La décision
Recension effectuée par Manon Chemel, responsable du département Proche, Moyen-Orient & Afrique du Nord ainsi que du pôle radicalisation & terrorisme de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Alexandre Negrus, président de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.
La recension n'engage pas la responsabilité de l'auteur de l'ouvrage.
Ouvrage écrit par Karine Tuil, paru aux éditions Gallimard, Paris, 6 janvier 2022, 304 pages.
Karine Tuil est une romancière française, auteur d'une dizaine de romans.
Dans La décision, elle plonge le lecteur dans le quotidien d'un juge
d'instruction antiterroriste. L'ouvrage est écrit sous la forme d'un roman mais
pendant un certain temps de lecture, le lecteur a le sentiment de lire le
témoignage réel d'un magistrat en fonction, qui raconte la façon dont est
organisé son travail. Plus largement, elle dresse une description de ce à quoi
peut ressembler la vie d'un tel magistrat et les questionnements qui rythment
son quotidien.
La magistrate Alma Revel, 49 ans, est expérimentée, « bien notée » par sa hiérarchie et respectée par ses pairs. Elle travaille d'arrache-pied les dossiers sensibles qui lui sont confiés avec une obsession : ne jamais commettre une erreur irréparable qui pourrait coûter cher à la société. C'est bien un roman de société que nous propose Karine Tuil, dans un contexte de pandémie où la menace terroriste demeure.
Ce roman est aussi un hommage rendu aux magistrats en charge de l'instruction de dossiers en matière terroriste, qui assument non seulement une charge de travail considérable mais également une pression envahissante et pesante. Cet ouvrage permet de se plonger dans leur quotidien et d'être confronté aux questions existentielles qu'ils sont amenés à se poser ainsi qu'aux décisions qu'ils sont amenés à prendre. Le but des terroristes consiste, d'après l'auteur, à « effrayer l'adversaire et (à) rallier les populations à leur cause » (p. 132), tout en dressant une liste de différentes périodes terroristes dans le monde. Ainsi « certains chefs d'État ont été traités de terroristes en leur temps. Entre 1981 et 1986, Paris était la capitale mondiale du terrorisme. Les Arméniens faisaient sauter les files d'attente devant la Turkish Airlines à Orly. Les Israéliens et les Palestiniens réglaient leurs comptes à Paris, les Iraniens se livraient à leurs exercices sanglants ici aussi. Idem pour les Basques, les Brigades rouges, la Bande à Baader... » (p. 132). Ce roman pose également une question déterminante que tous les analystes se posent : qu'est-ce qui pousse un individu à passer à l'acte ? Alma Rével répond « certains diront qu'il s'agit d'un point de bascule, moi je pense que c'est le résultat d'un processus » (p. 132).
L'ouvrage permet en outre de dresser un panorama des relations de travail, avec la mise en exergue de la collaboration étroite entre les services d'enquêteurs et les magistrats instructeurs. Ainsi, les services antiterroristes, qu'ils soient de la Direction générale de la sécurité intérieure ou de la brigade criminelle, sont largement mis en évidence dans le livre. Elle évoque également la relation parfois complexe que les magistrats instructeurs entretiennent avec les avocats de la défense ainsi que les limites à ne pas franchir dans leurs relations. Sont exposées aussi les relations avec les parties civiles et les familles des victimes, des confrontations parfois très redoutées par les magistrats en raison du poids du dossier, des enjeux et de la pression à la fois médiatique et sentimentale. L'auteur écrit à ce titre que « les cas de conscience (sont) quotidiens. Après un attentat, je recevais les familles des victimes : elles réclamaient des coupables qui, généralement, étaient morts. Pour apaiser leur besoin de justice, je maintenais en détention - parfois pendant des années - des gens dont la faute était d'avoir eu, à un moment donné, un lien lointain, incertain avec les auteurs des crimes » (pp. 30-31). Il est ainsi difficile de trouver un équilibre entre d'une part les familles de victimes qui estiment que les magistrats sont trop laxistes et, d'autre part, les avocats de la défense qui estiment qu'ils enfreignent les règles de droit. Alma Rével est ainsi confrontée à une décision déterminante : « Je me raccroche à ma conviction première : il faut savoir donner leur chance à ceux qui présentent des garanties de réinsertion. L'une de nos plus grandes peurs, en tant que juges, c'est de céder à une gestion mécanique de nos dossiers : on est face à des gens qui attendent de nous la justice, il faut rester à leur écoute, modestes, humains, ne jamais considérer l'autre comme un ennemi social mais plutôt comme l'acteur de sa propre réhabilitation, conserver une forme de confiance quand tout - y compris le discours politique et les sentences arbitraires rendues sur les réseaux sociaux ou au sein même de notre cercle intime - nous invite à la défiance » (p. 207).
L'auteur propose la retranscription (fictive mais réaliste) d'extraits de procès-verbaux d'interrogatoire d'un jeune français parti en Syrie avec sa femme enceinte, interpellés en Turquie à leur retour. Celui-ci nie avoir rejoint les rangs des soldats de l'État islamique et avoir combattu à leurs côtés. Il dit avoir été séduit par l'idée de pratiquer sa religion « en paix » car il ne trouvait plus sa place dans la société française. Ce volet de l'ouvrage interroge le lecteur sur un réel sujet de société et rappelle combien le point de bascule est fragile. L'enfance de cet homme et sa condition sociale y sont décrites afin de mieux comprendre certaines de ses motivations.
Ensuite, vient la phase d'interrogations : le prévenu est-il sincère ? Comment s'assurer qu'à sa sortie il ne commettra pas une action violente ? Ces questionnements, sans réponses immédiates, sont un pari sur l'avenir où s'entremêle la volonté de croire à ces paroles qui sont promesses de rédemption et celle de ne pas être naïf.
Vient le moment le plus palpitant de l'ouvrage, celui où Alma Rével prend la décision, après de longues hésitations, de placer sous contrôle judiciaire et surveillance électronique le prévenu. La signature d'une ordonnance de mise en liberté, dans un tel dossier, est la hantise de la magistrate. L'auteur met ainsi en évidence le poids d'une telle décision.