus de réforme et de construction politique et sociale du XIXe siècle, a été brisée sous le coup de la colonisation et de la mise en place des mandats européens, le champ des possibles ouvert par la décolonisation aurait lui-aussi été refermé et détourné par des juntes militaires. Jean-Pierre FILIU dresse le constat d'un « État de guerre contre les peuples », qui s'étendrait de leur apparition sur la scène politique, au XIXe siècle, jusqu'aux retombées actuelles des « soulèvements démocratiques » de 2011. Ainsi, l'histoire du Milieu des Mondes se dilue dans un tableau global de la géopolitique régionale jusqu'à la fin des années 2010, laissant en suspens un appel vibrant à la « réappropriation populaire de la construction nationale » par les peuples de la région.
La « libération des peuples » est une thématique récurrente chez Jean-Pierre FILIU, qui traverse de long en large l'ensemble de sa carrière académique. D'une certaine manière, son livre « Les Arabes, leur destin et le nôtre » (La Découverte, 2015) pouvait clairement se comprendre comme une histoire des soulèvements et des contestations des « peuples » de la région. Des « Lumières Arabes » aux vagues de révoltes de 2011, l'actualité brûlante qui secoue le Moyen-Orient en 2022 ne fait que rendre le recours à une telle histoire chaque jour plus pertinent encore.