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La puissance économique européenne : quelles perspectives ?

06/06/2023

Paul Passerat, co-responsable du département Europe de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenu avec Sarah Guillou, directrice du département Innovation et concurrence à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) – centre de recherche en économie de Sciences Po.


Comment citer cet entretien :

Sarah Guillou (entretien avec Paul Passerat), « La puissance économique européenne : quelles perspectives ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 6 juin 2023.

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega. Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs.


Paul Passerat – Les États-Unis ont mis en place un Buy American Act, globalement perçu comme une menace pour les économies européennes. Cet acte vise à privilégier les achats de produits américains et n'a pas d'égal au sein de l'Union européenne. Ce plan serait-il envisageable au sein de l'UE et quels sont les freins à sa mise en place ?

Sarah Guillou - Le Buy American Act américain date de 1933, il a été renforcé non seulement par le Small Business Act de 1953 et par des décrets de l'administration Trump (2020) puis Biden (2022). La préférence locale dans l'attribution des marchés publics est indéniable. Ces lois sont contraires aux accords de l'OMC sur les marchés publics (traité de 2014) que les États-Unis ont signé. En Europe, la préférence est très conditionnelle : à des secteurs (comme la défense ou les activités de réseaux) ou des conditions de réciprocité (International procurement instrument ou IPI adopté le 14 mars 2022 qui permet d'exiger la réciprocité d'accès).

Les freins à un dispositif plus général sont donc juridiques et contraires à l'idée que la concurrence est le meilleur moyen d'augmenter le bien-être des citoyens. Cependant l'évolution géopolitique se polarisant autour de la maîtrise technologique, l'Europe voit de plus en plus d'un mauvais œil de perdre l'ascendant dans certaines productions. De plus, l'asymétrie de la distribution des ressources nécessaires à la transition écologique mais aussi des capacités de production des industries vertes est jugée de plus en plus risquée. Cette asymétrie qui tient à la domination chinoise ne peut être ignorée par les États européens. L'Europe semble prête à amender ses règles de marchés publics. Dans le NetZeroIndustryAct proposé en mars 2023, il est prévu que « les autorités publiques doivent tenir compte de critères relatifs à la durabilité́ et à la résilience au moment d'attribuer les marchés ou de classer les offres. » Cela permettrait de pondérer des offres plus favorablement si elles contribuent à assurer la résilience (c'est-à-dire la non-dépendance trop asymétrique à un seul fournisseur) de l'économie européenne.

On ne sait pas encore à ce jour comment sera reçu le projet de loi française sur l'industrie verte qui prévoit une attribution des subventions à l'achat conditionnellement à des critères d'empreinte carbone du véhicule. S'il était adopté en l'état, il serait une exception au droit européen.

P.P - Face aux gouvernements réclamant de plus en plus la prédominance des intérêts nationaux sur les intérêts européens (élection de Georgia Meloni, Brexit, Hongrie, Pologne) et compte tenu de la structure libérale de l'Union européenne (primauté de la concurrence), est-il toujours possible de structurer une politique industrielle et économique forte au sein de l'Union européenne afin de lui assurer un rayonnement international ?

S.G - L'UE est le fruit de deux dynamiques : celles de ses composantes, les États membres d'une part, et celle du projet communautaire ayant abouti à des institutions communes avec des règles communes notamment qui ont permis l'intégration du marché européen sans laquelle il n'y aurait pas d'Europe, d'autre part. En Europe, il y a moins un culte de la concurrence inter-entreprises qu'un rejet de la concurrence entre États. Pour cela il fallait assurer que les États n'allaient pas créer des conditions de concurrence discriminantes, c'est-à-dire favorables à leurs entreprises et défavorables aux entreprises des autres États. C'est pour cela que les aides aux entreprises sont contraintes et surveillées.

La force économique de l'Europe est incontestable. Que la Chine et les États-Unis lui fassent ombrage, dans certaines dimensions, ne signifie pas que l'Europe sans l'UE aurait été plus rayonnante. L'UE peut se prévaloir de trois politiques communes : une politique agricole, une politique commerciale et une politique de concurrence. Ce sont des abandons de souveraineté qui y ont conduit par une compréhension partagée que le niveau européen était le meilleur et parce que les intérêts étaient assez partagés. Par définition, une politique industrielle est plus difficile à définir de manière consensuelle. Comme les spécialisations sectorielles et les niveaux de productivité diffèrent, il était plus raisonnable et plus équitable que les instances européennes ne se mêlent pas de définir ce que devait être la bonne spécialisation. Elles se sont contentées de promouvoir une politique industrielle horizontale de soutien à la recherche et développement et à l'innovation. Puis la politique industrielle de soutien à la décarbonation de l'économie a été le deuxième axe de sa politique industrielle.

Aujourd'hui cependant, se créent des asymétries de pouvoir de marché dans le numérique et dans les industries vertes qui questionnent le modèle ouvert de l'Union européenne. Se sont donc multipliés les PIIEC pour créer des pôles d'investissement et de soutien des États dans des technologies jugées stratégiques. Peut-on souhaiter plus de protectionnisme pour contrarier ces asymétries ? Ce n'est pas dans l'ADN européen, mais le comportement de la Chine et des États-Unis pourrait conduire l'UE à adopter une position défensive. Les évènements historiques peuvent modifier les doctrines.

P.P – D'aucuns qualifient l'Union européenne d'ultralibérale, l'accusant de privilégier des politiques de rigueur et de contraindre les gouvernements voulant conduire des politiques sociales et environnementales. Partagez-vous cette analyse ? Ces politiques ont-elles un impact négatif sur le développement économique européen ?

S.G - C'est plus un raccourci rhétorique qu'une claire analyse des politiques européennes. L'UE est aussi la somme de ses États membres, or l'UE concentre le plus grand nombre de social-démocraties au monde. Le niveau des prestations sociales et des prélèvements obligatoires y est sans doute parmi les plus élevés en moyenne au monde.

Les politiques de rigueur budgétaire se sont inscrites dans la logique économique de la constitution d'une monnaie unique. Elles ont été régulièrement assouplies et assorties d'exception. Elles peuvent encore évoluer. L'UE est également la zone économique au monde avec les politiques environnementales les plus avancées. Je crois plutôt que les États membres sont contraints par les décisions européennes en matière d'environnement, bien plus qu'ils ne sont frustrés de ne pas pouvoir faire plus. L'UE n'impose rien en matière de fiscalité et de socialisation de l'activité économique.

La discipline budgétaire est une règle collective, elle n'existe que parce qu'on ne veut pas de passager clandestin, c'est-à-dire un État membre qui bénéficierait de la rigueur budgétaire des autres (signature européenne pour sa dette) ou d'un État qui mettrait en péril la situation financière et bancaire du reste de l'Europe. Un pays qui sortirait de cette discipline budgétaire n'aurait pas forcément plus les coudées franches pour financer des dépenses sociales par le déficit et la dette, bien au contraire.

P.P - L'une des critiques sur la politique industrielle européenne réside en ce qu'elle ne parvient pas à faire émerger des géants industriels européens. Elle avait notamment rejeté la fusion entre Alstom et Siemens, entre Lafarge et Holcim ou encore entre Essilor et Luxottica. Pensez-vous que l'Union européenne va à contre-courant d'un paradigme protectionniste et ne protège pas assez ses industries en raison de politiques de concurrence fortes ?

En réalité, le contrôle de concurrence a évincé peu de fusions relativement au nombre qui se sont produites. Essilor-Luxottica a bien eu lieu. La difficulté vient de ce que les grands groupes européens sont souvent substituables plutôt que complémentaires : ils ont le même marché de clients et les mêmes technologies. Leur fusion conduit à réduire la concurrence et à créer des pouvoirs de marchés qui peuvent être exorbitants et handicaper les clients (le plus souvent des entreprises et pas des ménages).

Le rejet de la fusion Alstom et Siemens a été critiqué et a conduit à réviser les règles de concurrence afin de mieux appréhender la concurrence future (notamment ici celle de l'acteur chinois peu encore présent en Europe). Alstom s'en est plutôt bien sorti cependant avec le rachat de la division ferroviaire de Bombardier. En fait nos champions européens se constituent en achetant des entreprises non-européennes. Par ailleurs Peugeot et Fiat-Chrysler ont récemment fusionné ; et les chantiers de l'Atlantique devaient fusionner avec Fincantieri et le non-aboutissement de ce projet est moins le fait de la Commission européenne que des États français et italien.

Quant à l'absence de champions numériques, ce n'est pas du fait des autorités de la concurrence. Au contraire celles-ci sont aujourd'hui un des seuls moyens qu'a l'UE pour se protéger des géants américains. Pour les grands groupes, la concurrence est mondiale. L'intégration du marché européen, la stabilité réglementaire et institutionnelle et la qualité des infrastructures et des qualifications en Europe sont les avantages comparatifs que l'Europe doit renforcer.