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La résurgence du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan

03/01/2023

Magomed Beltouev, responsable du département Eurasie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée (Iega), s'est entretenu avec Pierre Andrieu, ancien ambassadeur français et co-président français du Groupe de Minsk et pour le Partenariat oriental, chercheur associé à l'Iega.


Comment citer cet entretien :

Pierre Andrieu (entretien avec Magomed Beltouev), « La résurgence du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Janvier 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/la-resurgence-du-conflit-entre-larmenie-et-lazerbaidjan/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega.

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs.


Alors que le conflit russo-ukrainien fait rage et anime les débats géopolitiques, les tensions aux frontières entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont débouché en septembre 2022, moins de deux ans après la difficile résolution de la guerre du Haut-Karabagh, en une brève et dangereuse escalade. Alors que l'« arbitre » russe est tourné vers son propre conflit à l'Ouest, d'autres acteurs diplomatiques prennent des positions plus marquées, notamment les États-Unis en faveur de l'Arménie. L'enchevêtrement complexe des dynamiques géopolitiques afférentes à cette crise mérite une discussion approfondie.

Magomed Beltouev - Comment analysez-vous les évènements de mi-septembre 2022 : s'agit-il d'un épiphénomène, d'un évènement parmi d'autres qui ne se distingue que par son intensité particulière, ou d'une altération durable du statu quo en place depuis fin 2020 ?

Pierre Andrieu - La « guerre des quarante-quatre jours » entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à la fin de l'année 2020 a fait plus de 6000 victimes dans les deux camps et s'est conclue par une victoire écrasante des forces azerbaïdjanaises, puissamment aidées par la Turquie. À l'époque, la Russie, puissance tutélaire et qui était en pleine possession de ses moyens, avait réussi à « siffler la fin de la partie » et imposer un cessez-le-feu aux protagonistes, empêchant l'Arménie de connaître une déroute totale. Le texte, signé à Moscou par les présidents russe et azerbaïdjanais, ainsi que par le Premier ministre arménien, avait eu pour résultat de renforcer l'influence de la Russie dans une région essentielle pour ses intérêts stratégiques, notamment grâce au déploiement de 2000 soldats chargés d'assurer le respect du cessez-le-feu. Moscou avait également réussi à encadrer la présence turque dans le Caucase du Sud en ne lui concédant qu'une présence symbolique au sein d'un « Centre de surveillance » du cessez-le-feu doté de moyens d'action limités, localisé en territoire azerbaïdjanais, mais qui semble à présent bien oublié.

L'agression russe contre l'Ukraine le 24 février 2022 a complètement changé la donne en provoquant un affaiblissement des positions de Moscou dans le Caucase du Sud et une perte de son influence sur Erevan et Bakou. Profitant du fait que la Russie mais aussi les Occidentaux étaient occupés en Ukraine, l'Azerbaïdjan, faisant fi des forces d'interposition russes, a décidé de pousser son avantage le long de la frontière orientale de l'Arménie en bombardant les 12 et 13 septembre plusieurs villages situés sur son territoire (Goris, Djermuk, Sotk, Vardenis, Ichkhanasar). Selon des informations données par International Crisis Group, 207 personnes auraient péri du côté arménien et 80 du côté azerbaïdjanais. Un cessez-le-feu a été signé, encore une fois sous l'égide de Moscou, qui semble peu respecté.

Mais c'est en fait depuis le mois de mai que les Azerbaïdjanais avaient commencé à exercer leur pression sur l'Arménie en lançant des incursions le long de sa frontière orientale, réussissant à grignoter jusqu'à présent 148 km2 de territoires de ce pays, selon des observateurs locaux. Cette poussée azerbaïdjanaise a pris une autre forme le 12 décembre 2022 lorsque des « militants écologistes » azerbaïdjanais sont venus protester contre l'exploitation et le transport par le corridor de Latchine de minerais d'or extraits « illégalement » par les Arméniens. En bloquant ce corridor, la seule voie reliant l'Arménie à ce qui reste du Haut-Karabagh, puis en fermant le lendemain l'approvisionnement en gaz de cette région, les Azerbaïdjanais ont imposé un blocus total de celle-ci. Malgré un entretien de Poutine avec le président Aliev et le Premier ministre Pachinian, Moscou a été incapable de mettre fin à ce coup de force de l'Azerbaïdjan, dont le président rappelle à l'envi que le mandat des forces d'interposition russes ne sera sans doute pas renouvelé au-delà de 2025. Que l'Azerbaïdjan fasse si peu de cas de la Russie fait écho à la perte de la confiance que l'Arménie porte traditionnellement à la Russie qui, bien que censée être son allié et son protecteur en dernier ressort, n'a pas été en mesure de mettre fin aux attaques azerbaïdjanaises contre son territoire et d'en garantir l'intégrité et la sécurité, notamment par le biais de l'OSTC, dont les deux pays sont pourtant membres.

Ces manquements montrent combien les Russes semblent avoir perdu la main sur la gestion du conflit du Haut-Karabagh et, plus généralement, ont vu leur influence s'affaiblir dans le Caucase du Sud. Le statu quo qu'ils ont mis en place en novembre 2020 paraît s'effriter de plus en plus. Cette poussée azerbaïdjanaise devrait donc logiquement se poursuivre. Au-delà de la volonté de l'Azerbaïdjan, toujours soutenu par la Turquie, de prendre le contrôle de la totalité du Haut-Karabagh, voire de mordre sur le territoire arménien, ces deux pays semblent poursuivre des objectifs géostratégiques et géoéconomiques bien plus vastes. Ainsi souhaiteraient-ils faire du Caucase du Sud un corridor vers l'Asie centrale turcophone par lequel transiteraient aussi bien les échanges culturels qu'économiques et énergétiques, la Turquie se voyant en hub pétrolier et gazier entre, d'une part l'Azerbaïdjan et, au-delà de la Caspienne, le Kazakhstan et le Turkménistan et, d'autre part, l'Europe.

M.B - Quelles sont les conséquences du changement d'attitude des États-Unis, qui ont pris position bien plus fermement qu'auparavant en faveur de l'Arménie, notamment à travers la visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants ?

P.A - Contrairement au relatif désintérêt manifesté par l'administration Trump pour le Caucase du Sud et le conflit du Haut-Karabagh, l'actuelle administration américaine paraît être plus attentive à cette région et, plus généralement, à l'espace ex-soviétique, dans le cadre de sa volonté d'y limiter l'influence de la Russie. La propension de Washington à soutenir l'Arménie, qui a été invitée par Biden, contrairement à l'Azerbaïdjan, à participer au Sommet pour la démocratie en décembre 2022, est sans doute en grande partie dictée par la politique intérieure, la diaspora arménienne étant très puissante aux États-Unis comme en France. La visite de Nancy Pelosi s'inscrit certainement dans ce contexte. Mais pour le moment les États-Unis ne semblent pas se monter très actifs sur le dossier karabaghtsi alors que le groupe de Minsk, coprésidé par ce pays, la France et la Russie, a été vidé de sa substance par Moscou.

M.B - Un accord encourageant a été conclu le 31 août 2022 à Bruxelles, avec la médiation du président du Conseil européen Charles Michel, mais n'a manifestement pas empêché l'escalade. Les pays européens vont-ils désormais s'aligner pleinement sur la position américaine ? Peut-on considérer que cela a déjà été fait par la France ?

P.A - Souhaitant s'affirmer comme puissance géostratégique sur le plan international, la Commission européenne a souhaité jouer un rôle plus actif dans le conflit du Haut-Karabagh. Cette initiative a été « mise en musique » lors de la 1ère réunion de la Communauté politique européenne (CPE) tenue à Prague le 6 octobre 2022 en marge du Sommet informel de l'UE. Celle-ci a donné lieu à une réunion entre les deux dirigeants arménien et azerbaïdjanais, Charles Michel, qui semble avoir fait du Haut-Karabagh une « affaire personnelle », ainsi que le président Macron. À la suite de cette réunion, le Conseil européen a décidé le 17 octobre l'envoi à la frontière arméno-azerbaïdjanaise d'une mission civile temporaire, pour une durée de deux mois, composée d'une quarantaine d'experts chargés de « restaurer la paix et la sécurité, de construire la confiance et de délimiter la frontière internationale entre les deux pays ». Sur le fond, Bruxelles devrait adopter la même approche équilibrée que celle qui fut prônée par le groupe de Minsk, sans malheureusement beaucoup de succès. Plutôt qu'un alignement, une coordination entre les deux côtés de l'Atlantique devrait prévaloir.

M.A - Quel rôle joue encore la Russie dans ce conflit, malgré son propre enlisement dans la situation ukrainienne ? Le contingent russe de maintien de la paix est-il capable d'assurer sa fonction ? Que penser du sommet du 31 octobre 2022, lors duquel Vladimir Poutine a reçu les dirigeants des républiques belligérantes pour des pourparlers à Sotchi, et qui a débouché sur un nouvel accord tripartite ?

P.A - Du fait de son enlisement dans le conflit ukrainien, la Russie a vu son rôle considérablement affaibli. Pour ce qui est de la réunion tripartite de Sotchi du 31 octobre, soit 25 jours après celle de Prague, les trois dirigeants ont adopté une longue déclaration reflétant la volonté de la Russie de reprendre la main sur le dossier. Y est notamment rappelée « la contribution essentielle des forces russes de maintien de la paix pour assurer la sécurité de la zone de leur déploiement » et soulignée « la nécessité de leurs efforts visant à stabiliser la situation dans la région ». L'on a vu plus haut de quelle façon ces engagements ont été suivis d'effets sur le terrain quelques mois plus tard.

M.B - Alors que chacun continue de rejeter la faute de la surenchère sur l'autre, et que le cadre du conflit dépasse désormais la question du Haut-Karabagh, est-il un tant soit peu envisageable que les deux parties se maintiennent durablement sur la voie diplomatique ? Faut-il s'attendre à de nouveaux débordements ?

P.A - La détérioration de la situation risque de s'aggraver avec les ambitions azerbaïdjanaises et turques et l'incapacité de la Russie de jouer les juges de paix en maintenant l'équilibre entre les deux protagonistes, comme elle le faisait auparavant. Ni les États-Unis ni l'UE ne paraissent pour le moment pouvoir véritablement encourager Erevan et Bakou à parvenir à la paix.