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L’envoi d’une mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti : enjeux et perspectives

09/11/2023

Emma Giuliano, responsable du département Amérique latine et Caraïbes de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Frédéric Thomas, docteur en science politique, chargé d'études au Centre tri-continental (CETRI) à Louvain-la-Neuve (Belgique) et spécialiste d'Haïti.


Comment citer cet entretien :

Emma Giuliano, « L'envoi d'une mission multinationale d'appui à la sécurité en Haïti : enjeux et perspectives », entretien avec Frédéric Thomas, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 9 novembre 2023.

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega. Les propos exprimés n'engagent pas la responsabilité de l'Iega.


Haïti, en proie à des problèmes structurels depuis des décennies, connaît une crise multiforme marquée par des troubles sociaux, des violences civiles et une instabilité politique. Le 7 octobre 2023, le Conseil de sécurité de l'ONU a approuvé l'envoi d'une mission multinationale d'appui à la sécurité (MMAS) afin de fournir un appui opérationnel à la Police nationale d'Haïti (PNH), dépassée par la violence des gangs criminels, puis de créer des conditions propices à la tenue d'élections libres. Cette initiative intervient après deux opérations de maintien de la paix de l'ONU : la Minustah déployée en 2004, secondée par la Minujusth jusqu'en 2019. Ces missions ont été massivement critiquées pour ne pas avoir suffisamment renforcé les capacités institutionnelles d'Haïti, aggravant la situation interne. Dans le contexte d'une troisième intervention internationale, il est essentiel d'examiner les enjeux et perspectives associés.

www.pixabay.com
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Emma GIULIANO - Le bilan dressé à l'issue des opérations de maintien de la paix est mitigé. Impliqué dans des cas de violation des droits de l'homme, dont des meurtres de civils, des cas de violences sexuelles et physiques, la mission de garantir la sécurité et de débouché sur des élections a été un échec. Naturellement, on peut supposer que cette nouvelle intervention, bien qu'elle ne se fasse pas sous auspice onusienne, sera confrontée à la méfiance voire l'opposition de la population. Quelles leçons retenir des précédentes opérations et quels sont les obstacles auxquels cette intervention sera confrontée ?

Ces missions internationales ont contribué à davantage désinstitutionnaliser le pays et à enfermer l'État dans un cycle infernal de dépendance et de crises dont elles prétendaient justement le sortir.

Frédéric THOMAS - Au cours de ces trois dernières décennies, Haïti a connu une dizaine d'interventions onusiennes, dont la plus importante et la plus longue fut la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) de 2004 à 2017. La première et principale leçon à tirer de ces interventions, en général, et de la Minustah, en particulier, est leur échec. Force est en effet de constater, au regard de la situation actuelle, que l'objectif d'assurer un environnement propice à la stabilité et à la sécurité et de renforcer les institutions publiques a échoué. Le Secrétariat général de l'Organisation des États d'Amérique (OEA), Luis Almagro, évoquait même, le 8 août 2022, « l'un des échecs les plus importants de [la] coopération internationale ». De façon plus préoccupante, ces missions internationales ont contribué à davantage désinstitutionnaliser le pays et à enfermer l'État dans un cycle infernal de dépendance et de crises dont elles prétendaient justement le sortir.

À cela se sont ajoutées les agressions sexuelles (y compris sur des enfants) commis par les membres de la Minustah et la responsabilité de celle-ci dans la propagation du choléra dont étaient porteurs des casques bleus népalais, une épidémie qui a causé près de 10 000 morts. L'impunité, l'immunité et les années de déni de l'ONU avant que l'institution ne reconnaisse les faits et sa responsabilité ont redoublé en quelque sorte ces violations de droits humains. Il aura, en effet, fallu attendre cinq ans pour que les Nations unies présentent leurs excuses pour leur implication dans l'épidémie. Mais, à ce jour, l'ONU n'a rassemblé que 5% du fonds de 400 millions de dollars qu'elle avait promis de lever pour lutter contre le choléra.

Alors que les interventions internationales passées ont échoué (en laissant un lourd passif) et accru la défiance de la population haïtienne envers les actions des forces étrangères, l'ONU s'apprête à recourir aux mêmes dispositifs. En pire, puisque la prochaine force multinationale a été demandée par un gouvernement haïtien non élu et discrédité et qu'elle ne se fera pas sous auspice onusienne. Elle échappera davantage à tout contrôle et reddition de compte, alors que les membres de cette force multinationale ne parlent pas créole, ne connaissent pas le pays et interviendront dans des quartiers pauvres, densément peuplés, où la distinction entre population civile et gangs armés ne sera pas toujours aisée à faire. Sans compter que la police kenyane, à la tête de cette intervention, a été indexée (notamment par Amnesty International) pour son usage disproportionné de la force et les violations de droits humains dans le cadre de manifestations au Kenya.

Enfin, la durée (un an) et l'objectif de la MMAS (créer des conditions propices à la tenue d'élections) soulèvent également nombre de problèmes. Il s'avère non seulement impossible de réaliser des élections à si court terme, mais surtout, les principaux acteurs de la société civile haïtienne, réunis au sein de l'Accord dit de Montana, rejettent la légitimité et la possibilité d'élections libres et démocratiques organisées par un gouvernement illégitime dans le contexte actuel. Ils appellent en conséquence à une « transition de rupture ». La MMAS, à laquelle ils s'opposent, est dès lors perçue comme une énième immixtion de la communauté internationale, agissant à l'unisson sinon aux ordres de la Maison blanche, dans les affaires intérieures du pays, en prenant parti et en renforçant ainsi la mise sous tutelle d'Haïti.

E.G - Parmi les enjeux de cette intervention, la communauté internationale a souligné l'importance de fournir les outils nécessaires au gouvernement haïtien pour consolider ses institutions politiques afin de remédier aux causes profondes de l'instabilité, évitant ainsi la dépendance aux opérations internationales ponctuelles. Si ces enjeux étaient déjà sous-jacents lors des précédentes missions, ils n'ont pas été honorés. C'est d'ailleurs la préoccupation de la Chine qui a déclaré que cette mission ne semblait pas avoir pour vocation de favoriser la souveraineté de l'État haïtien et s'est donc abstenue de voter cette résolution. Que doit-on penser de la posture chinoise à cet égard ? Comment interpréter l'abstention de la Russie ?

F.T - Alors que la Russie joue un rôle secondaire, en s'alignant sur Pékin, la Chine s'est, au cours de ces dernières années, positionnée sur la scène internationale comme un acteur incontournable dans la crise haïtienne. La posture de Pékin relève à la fois d'un principe et d'une stratégie. Réticente sinon hostile à tout envoi de forces multinationales, le gouvernement chinois continue de mettre en avant le respect de la souveraineté étatique et la non-ingérence dans les affaires intérieures. De plus, dans le contexte de la rivalité avec Washington dans la région latino-américaine, dont la Chine est devenue ces dernières années le deuxième partenaire commercial, la situation haïtienne fait l'objet d'une confrontation diplomatique de plus en plus ouverte.

La crise haïtienne permet à Pékin de faire tout à la fois la démonstration de l'échec de l'ONU, de critiquer l'ingérence états-unienne et de mettre en avant sa propre diplomatie.

Le positionnement de Pékin n'est ni purement opportuniste (l'occasion de s'opposer à Washington) ni prioritairement idéologique (l'expression d'une prétendue politique anti-impérialiste). Il ne relève pas non plus du seul point de vue géopolitique, Haïti étant encore l'un des rares États de la région à entretenir des liens diplomatiques avec Taïwan, alors qu'au cours de la dernière décennie, le Panama, le Salvador, la République dominicaine et le Nicaragua ont rompu ces relations pour se tourner vers Pékin. Ce positionnement relève encore moins d'enjeux économiques car si la Chine est devenue la troisième source des importations haïtiennes, Haïti pèse bien peu dans les échanges commerciaux avec le géant asiatique. Il convient plutôt de lire la posture chinoise au prisme d'une stratégie diplomatique à plus longue portée.

La crise haïtienne permet à Pékin de faire tout à la fois la démonstration de l'échec de l'ONU, de critiquer l'ingérence états-unienne et de mettre en avant sa propre diplomatie, se distinguant par le respect de la souveraineté étatique. La Chine a beau jeu de souligner l'échec des Nations unies en Haïti et de critiquer le laissez-faire de Washington quant au marché des armes, étant précisé que les gangs haïtiens s'approvisionnent sur le marché états-unien. C'est d'ailleurs sous l'impulsion de Pékin qu'un embargo complet sur les armes à destination d'Haïti a été voté par le Conseil de sécurité.

Mais si la Chine fait particulièrement pression à chaque renouvellement du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (Binuh) (dont elle a demandé et obtenu une évaluation). Si elle critique l'impuissance onusienne et l'ingérence états-unienne, elle n'a pas été jusqu'à une opposition frontale, s'abstenant plutôt que s'opposant au déploiement de la MMAS. Peu désireuse d'apparaître comme le bouc-émissaire dans la descente en enfer de la population haïtienne, Pékin semble vouloir, jusqu'à présent, circonscrire le conflit diplomatique.

Il n'en demeure pas moins paradoxal que ce soit Pékin qui donne des leçons de realpolitik et de respect des droits humains, en rappelant que le gouvernement haïtien manque de légitimité et est incapable de gouverner, qu'une grande partie de la population s'oppose à la présence de forces armées étrangères et qu'aucune solution durable à la crise n'est envisageable sans la constitution d'un gouvernement légitime qui rende des comptes aux citoyens haïtiens. La posture de la Chine est aussi révélatrice de l'incapacité des institutions internationales, au premier rang desquelles l'ONU et l'OEA, mais aussi l'Union européenne, de se démarquer de Washington et d'offrir une stratégie différente, voire alternative.

E.G - En 2022, la République dominicaine annonçait la construction d'un mur frontalier pour freiner le débordement des activités violentes des gangs haïtiens et les mouvements migratoires clandestins qui en découlent. Cette décision forte et symbolique traduit les tensions sous-jacentes qui persistent entre les deux pays qui se partagent l'île. Aussi, la République dominicaine s'était abstenue lors du vote pour la création du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH) qui assisterait le pays à l'issu de la Minujusth. Quelle est la position de la République dominicaine face à cette troisième intervention et comment cette nouvelle mission va impacter la relation bilatérale entre Haïti et la République Dominicaine ?

F.T - Les tensions entre la République dominicaine et Haïti, qui se partagent l'île d'Hispaniola, s'inscrivent dans le temps long de deux siècles d'une histoire en partie partagée et dans l'évolution asymétrique du dernier demi-siècle. Les tensions se sont exacerbées ces dernières années en raison de la crise haïtienne et surtout d'une série de mesures prises par les gouvernements dominicains. En 2013 fut décidé, à l'encontre du droit international, de « dénationaliser » les Dominicains d'origine haïtienne. À partir de 2021, les tensions ont été exacerbées par la construction d'un mur le long des 390 kilomètres de la frontière, récemment complètement fermée afin de protester contre la construction, du côté haïtien, d'un canal sur la rivière Massacre qui sépare les deux pays.

La République dominicaine n'en est pas moins le deuxième partenaire commercial d'Haïti derrière les États-Unis. Elle profite davantage que son voisin des bas tarifs douaniers et de la porosité de la frontière pour écouler ses produits.

La République dominicaine a été l'un des fervents partisans de l'envoi d'une force armée multinationale en Haïti. Son abstention lors du vote de création du BINUH doit être comprise en ce sens : la volonté que l'ONU ne quitte pas Haïti, mais y intervienne plus directement et massivement afin de régler ou, à défaut, de circonscrire le « chaos » haïtien dans les limites du territoire national. La crainte d'une déstabilisation « par ricochet » du pays et de l'arrivée massive de migrants haïtiens est largement instrumentalisée par la classe politique dominicaine, entretenant de la sorte le racisme d'une grande partie de la population, très majoritairement latino, envers la population noire du pays voisin. Cette instrumentalisation tend à s'accroître dans la perspective des prochaines élections de mai 2024 en République dominicaine.

La République dominicaine n'en est pas moins le deuxième partenaire commercial d'Haïti derrière les États-Unis. Elle profite davantage que son voisin des bas tarifs douaniers et de la porosité de la frontière pour écouler ses produits. En 2021, alors que la République dominicaine a acheté des produits haïtiens pour une valeur de quatre millions de dollars, le montant de ses ventes à son voisin s'élevait à plus de cinq cents millions de dollars. De plus, l'économie dominicaine, particulièrement dans les secteurs de la construction, de l'agriculture et du tourisme, bénéficie de l'emploi de nombreux travailleurs haïtiens. Enfin, une partie importante des rentes de l'économie haïtienne (y compris celles de la corruption et des activités illégales) se retrouve dans les circuits économiques dominicains.

Il y a fort à parier que ce soubassement économique et cette instrumentalisation politique détermineront bien plus les relations bilatérales que les aléas de la MMAS, dont l'influence sera davantage indirecte. L'éventuel changement du rapport de forces endogènes à la société dominicaine constitue un facteur autrement plus direct et déterminant des relations entre les deux États qui se partagent Hispaniola. Cela implique que l'opposition actuelle à la stratégie démagogique mise en place par le gouvernement face à la crise haïtienne se développe et se structure.