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La Cour pénale internationale et l’Afghanistan : la fin d’une lutte politico-judiciaire ?

12/04/2020

Par Mervé Erol, Co-Responsable de la Commission Droits de l'Homme des Ambassadeurs de la Jeunesse


Le 5 mars 2020, la Chambre d'appel de la Cour pénale internationale (ci-après « CPI ») a décidé, à l'unanimité, d'autoriser le Procureur d'ouvrir une enquête pour des crimes contre l'humanité [1] et crimes de guerre [2] commis en Afghanistan [3] depuis le 1er mai 2003 mais aussi pour des crimes ayant un lien avec le conflit armé en Afghanistan, à la fois liés à la situation en Afghanistan et qui ont été commis sur le territoire d'autres États parties au Statut depuis le 1er juillet 2002 relevant de la compétence de la Cour au titre du Statut de Rome [4].

Cette décision intervient suite à l'appel interjeté par la Procureure de la décision de la Chambre préliminaire II de la CPI du 12 avril 2019 [5] qui avait rejeté la demande d'ouverture d'une enquête de la Procureure [6] et avait conclu que l'ouverture d'une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice, alors même qu'elle a admis la recevabilité incontestable de la requête présentée.

Qu'est-ce que ce concept d' « intérêt juridique » sur lequel la Chambre préliminaire s'est entièrement appuyée pour refuser l'ouverture de cette enquête ? Ghislain Poissonnier a tenté de définir ce concept : « Les intérêts de la justice internationale sont de rechercher la vérité, d'établir des faits criminels et des responsabilités, d'organiser des procès contradictoires, d'indemniser les victimes. Ils sont aussi que ses enquêtes et ses procès se fassent dans des délais raisonnables, sur la base d'éléments de preuve fiables - collectés sur le terrain -, dans le respect des standards internationaux et à un coût maîtrisé » [7]. Il convient de préciser qu'il s'agit de la première fois dans l'histoire de la CPI que l'ouverture d'une enquête ait été refusée pour des raisons en lien avec l'intérêt de la justice.

Dans sa décision, la Chambre préliminaire rappelle que la Procureure a un pouvoir discrétionnaire concernant l'opportunité des poursuites. Cela implique que la Procureure est en mesure d'engager des poursuites contre des présumés criminels. Cependant, la Chambre préliminaire garde un contrôle, notamment par le biais de l'autorisation ou du refus de l'ouverture des enquêtes. Le concept d' « intérêt de la justice » est utilisé dans le cadre de ce contrôle effectué par la Chambre. Ainsi, cette dernière semble dire que l'absence d'intérêt de la justice peut provoquer le blocage de l'enquête.

Pour refuser l'ouverture de cette enquête, la Chambre préliminaire a raisonné en trois temps :

  • dans un premier temps, elle évoque « le temps considérable écoulé entre les crimes présumés et la demande ». En effet, onze années séparent le début de l'examen préliminaire et le dépôt de la requête devant la Chambre Préliminaire pour obtenir l'autorisation d'enquêter ;
  • ensuite, la Chambre évoque la viabilité et la disponibilité des éléments de preuve et des suspects. Elle avance premièrement que la plupart des incidents ont eu lieu au début de la décennie du XXIème siècle, ce qui entraine une plus grande complexité quant à la conservation de preuves et de la protection des témoins. Elle invoque également l'absence de coopération : « la faible coopération obtenue par le Procureur tout au long de cette période, même aux fins limitées d'un examen préliminaire, en tant que telle fondée sur des informations plutôt que sur des éléments de preuve ». Selon la Chambre, ce manque de coopération s'explique par le climat d'instabilité politique dans le pays, pouvant représenter un obstacle pour mener une enquête sur le terrain et retrouver les présumés suspects. De plus, pour la Chambre, cette absence de coopération risque de perdurer après l'autorisation d'ouverture de l'enquête ;
  • enfin, elle invoque le manque de moyens financiers. Ouvrir une enquête nécessiterait des ressources importantes. Or, n'ayant pas les ressources nécessaires, cela risquerait de mener à une restructuration du bureau du Procureur, notamment sur l'aspect financier et humain, mais cela porterait également atteinte aux autres enquêtes qui doivent être diligentéeset qui présentent des chances plus raisonnables de succès selon la Chambre préliminaire.

Une telle décision est critiquable car elle laisse entendre que la justice peut être sacrifiée lorsqu'un dossier présente trop de complications pour la Cour. La Chambre avance qu'au regard des éléments évoqués, le résultat serait potentiellement un échec et pourrait donc faire naître une certaine hostilité à l'égard de la Cour pour les victimes. Or, on peut se demander ce qu'il advient de la confiance accordée à une instance telle que la Cour pénale internationale, où les victimes attendent que justice soit rendue et une réparation. En l'espèce, on peut considérer que ce refus est proche d'un déni de justice pour les victimes, qui ne pourront s'adresser ni à la justice américaine, ni à la justice afghane. Pourtant, c'est précisément le rôle de la Cour pénale internationale de rendre justice aux victimes en vertu du principe de complémentarité. 

En réalité, en s'opposant à cette enquête, les juges ont laissé des considérations politiques l'emporter sur la nécessité de poursuivre et juger les responsables présumés de ces crimes.

En effet, pour Mark Kersten, le concept d'intérêt de la justice « aide à justifier une décision politique dans des formes légales » [8]. Durant les négociations lors de la phase de rédaction du Statut de Rome visant à instituer la CPI, les États-Unis avaient fait pression pour entraver ce projet dans l'optique d'empêcher toute possibilité de voir un Américain jugé par une autre juridiction que celle de son pays. Cette pression n'a pas cessé, comme en témoigne la décision des États-Unis d'infliger « des interdictions de visa à des membres du personnel de la Cour pénale internationale impliqué dans les éventuelles enquêtes de la Cour portant sur des citoyens américains et pourraient aussi être utilisées pour dissuader les enquêtes sur des ressortissants de leurs pays alliés » [9].

Biraj Patnaik, le directeur régional pour l'Asie du Sud à Amnesty National, a déclaré à ce titre que « cette décision qui intervient si peu de temps après une série d'attaques perturbantes venant de hauts responsables américains, et à la suite de retards considérables et inexplicables jusqu'à présent, va en définitive être interprétée comme une lâche capitulation face aux menaces et intimidations exercées par Washington » [10].

C'est pourquoi, lorsque la Procureure a interjeté appel, très peu de personne croyaient en un changement de position de la part de la Cour pénale internationale. Cependant, contre tout attente, la Chambre d'appel a décidé d'autoriser l'ouverture de l'enquête. Dans la décision de la Chambre rendue le 5 mars 2020, il est précisé que cette dernière « estime que la chambre préliminaire a commis une erreur en décidant 'qu'une enquête sur la situation en Afghanistan à ce stade ne servirait pas les intérêts de la justice'. Elle estime que la décision de la chambre préliminaire, en vertu de l'article 15(4) du Statut, n'aurait dû porter que sur la question de savoir s'il existe une base factuelle raisonnable pour que la procureure poursuive une enquête, au sens où des crimes ont été commis, et si la ou les affaires potentielles découlant de cette enquête semblaient relever de la compétence de la Cour » [11]. Par ce biais, la Chambre d'appel a apporté des précisions concernant le concept « d'intérêts de la justice ».

Ainsi, par cette décision, la Cour pénale internationale semble répondre aux critiques qui lui ont été faites, notamment sur le fait qu'elle représentait la justice des puissants [12]. Reste à voir si le bureau du Procureur va pouvoir mener son enquête dans les conditions optimales pouvant aboutir à un véritable procès. 

Quand bien même un procès aurait lieu, il est évident que les États-Unis ne livreront jamais leurs nationaux à la justice internationale. C'est là une limite considérable au pouvoir de la Cour, mais aussi une remise en cause de sa légitimité.


[1] L'article 7 du Statut de Rome donne compétence à la Cour pénale internationale pour qu'elle puisse juger des crimes contre l'humanité relevant de cet article.

[2] L'article 7 du Statut de Rome donne compétence à la Cour pénale internationale pour qu'elle puisse juger des crimes contre l'humanité relevant de cet article.

[3] L'Afghanistan a ratifié le Statut de la Cour pénale internationale le 10 février 2003.

[4] Chambre d'appel de la Cour pénale internationale, « Judgment on the appeal against the decision on the authorisation of an investigation into the situation in the Islamic Republic of Afghanistan », No. ICC-02/17 OA4, publié le 5 mars 2020.

[5] Chambre préliminaire II de la Cour pénale internationale, « Decision Pursuant to Article 15 of the Rome Statute on the Authorisation of an Investigation into the Situation in the IslamicRepublic of Afghanistan », No.ICC-02/17, publiée le 12 avril 2019.

[6] L'article 15 du Statut de la CPI dispose que le Procureur peut ouvrir une enquête de sa propre initiative au vu des renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour. S'il conclut qu'il y a une base raisonnable pour ouvrir une enquête, le Procureur présente à la Chambre préliminaire une demande d'autorisation en ce sens, accompagnée de tout élément justificatif recueilli. C'est d'ailleurs ce que Fatou Bensouda, actuelle procureure de la CPI, va faire le 20 novembre 2017.

[7] G. POISSONNIER, « CPI : quand « les intérêts de la justice » s'opposent à l'ouverture d'une enquête », AJ pénal, 2019, p. 329.

[8] S. MAUPAS, « La CPI renonce à enquêter sur les crimes de guerre en Afghanistan », Le Monde, publié le 13 avril 2019.

[9] HRW, « Les États-Unis menacent la Cour pénale internationale », publié le 15 mars 2019.

[10] AMNESTY INTERNATIONAL, « Afghanistan. La CPI refuse d'autoriser une enquête, cédant aux menaces des États-Unis », publié le 12 avril 2019.

[11] Chambre d'appel de la Cour pénale internationale, « Judgment on the appeal against the decision on the authorisation of an investigation into the situation in the Islamic Republic of Afghanistan », No. ICC-02/17 OA4, publié le 5 mars 2020.

[12] R. NOLLEZ-GOLDBACH, « La Cour pénale internationale », 2018, pp. 82 à 120.


Les opinions exprimées dans ce texte n'engagent que la responsabilité de son auteur

© Tous droits réservés, Paris, Ambassadeurs de la Jeunesse, 2020.

Comment citer cette publication :

Mervé Erol, « La Cour pénale internationale et l'Afghanistan : la fin d'une lutte politico-judiciaire ? », Ambassadeurs de la Jeunesse, 12 avril 2020