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La diplomatie sanitaire cubaine : un outil de politique extérieure controversé

31/01/2022

Par Paul Flores, analyste au sein du département Amérique latine de l'Institut d'études de géopolitique appliquée


Comment citer cette publication

Paul Flores, « La diplomatie sanitaire cubaine : un outil de politique extérieure controversé », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 31 janvier 2022

Avertissement

Les propos exprimés dans la présente étude n'engagent que la responsabilité de l'auteur


« Bonne journée aux plus de 9 000 professionnels de la santé du Contingent Henry Reeve qui, depuis 15 ans, affrontent et vainquent la douleur et la mort dans le monde entier. Merci pour votre générosité et votre exemple. Merci de donner la vie » proclama le président de Cuba, Miguel Díaz-Canel lors du 15ème anniversaire de la création du Contingent international de médecins spécialisés dans les situations de catastrophe et les grandes épidémies.

La diplomatie sanitaire est l'une des clefs de la politique extérieure de l'île. Elle est définie comme « l'aide humanitaire-médicale-sanitaire aux populations touchées par des catastrophes naturelles et des épidémies dans d'autres pays, et aide à leur rétablissement » selon le quotidien étatique Granma. Depuis la création de la diplomatie sanitaire, environ 400 000 spécialistes ont prêté service dans environ 164 pays différents. Aujourd'hui davantage influencée par l'épidémie de Covid-19, le nombre de médecins en mission est d'environ 37 000, répartis dans 67 pays. Néanmoins, la diplomatie sanitaire ne se limitant pas seulement à une aide humanitaire, le régime cherche aussi à donner une image positive de Cuba et à montrer sa bonne volonté. Ainsi, quels en sont les bénéfices pour l'île ? Pourquoi la diplomatie sanitaire cubaine est-elle controversée ?

La diplomatie sanitaire est un élément clé du soft power cubain. Cependant elle n'est pas exemptée de controverses et critiques, notamment en raison des conditions de travail du personnel sanitaire.

La diplomatie sanitaire cubaine : un élément efficace de soft power

Histoire de la diplomatie sanitaire cubaine

Depuis la mise en place du gouvernement révolutionnaire de Fidel Castro en 1959, la santé occupe une place très importante dans la politique cubaine. L'un des objectifs du nouveau régime était la mise en place d'un système de santé universel, gratuit et de qualité, principalement pour obtenir une opinion favorable du nouveau gouvernement à l'intérieur du pays. C'est pourquoi le pays a mis l'accent sur la formation du personnel sanitaire et la réforme du système de santé, en parvenant ainsi à atteindre un taux d'espérance de vie comparable à celui des pays développés.

Grâce à la réussite de la réforme du système sanitaire, le pays fut capable d'envoyer du personnel dans d'autres pays. D'autant plus qu'aujourd'hui, selon la Banque mondiale, Cuba est le pays qui dispose de la plus haute densité de médecins par habitant. Les premières missions se concentrèrent dans des pays d'Amérique latine pour des situations de grande urgence, comme au Chili lors du tremblement de terre de 1960. Néanmoins, à partir de 1963 le champ d'action s'élargit et l'assistance médicale est exercée de façon plus permanente, comme par exemple l'aide envoyée à l'Algérie en 1963. En effet, peu après l'indépendance du pays, une mission de 56 employés de personnel sanitaire est envoyée pour aider la population après le départ de la majeure partie des médecins français.

Cependant, la diplomatie sanitaire cubaine comme telle fut créée en 2005 par Fidel Castro, peu après le passage de l'Ouragan Katrina qui ravagea l'État de la Nouvelle-Orléans. Mais l'aide fut refusée par le gouvernement américain. Depuis cet évènement, le pays développe l'exportation d'une aide humanitaire médico-sanitaire. Le programme sanitaire le plus élaboré vise à aider le Venezuela. Deux raisons expliquent ceci : la convergence idéologique entre les deux régimes et l'échange de « médecins contre pétrole ». Cuba reçoit 100 000 barils de pétrole par jour en échange de l'envoi de dizaines de médecins dans des zones appauvries et rurales du Venezuela. Néanmoins, la crise économique vénézuélienne a provoqué une chute des ventes et des exportations de pétrole à Cuba, ce qui a donc aussi réduit l'exportation de services sanitaires vers le Venezuela.

Un grand nombre de missions a également été réalisé dans d'autres pays d'Amérique latine et des Caraïbes, principalement grâce à l'Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA). Une association créée par Cuba et par le Venezuela qui veille à lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale au moyen de politiques de gauche. L'une des opérations les plus importantes fut « l'Opération Miracle » mise en place en 2015. Elle réalisa plus de 2800 chirurgies oculaires dans plus de six pays.

En dehors de l'Amérique latine, Cuba a aussi réalisé des missions dans des pays africains et asiatiques, par exemple au Timor Leste. Après la guerre civile, ce pays avait un ratio de 27 médecins pour environ 1,2 millions d'habitants, ce qui représente un taux extrêmement bas, celui de Cuba par exemple étant d'un médecin pour 112 habitants.

En sus des missions sanitaires à l'extérieur, une autre clef importante pour la diplomatie sanitaire fut la création en 1999 de l'École Latino-Américaine de Médecine (ELAM). Cette école accueille des personnes provenant de plus de 84 pays différents pour effectuer quasi-gratuitement leur formation de médecin. Ce qui a participé à la bonne image du pays aux yeux des étudiants accueillis.

Bénéfices pour l'île

Le bénéfice le plus important de la diplomatie sanitaire est symbolique : donner une image positive du pays à l'extérieur. Ce qui est d'autant plus important pour un pays qui, par sa rivalité avec les États-Unis, le caractère autoritaire de son régime et son alignement avec le bloc communiste pendant la guerre froide dispose d'une image extérieure nuancée. L'envoi d'assistance sanitaire dans d'autres pays lors de guerres, conflits et catastrophes naturelles relève de la bonne volonté du régime cubain. D'autant plus que cela contribue aussi à améliorer le système sanitaire des pays en question, grâce au partage de savoir-faire et aux bourses accordées aux étudiants étrangers qui viennent poursuivre leur formation sur l'île.

Cette image positive a notamment eu des bénéfices diplomatiques, comme le montre le rapprochement historique avec les États-Unis pendant le mandat d'Obama, la proposition d'intégration à l'Organisation des États Américains (OEA) en 2009 ou le vote positif de 189 pays sur 191 pour la levée de l'embargo sur l'île.

Aussi, en termes économiques, la diplomatie sanitaire est également profitable pour Cuba. Les revenus qui en découlent représentent environ 6,3 milliards de dollars par an, chiffre supérieur à celui du tourisme par exemple. Ceci constitue un élément clef pour un pays qui souffre d'un embargo de la part des États-Unis depuis 1958. Toutefois, la légitimité de l'obtention de ces revenus reste très controversée.

Une stratégie controversée qui relève de la nature autoritaire du régime

Débats et critiques

La diplomatie sanitaire cubaine n'est pas épargnée par les critiques. Notamment en raison de la rétention d'une partie du salaire des médecins envoyés en mission, bien qu'ils parviennent à toucher un salaire supérieur à celui qu'ils toucheraient à Cuba. Le montant retenu oscillerait entre 75% et 90% du salaire. En 2020, après une plainte portée par l'ONG espagnole Cuban Prisoners Defenders, le rapporteur spécial des Nations unies qualifia comme « travaux forcés » les conditions dans lesquelles travaillent les médecins cubains à l'extérieur. Selon ce même rapport « les conditions de travail rapportées pourraient s'apparenter à du travail forcé, selon les indicateurs du travail forcé établis par l'Organisation internationale du travail. Le travail forcé constitue une forme contemporaine d'esclavage ». Par exemple pour les médecins envoyés au Venezuela, Cuba recevait environ 10 000 dollars par mois pour chaque médecin, cependant leur salaire était compris entre 250 et 350 dollars selon l'ONG Solidaridad sin Fronteras.

D'autres abus sont également dénoncés : le nombre d'heures travaillées (64 heures par semaine environ) ; la restriction par les forces gouvernementales de la liberté de mouvement des médecins dans le pays d'accueil ; les sanctions imposées aux médecins qui abandonnent les missions (impossibilité de rentrer à Cuba pendant 8 ans). Dans les missions au Venezuela, les médecins étaient parfois obligés d'habiter dans des quartiers très dangereux. De nombreux cas de vols, assassinats et viols ont été dénoncés par le personnel sanitaire. Comme l'expose Dayli, médecin en mission au Venezuela : « ces types amenaient un patient avec 12 ou 15 balles dans le corps, pointaient leurs armes vers vous et vous disaient que vous deviez le sauver. S'il est mort, tu es mort. Ce genre de chose arrivait tous les jours. C'était la routine », raconte-t-il. Mais, pourquoi les médecins acceptent cela ? Même si le régime restreint une partie de leur salaire, celui-ci demeure largement supérieur à l'argent qu'ils pourraient gagner à Cuba, qui en moyenne est de 60 dollars par mois. L'ONG Unión Patriótica de Cuba(UNPACU) dénonça devant la Cour pénale internationale que les médecins cubains avaient pour consigne de ne pas soigner des patients « anti-chavistes » au Venezuela. Cela confirmerait les accusations d'utilisation de la diplomatie sanitaire comme arme politique du régime castriste.

Prospective

En 2020 plusieurs pays, dont le Brésil de Jair Bolsonaro, ont expulsé des médecins cubains. Deux raisons principales ont été relevées : les abus commis par le régime cubain sur les conditions de travail des médecins et la prévention de l'expansion de l'idéologie communiste qui, aux yeux du gouvernement brésilien, serait l'une des missions des médecins cubains. Le président brésilien qualifie comme « travail d'esclave » les conditions auxquelles les médecins sont exposés. Cependant, l'île semble vouloir continuer à envoyer des missions d'assistance sanitaire dans les pays qui en auront besoin. Ce qui a été remarquable pendant la crise de la Covid où des pays européens comme l'Italie, qui après avoir sollicité de l'aide a accueilli 52 médecins cubains. D'autant plus que le régime cubain nie toutes ces accusations, selon le président Miguel Díaz-Canel : « une fois de plus, le mensonge impérial tente de discréditer les programmes cubains de collaboration sanitaire avec d'autres pays, en les qualifiant de pratique d'esclavage moderne et de traite des êtres humains. Ils n'apprécient pas la solidarité. »

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La diplomatie sanitaire cubaine est une arme diplomatique pour l'île. La proposition d'adhésion à l'OEA ou le vote massif contre l'embargo relèvent de son efficacité. À cela s'ajoutent également d'importants bénéfices économiques pour l'île, qui depuis la chute de l'URSS en 1991 et l'embargo américain a vu sa santé économique se dégrader. Cependant, la question des conditions de travail des médecins est à l'ordre du jour et relève de la nature autoritaire du régime cubain. Ce qui finit par provoquer le refus de certains pays d'accueil, comme le Brésil, d'accueillir ces médecins et dégrade la bonne volonté se trouvant derrière l'aide sanitaire. Aujourd'hui, le régime cubain est menacé par une vague importante de protestations dans le pays. La fin de l'ère Castro pourrait devenir une réalité, si ce n'est pas déjà le cas après le départ du pouvoir de Raul Castro en 2018. Si un régime démocratique est installé, la diplomatie sanitaire pourrait elle aussi connaître un nouveau départ.


Bibliographie

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