L’attentat de Moscou du 22 mars 2024 : comment démêler le vrai et le faux ?
Par Michel Makinsky, chercheur associé à l'Institut prospective et sécurité (Ipse) en Europe et à l'Institut d'études de géopolitique appliquée (Iega).
Citer cette publication
Michel Makinsky, L'attentat de Moscou du 22 mars 2024 : comment démêler le vrai et le faux ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 2 avril 2024.
Avertissement
Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur. L'intitulé de l'article est un choix du secrétariat de rédaction et la photographie d'illustration est libre de droits.
Une analyse publiée dans le média Slate le 25 mars 2024 (1) sur l'attentat du 22 mars 2024 est à lire attentivement. Il n'est pas si courant de trouver des analyses sérieuses sur les différents scénarios relatifs à cet épisode. Raison de plus pour saluer ce travail d'un rare professionnalisme, qui passe en revue avec rigueur et honnêteté intellectuelle les hypothèses plausibles émises ici et là. La discussion relative aux différents scénarios est particulièrement intéressante. Dans les lignes qui suivent, nous examinerons les arguments validant ou contredisant ces derniers en formulant nos propres observations.
L'auteur considère que la piste de l'État Islamique au Khorassan (EI-K) présente une certaine crédibilité au vu d'un faisceau d'indices. Nous partageons volontiers ce point de vue et considérons cette piste comme la plus plausible
L'auteur considère que la piste de l'État Islamique au Khorassan (EI-K) présente une certaine crédibilité au vu d'un faisceau d'indices. Nous partageons volontiers ce point de vue et considérons cette piste comme la plus plausible. Nul ne peut exclure que des éléments d'appréciation ultérieurs puissent à terme contredire cette hypothèse mais les raisons avancées dans cet article valident largement celle-ci. Nous ne les commenterons pas plus avant. Rappelons simplement que l'EI-K, branche afghane de l'organisation, est très implantée au Tadjikistan « principal fournisseur d'immigrés en Russie » (2). Selon la même source, la main d'œuvre immigrée en provenance de ce pays aurait augmenté de 207 % en 2022. Il est inévitable que des islamistes en fassent partie ou s'y dissimulent. Le Kremlin, en faisant pression sur des leaders de la communauté tadjike pour que les membres de la diaspora rejoignent les troupes russes pour combattre sur le front ukrainien, a nourri un mécontentement (3) déjà perceptible. Cela ne peut que favoriser des réactions de défiance. En 2021, Moscou a annoncé renforcer sa présence militaire au Tadjikistan pour faire face au danger croissant que représente l'État Islamique (4), ce qui constitue une quasi déclaration de guerre contre l'organisation. En 2022 la Russie a été obligée de redéployer une partie du contingent de sa base tadjike pour renforcer ses troupes sur le front ukrainien (5).
Le contexte se prête à une action de l'EI-K. Au Moyen-Orient, la lutte contre Daech ne faiblit pas et en Asie centrale l'évolution de la posture des Talibans contrarie Daech (comme al-Qaida).
Nous ajouterons brièvement que le contexte se prête à une action de l'EI-K. Au Moyen-Orient, la lutte contre Daech ne faiblit pas et en Asie centrale l'évolution de la posture des Talibans contrarie Daech (comme al-Qaida). On note que plusieurs voisins de l'Afghanistan entretiennent un dialogue (inconfortable mais guidé par la nécessité) avec le pouvoir de Kaboul. Il en est ainsi avec la nouvelle collaboration économique de l'Iran avec les Talibans qui ont signé un accord d'investissement de 35 millions de dollars (6) pour le port de Chabahar (auquel l'Inde accorde son concours). Dans le même temps Téhéran s'emploie à se rapprocher du Pakistan. L'État Islamique entend aussi contrer l'influence de Moscou en Asie centrale et au Caucase (7) et considère que le conflit ukrainien affaiblit la Russie par rapport à ses autres risques, obligée de concentrer les ressources militaires sur ce front. Il y a donc une opportunité. Ceci correspond bien à la stratégie de l'État Islamique dont les combats ne sont pas limités géographiquement. Le fait que la Russie, avec Wagner, soit engagée dans la lutte contre Daech (à la place des occidentaux et avec peu de succès) dans plusieurs États du Sahel la désigne comme « ennemi à abattre ».
Le Kremlin a prétendu que les terroristes voulaient s'enfuir en Ukraine. Le grotesque de cet argument suffit à le « tuer » : il aurait fallu que les troupes russes laissent passer ces terroristes, lesquels auraient ensuite sauté sur les champs de mines qui tapissent la zone frontalière.
La piste ukrainienne est écartée par l'auteur qui estime que la propagande du Kremlin et des nationalistes russes n'est guère crédible. Les cibles déjà visées par Kiev sont très différentes de la salle de concerts de Moscou : personnels militaires, collaborateurs, installations et infrastructures. Le mode opératoire ukrainien n'a rien à voir avec les massacres aveugles, faute de quoi les occidentaux seraient dissuadés de soutenir l'Ukraine. À notre sens, d'autres arguments anéantissent définitivement cette attribution farfelue. Le Kremlin a prétendu que les terroristes voulaient s'enfuir en Ukraine. Le grotesque de cet argument suffit à le « tuer » : il aurait fallu que les troupes russes laissent passer ces terroristes, lesquels auraient ensuite sauté sur les champs de mines qui tapissent la zone frontalière. Le président biélorusse, en se vantant d'avoir aidé les services russes en empêchant les terroristes de pénétrer en territoire biélorusse, avoue de la sorte que la destination des fugitifs était la Biélorussie (8) mal gardée et poreuse ! Poutine a été obligé de concéder que l'État Islamique était bien responsable de cet attentat mais que l'Ukraine était complice.
L'article examine ensuite l'hypothèse d'une « opération sous faux drapeau du FSB ». Ce scénario repose sur deux arguments : le premier est qu'il existe des précédents. En l'occurrence « des attentats à la bombe contre des cibles civiles, entre le 31 août et le 16 septembre 1999 ». En dépit des dénégations des pouvoirs publics russes, « il est maintenant admis que les attentats ont été organisés par le Service fédéral de sécurité (FSB) afin de créer un émoi populaire et subséquemment une nouvelle intervention dans la petite république du Caucase ». L'auteur ajoute un indice sérieux : Guennadi Selezniov, alors président de la Douma « aurait mentionné l'un des attentats trois jours avant qu'il ait lieu et des agents du FSB ont été arrêtés avec des colis piégés par la police locale à Ryazan, avant d'être libérés ». S'agissant de ces précédents, à notre sens, l'attribution ne fait guère de doute. La « guerre à mort » entre les « bandits caucasiens » (selon l'expression familière russe) et le Kremlin autorise tous les coups. Ce qui vaut pour ces cas n'est pas nécessairement transposable aux opérations menées par l'État Islamique au Khorassan contre la Russie et les ripostes russes contre lui. Des sources proches des services de renseignements ukrainiens considèrent en second lieu que nous sommes en présence d'une telle opération « sous faux drapeau » du FSB. À l'appui de cette thèse ces sources pointent du doigt « l'absence de sécurité dans le Crocus City Hall (bien que situé en dehors de Moscou, une des cibles évidentes de la grande banlieue pour une attaque terroriste), la lenteur des forces de l'ordre pour se rendre sur les lieux, la facilité avec laquelle les suspects ont fui dans une Renault blanche et fait plus de 300 kilomètres sur une route surveillée et l'absence supposée de résistance lors de leur arrestation ».
Le pouvoir ne peut pas échapper au reproche d'un énorme fiasco des services sécuritaires incapables de prévenir des actes d'une telle ampleur.
Face à ces arguments, plusieurs objections doivent être relevées. Si l'objectif d'une opération du FSB était de galvaniser la population russe et justifier des actions encore plus violente contre l'Ukraine, Poutine, à peine réélu avec 87% des voix a-t-il besoin d'assassiner plus de 130 de ses concitoyens ? Le président russe ne préparerait-il pas un grand coup, par exemple une mobilisation générale ou partielle en ayant besoin de la soumission absolue de la population ? Nous suivons largement cette objection, mais nous en ajoutons une autre, plus forte. Cet attentat a créé un choc indiscutable dans la population, mais ce traumatisme ne paraît pas de nature à galvaniser celle-ci. Bien plus, le pouvoir ne peut pas échapper au reproche d'un énorme fiasco des services sécuritaires incapables de prévenir des actes d'une telle ampleur. En tout état de cause, l'attentat ne peut être que contre-productif. Il est par ailleurs difficilement imaginable qu'une population choquée soit prête à adhérer avec conviction à une mobilisation générale.
Le modus operandi des terroristes offre un contraste violent entre leur professionnalisme et les négligences, l'impréparation et le manque de coordination des services russes. Ce délabrement est connu, à l'image de l'armée mais aussi de diverses administrations, dont le secteur de la santé.
Pour notre part, l'absence de sécurité de la salle de spectacle et la lenteur de l'intervention des forces de l'ordre ne sont pas des arguments décisifs en faveur d'une opération du FSB. Le manque d'organisation et de coordination des services russes est un constat bien établi. Le FSB, par exemple, a enregistré des fiascos peu glorieux. Le plus spectaculaire est l'énorme loupé du 5e directorat qui a sous-estimé la détermination ukrainienne, la capacité de son président, la réactivité et l'habileté tactique des forces ukrainiennes. Le parcours des terroristes sur 300 km est-il une preuve de connivence du FSB ? C'est loin d'être certain. Le modus operandi des terroristes offre un contraste violent entre leur professionnalisme et les négligences, l'impréparation et le manque de coordination des services russes. Ce délabrement est connu, à l'image de l'armée mais aussi de diverses administrations, dont le secteur de la santé. Une des photographies prises sur le lieu du sinistre montre une série d'ambulances d'urgence alignées devant le bâtiment en flammes. L'une d'elle est entourée de son équipage en train de remplacer une roue arrière crevée. Quant à l'absence de résistance des terroristes lors de leur arrestation, certains ont été abattus et l'état des prisonniers exhibés après leur interrogatoire montre que des moyens « vigoureux » ont été employés à leur égard. Nous ajouterons que la Russie n'est pas le seul pays autoritaire dont les services de sécurité concentrés sur la répression de toute opposition s'avèrent incapables de prévoir ni contrer des attentats ourdis de l'extérieur.
L'article étudie une autre hypothèse, davantage intéressante. Selon l'auteur, si l'État Islamique au Khorassan serait effectivement responsable de l'attentat, « le FSB l'aurait su mais décidé de laisser faire ». Selon ce scénario, le FSB aurait agi ainsi « afin de maintenir la population russe sous sa coupe, tout en accusant les Ukrainiens et en arrêtant les coupables très rapidement ». L'auteur va plus loin en suggérant une autre « sous-hypothèse » qui suggère que le FSB aurait laissé les terroristes accomplir leur attentat non plus par opportunisme mais au contraire afin de contrarier le régime, en révélant sa faiblesse au grand jour ». L'analyse souligne une conséquence de première importance : « Si c'était le cas, ceci pourrait évidemment indiquer que la mainmise de Vladimir Poutine sur le pouvoir n'est pas aussi ferme que ce qu'il souhaiterait démontrer ». À l'appui de cette dernière affirmation, l'auteur évoque un précédent : « début mars 2022, le FSB aurait livré les positions de combattants tchétchènes aux services secrets ukrainiens, conduisant à leur annihilation ». Ce précédent est-il vraiment pertinent, attestant ce manque de fiabilité du FSB par rapport au pouvoir ? Nous n'en sommes pas convaincus, car nous estimons plutôt que ce fait reflète la priorité pour les services russes de lutter contre les extrémistes caucasiens en général et tchétchènes en particulier. D'autres arguments semblent plus convaincants. Nous préférons plutôt souligner la ressemblance frappante entre la facilité avec laquelle les terroristes ont parcouru 300km avant d'être interceptés et la facilité avec laquelle Prigojine a parcouru un long trajet jusqu'à s'approcher de Moscou sans rencontrer de résistance avant de s'arrêter. Le défi à l'autorité de Poutine était frontal, l'absence de résistance à cette aventure fut un signe d'un certain lâchage des services et d'une partie de l'armée, de la faiblesse de Poutine jusqu'à l'élimination de l'imprudent Prigojine. Cette sous-hypothèse mérite donc de retenir l'attention. L'auteur reconnaît que cette hypothèse (et sa variante) sont invérifiables à ce jour mais nous pensons que ladite variante est une alternative plausible (mais pas certaine) à la responsabilité unique de l'État Islamique au Khorasan.
L'auteur n'exclut pas in fine qu'au regard des conditions d'arrestation des suspects et de leur profil, « les vrais auteurs de l'attentat aient disparu et que, pressés de montrer des résultats le plus vite possible, le FSB ait 'trouvé' des suspects 'maison' (…) afin de paraître moins incompétents et afin de tisser un lien entre les soi-disant terroristes et les Ukrainiens pour faire rejaillir la faute sur Kiev (9). » Ce scénario ne semble pas très convaincant. Au premier chef parce que même si l'on retenait l'hypothèse de la « disparition » des vrais auteurs et de la présentation à l'opinion de terroristes « reconstitués », il reste que plusieurs ont été abattus et que leur cadavre devrait permettre leur identification. Si Moscou a (très) rapidement présenté les prisonniers sévèrement torturés comme des membres du commando (dont le rôle réel n'est pas facile à vérifier), il sera intéressant de voir sous quelle identité pourraient (s'ils le sont) être présentés les cadavres. Si tel est le cas ceci pourrait être éclairant. Cette ultime hypothèse n'est pas privilégiée.
1. Daech, Ukraine, FSB : les hypothèses sur l'attentat près de Moscou et leurs probabilités, Slate, 25 mars 2024 ; https://www.slate.fr/story/266267/zones-ombre-attentat-fusillade-moscou-crocus-city-hall-russie-etat-islamique-khorassan-ukraine-fsb-renseignement.
2. Attentat de Moscou : le Tadjikistan, maillon faible face à l'État Islamique en Asie Centrale, l'Opinion, 25 mars 2024.
3. Tajik Leader's Call To Join Russia's Military in Ukraine Cause Fear In Samara, RFERL, 14 février 2024.
4. Russia beefs up Tajik base, warns of ISIS fighters in Afghanistan, Reuters, 28 juillet 2021.
5. 'Up to 1,500' Russian Troops Redeployed From Tajik Base, Investigation Reveals, RFERL, 14 septembre 2022.
6. Afghanistan Invests $35M in Iran's Chabahar Seaport, Fueling Economic Shift by Etending Trade Connections That Bypass Pakistan, The Media Line, 14 mars 2024 : https://themedialine.org/by-region/afghanistan-invests-35m-in-irans-chabahar-seaport-fueling-economic-shift-by-extending-trade-connections-that-bypass-pakistan/
7. Sur la place de l'attentat dans la stratégie de l'État Islamique au Levant (branche Khorassan), voir : Sara Harmouch, Amira Jadoon, How terror attack fits ISIS-K strategy to widen agenda,take fight to its perceived enemies, The Conversation, 24 mars 2024.
9. L'auteur renvoie par un lien au rapport de l'Assemblée du Conseil de l'Europe sur l'assassinat de l'opposant Boris Nemtsov en 2015 : https://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-fr.asp?fileid=27722&lang=fr .Le rapport souligne qu'il y a des doutes sur le rôle des tueurs tchétchènes et une suspicion d'implication du FSB.