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La menace identitaire en Allemagne. Analyse du terrorisme d'extrême-droite

21/10/2020

Le terrorisme d'extrême-droite est devenu une menace grandissante en Europe, puisque l'indice mondial du terrorisme 2019 indique que les attaques d'extrême-droite en Occident ont augmenté de 320% au cours des quatre dernières années 1. L'Allemagne ne fait pas exception dans ce domaine, étant donné que sur les 32 000 partisans d'extrême droite estimés, 12 700 sont considérés comme violents et dangereux 2.

La récente fusillade à Hanau en février 2020 a montré une fois de plus que les auteurs de telles actions sont souvent « isolés » car inconnus des services de police et armés légalement, bien qu'ils soient plus ou moins liés à des réseaux d'extrême-droite.

Quelles sont les particularités de l'Allemagne face à cette menace par rapport aux autres pays européens ?

Pour répondre à cette question, Charlotte Allombert, chargée de mission sur les questions liées au terrorisme d'extrême-droite au sein du Pôle Radicalisation & Terrorisme de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée s'est entretenue avec Joseph Briefel. Il est coordinateur de projet et Chercheur à Integrity UK, une organisation engagée dans la lutte contre la haine, la violence et l'extrémisme au Royaume-Uni, dans l'Union européenne et dans la région du Moyen-Orient. Il s'intéresse particulièrement aux croisements entre les extrémismes religieux et l'extrême-droite en Europe, et
notamment au Royaume-Uni et en Allemagne. Il est titulaire d'un Bachelor de Langues Modernes en Arabe, Français et Allemand de l'Université de Durham, ainsi que d'un Master de Relations Internationales de la LSE.


Comment citer cet entretien :

Joseph Briefel, « La menace identitaire en Allemagne. Analyse du terrorisme d'extrême-droite », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Octobre 2020. URL : https://www.institut-ega.org/l/la-menace-identitaire-en-allemagne-la-menace-identitaire-en-allemagne/


Charlotte Allombert - Que peut faire l'Allemagne face à la menace exponentielle du terrorisme d'extrême-droite ? Faut-il modifier la réglementation du marché des armes ou ficher plus strictement les individus à risques ?


Joseph Briefel - Le problème des individus « isolés », c'est-à-dire inconnus de la police mais armés, se pose également dans d'autres contextes européens qui ont une forte proportion de militants de groupuscules d'extrême-droite. En raison de l'accroissement du nombre de ces individus, il est difficile pour les services de renseignement de les suivre continuellement, non seulement en raison de leur nombre, mais aussi parce que les ressources qu'ils doivent consacrer à la recherche de ces individus sont immenses. En effet, pour que les personnes considérées « à haut risque » soient contrôlées, il faudrait qu'elles soient surveillées 24h/24 par des personnes spécifiquement en charge de ce travail.

Ainsi, l'Allemagne pourrait ficher les personnes de manière plus stricte, ou y consacrer plus de ressources, mais le pays a avant tout besoin d'une plus grande collaboration entre les groupes de la société civile et les institutions de l'État, afin d'aborder la menace d'extrême-droite du bas vers le haut.

Une attention particulière doit aussi être accordée à la radicalisation qui s'effectue en ligne, notamment en cette période de Covid-19, puisque notre organisation a constaté une augmentation de ce mode de recrutement.

C.A - Au-delà de la menace terroriste, même si l'Allemagne est considérée comme l'un des leaders démocratiques en Europe, les idées d'extrême-droite y ont connu une percée démocratique avec l'entrée de l'AfD au Bundestag. Quels sont les mécanismes mis en place par le pays depuis 1949 pour empêcher les partis d'extrême-droite de prendre le pouvoir comme ils l'ont fait dans les années 1930 ? Le pays doit-il encore améliorer sa prévention en la matière ?

J.B - Nous pouvons relever quatre outils principaux mis en place pour empêcher les partis d'extrême-droite d'arriver au pouvoir.

Après 1949, un seuil électoral de 5% a été fixé pour obtenir un siège au parlement, ce qui, dans une certaine mesure, a beaucoup contribué à empêcher l'émergence de partis d'extrême-droite. L'utilité du seuil de 5% peut être observée au travers des différentes vagues d'extrême-droite qui se succèdent après la Seconde guerre mondiale, bien que cette approche soit incomplète. Lors de la première vague dans les années 1950, des partis comme le Deutsche Reichspartei ont obtenu un score de 8,1% en Basse-Saxe (Lander du Nord-Ouest de l'Allemagne), et ont obtenu 5 sièges au Bundestag. Par ailleurs, le Sozialistische Reichspartei (SRP), encore plus important à l'époque, obtient 11% en Basse-Saxe et 8% à Brême en 1951. Lors de la deuxième vague des années 1960, le paysage politique a connu l'émergence du Parti National Démocratique (NPD) en 1964. En 1965, il a obtenu 2% des voix aux élections législatives, et 4,3% en 1969. Ainsi, même s'il a remporté quelques victoires aux élections régionales, ses résultats aux deux élections législatives sont restés en dessous des 5% nécessaires pour entrer au Parlement. Enfin, la troisième vague des années 80 a été marquée par des partis tels que le Die Republikaner. Ils ont connu un succès inattendu en 1989 à Berlin-Ouest, mais ont rarement dépassé le seuil des 5%, comme ils l'ont fait en 1989, en 1992 dans le Bade-Wurtemberg avec 10,9% des voix, ou en 1996 avec 9% des voix. Au travers de ces exemples, nous pouvons constater que le seuil était un outil imparfait de régulation des partis dans l'après-guerre, mais qu'il a tout de même aidé dans une certaine mesure, en empêchant les petits partis de gagner trop de sièges lors des élections.

Un autre mécanisme important concerne la peur du passé nazi de l'Allemagne. En effet, aujourd'hui, de nombreux partis, mentionnés ci-dessus, ont disparu en raison de leur accointance avec des idées nazies. Ainsi, la peur de ce passé nazi a limité le nombre de votes accordés à certains partis, surtout après la Seconde guerre mondiale, même s'il a fallu du temps pour que la société mène une réflexion critique effective sur ces évènements. C'est ce qu'explique le célèbre philosophe Theodore Adorno en 1959, lorsqu'il parle de la reconnaissance de ce passé : les Allemands souhaitaient aller de l'avant, mais le manque général de discussion et d'autoréflexion sur le sujet les en empêchaient. Quoi qu'il en soit, cette crainte était très présente dans l'esprit des Allemands, de sorte que tout parti ayant un lien direct ou indirect avec ce passé n'a obtenu que très peu de voix lors des élections.

Le troisième mécanisme concerne plus directement l'interdiction de partis, ou du moins la menace d'une telle interdiction. Deux exemples frappants peuvent être utilisés pour l'illustrer. Tout d'abord, en 1952, après que le SRP ait gagné 11% des voix en Basse-Saxe, il fut interdit par le gouvernement allemand sur le motif de son idéologie. Dans les trois mois qui ont suivi son interdiction, 61 partis « successeurs du SRP » ont essayé de se former à partir des cendres de ce parti, et ont tous été également interdits. Puis, à la fin des années 60, le gouvernement allemand a envisagé d'interdire le NPD, et bien qu'il ne l'ait finalement pas fait, l'annonce a tout de même dissuadé beaucoup de citoyens de voter pour ce parti, ce qui a contribué à son faible score aux élections de 1969.

Enfin, le dernier mécanisme mis en place concerne la large idéologie des partis principaux de droite, qui a permis de rassembler beaucoup d'électeurs autour de ces partis plutôt qu'autour de ceux d'extrême-droite. En effet, des partis importants comme la CDU et la CSU avaient un large spectre idéologique conservateur et de droite, ce qui a permis de marginaliser tout autre parti radical de droite ou d'extrême-droite, qui ne pouvait dès lors gagner beaucoup de terrain.

C.A - De quoi se nourrit véritablement ce terrorisme d'extrême-droite ?

J.B - Il se nourrit de peur, beaucoup de peur, en particulier envers les immigrés, les musulmans et « l'Autre ». Cela repose également sur le fait de croire qu'un peuple, une culture ou une religion serait supérieure aux autres, ou aurait le droit de dominer les autres.

Beaucoup de ces sujets ne sont pas spécifiques à l'AfD, et font aussi le jeu de l'extrême-droite dans d'autres pays européens : ils sont simplement amenés par l'AfD dans un contexte local, par le biais de canaux locaux.

J'ai récemment parlé à un ancien membre d'un groupe d'extrême-droite, qui m'a dit que la seule chose dont ces individus se nourrissent vraiment reste la peur.

En particulier de la peur de personnes ou d'idéologies « invisibles », c'est-à-dire qui n'ont pas de conséquences directes sur leur vie quotidienne, mais qui leur font se poser des questions telles que : « Est-ce que je peux faire confiance à quelqu'un venant de milieux différents ? ».

C.A - L'AfD souffre actuellement d'une crise de leadership au sein de son propre parti, car les questions migratoires, autour desquelles elle gravitait, occupent une place moindre dans le débat public. Pour autant, l'Office fédéral pour la protection de la Constitution a estimé en 2018 que 50% des personnes classées d'extrême-droite avaient une tendance à la violence. Dans quelle mesure les idées encouragées par l'AfD peuvent-elles être considérées comme un terreau pour les attaques terroristes d'extrême-droite ?

J.B - Ce n'est pas une question facile puisqu'elle soulève l'interrogation d'une relation directe entre idéologie et action. Dans certains cas, nous pouvons aisément établir un lien entre l'attaque commise par une personne et son idéologie, lorsqu'elle est clairement montrée au travers de textes ou vidéos de propagande en ligne.

Cependant, pour établir un lien direct entre un attentat et des propos tenus par des figures politiques, cela devient plus difficile. Il faudrait prouver que leurs revendications ont assez d'influence sur un individu pour le pousser à commettre un tel acte.

En 2016, Alexander Gauland, a expliqué, à propos du défenseur de football Jérôme Boateng, que même si la plupart des gens l'admiraient, ils ne voudraient pas l'avoir comme voisin. Nous avons aussi Björn Höcke, qui a qualifié le mémorial de l'holocauste de « monument de la honte ». Enfin, on retrouve aussi la peur de l'immigration avec Frauke Petry, qui a déclaré en 2016 que la police devrait pouvoir utiliser des armes à feu si nécessaire, pour empêcher les gens de passer la frontière clandestinement. S'il est facile de relier ce genre de commentaires à la polarisation qui entoure le racisme ou l'immigration, il est plus difficile de faire le lien entre ces concepts et les personnes qui réagissent spécifiquement à cette instrumentalisation, et qui vont perpétrer des attaques.

Toutefois, nous pouvons affirmer que ce type de discours change définitivement l'environnement social autour duquel ces sujets sont discutés : l'immigration reste l'un des sujets les plus polarisants, que ce soit en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni, et est instrumentalisée par l'extrême-droite, provoquant souvent des ressentiments et de la colère au sein d'une partie de la population, ainsi qu'une stigmatisation des migrants et des réfugiés. L'atmosphère dans laquelle ces sujets sont abordés a certainement été influencée par les commentaires de membres de l'AfD par exemple, mais il est vraiment difficile d'affirmer directement un lien de causalité entre ces commentaires et les attaques terroristes. Pour ce faire, il faudrait prendre en compte le type de médias que les auteurs de ces actes regardent, le contexte social, et de nombreuses autres variables ; c'est pourquoi il est souvent plus difficile que les gens ne le pensent de dire que la « cause A » a conduit à la « conséquence B ».

C.A - Le terrorisme d'extrême-droite en Europe est-il comparable à celui qui sévit aux États-Unis ?

J.B - Il existe des similitudes, puisque le sujet se mondialise et n'est plus limité par la géographie. Les questions nationalistes ne se limitent plus nécessairement aux frontières nationales, ce ne sont plus que des questions internationales ramenées à des échelles locales. En effet, la crainte de l'immigration au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Allemagne, en Italie ou en France est désormais une question qui se discute à un niveau international. Je dirais qu'il y a beaucoup de similitudes dans les idéologies, mais que le contexte dans lequel elles se trouvent diffère légèrement selon le pays ou l'état fédéral en question.

C.A - Depuis que l'AfD a été élue au Bundestag, même ses idées les plus radicales peuvent être entendues et répandues, puisqu'elles respectent les règles du jeu démocratique. Quelles techniques utilise l'AfD pour diffuser leur façon de penser au travers de discours de plus en plus « banalisés » ?

J.B - Chaque fois que notre organisation examine un message posté par un individu ou un groupe d'extrême-droite, nous pouvons toujours le décomposer en trois étapes.

La première est « l'identification » : le discours identifie un aspect de la vie sociale qui a besoin de changement et attribue la responsabilité à un certain groupe de personnes. Par exemple, on pourrait dire que la violence terroriste est un problème et blâmer le groupe ou l'individu X.

Ensuite, la deuxième étape serait la « généralisation » : Si un individu appartenant à un groupe spécifique est désigné auteur d'une attaque terroriste, le groupe entier sera stigmatisé et rendu responsable de cet acte.

Enfin, la troisième étape est appelée « bite-sizing » ou « motivation » : le discours apportera des solutions pour surmonter ce problème. Ces solutions concernent directement le groupe désigné responsable : la population est alors appelée à arrêter ce groupe, ou à se mettre en colère contre le pays et le gouvernement. Une fois ce type de réponses alarmistes présenté, le public touché par leurs vidéos et messages doit être motivé à agir dans le cadre de leur programme. C'est pourquoi ils tenteront de les pousser à l'action avec, par exemple, des commentaires sur les réseaux sociaux.

En tant qu'outil analytique, il est très utile d'examiner toute propagande d'extrême-droite et de la décomposer de cette manière. En ce qui concerne spécifiquement l'AfD, ils ont été très présents sur les réseaux sociaux ces dernières années, et l'ont utilisé comme principal outil de communication, notamment avant les élections.

C.A - Pensez-vous que la menace du terrorisme d'extrême-droite est sous-estimée par rapport à celle du terrorisme islamiste ?

J.B - Dans le passé, il y a eu une crainte plus importante vis-à-vis du terrorisme islamiste. Je pense que, dans l'ensemble, beaucoup d'individus ont eu le sentiment d'un « nous » contre « eux » lorsqu'il s'agissait de terrorisme islamiste. Les pays occidentaux ont clairement exprimé cette binarité en pensant que le terrorisme djihadiste ne leur était pas inhérent, mais qu'il était en fait étranger au « nous » qui constitue le peuple occidental, dans un raisonnement de « c'est eux, pas nous ».

Lorsque l'on parle de terrorisme d'extrême-droite en revanche, cette binarité est moins importante, puisque les gens ont plutôt tendance à le voir comme un « nous » opposé à une « version marginale de nous ». Parce que ce terrorisme reste dans le cadre collectif du « nous », il n'est pas considéré comme une menace, mais plutôt comme un élément que les gens et le gouvernement peuvent contrôler.

Au niveau des États, nous avons récemment constaté une plus grande sensibilisation à la menace de l'extrême-droite, en Allemagne et au Royaume-Uni par exemple, mais ce changement est encore lent.

Je pense que l'on reconnaît peu à peu qu'il ne s'agit non pas d'un « défaut » au sein de notre communauté mais d'une menace plus large et grandissante, que nous devons contenir.

Depuis toujours, l'extrême-droite a fait partie du paysage politique européen, et y est restée, même dans la politique de l'après Seconde guerre mondiale. Je pense que le plus important n'est pas de comparer les deux phénomènes, mais de les considérer comme appartenant à des catégories distinctes d'une part, tout en étant extrêmement liés d'autre part.

Je garde espoir qu'à l'avenir, le terrorisme d'extrême-droite se verra accorder l'importance qui lui est due.




1 Global Terrorism Index 2019, élaboré par l'Institute for Economics & Peace (IEP). 
2 Verfassungsschutzbericht (Rapport annuel sur la constitution) 2018 du ministère fédéral de l'Intérieur, juin 2019.