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État d’urgence humanitaire au Myanmar: quelle(s) issue(s) ?

28/06/2023

Mathilde Domont, responsable du département Asie du Sud, pacifique et Océanie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Stéphanie*, humanitaire au Myanmar.

*L'identité de la personne est dissimulée afin de garantir sa sécurité et celle du personnel sur place. 


Comment citer cet entretien :

Mathilde Domont, « État d'urgence humanitaire au Myanmar: quelle(s) issue(s) ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 28 juin 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/etat-d-urgence-humanitaire-au-myanmar-quelle-s-issue-s/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega. Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs.


Mathilde Domont - Depuis l'arrivée de la junte militaire au pouvoir en février 2021, les ONG et associations humanitaires voient leurs actions soumises à de nombreuses restrictions allant du blocage de routes d'accès aux attaques en direction des humanitaires, en passant par la limitation d'octroi de visas pour ces travailleurs. Comment les ONGs continuent-elles malgré tout à apporter leur soutien aux populations ?

Stéphanie* - Depuis février 2021, les organisations humanitaires et de développement ont dû faire preuve d'agilité et ajuster leurs interventions aux contraintes successives que les crises sanitaire, politique et économique ont entraîné et aux différentes directives imposées par l'administration militaire. Les restrictions varient d'une région à l'autre avec des zones de conflit sous loi martiale (couvre-feu de 18h à 6h du matin) et d'autres plus épargnées par les restrictions.

Les contraintes principales rencontrées par les organisations humanitaires et de développement sont les limitations d'accès au terrain, une mobilité restreinte pour les internationaux résidents, des visas octroyés au compte-goutte pour les internationaux visiteurs, un accès irrégulier aux liquidités freinant les activités, des problèmes d'accès aux biens et services liés aux dysfonctionnements des chaînes d'approvisionnement, une inflation galopante notamment dans les zones au cœur du conflit. Les humanitaires intervenant en appui aux populations déplacées et réfugiées rencontrent des difficultés à acheminer leurs dons matériels au travers des multiples points de contrôle et peuvent être bloqués selon les restrictions locales des autorités militaires.

À ces contraintes logistiques, financières et humaines s'ajoutent de nouveaux prérequis pour la reconnaissance légale de toutes les organisations humanitaires et de développement, nationales et internationales. Fin 2022, une nouvelle loi sur les associations fut rendue publique et postule que toute organisation doit être obligatoirement enregistrée pour obtenir le droit d'intervenir. De même, l'aide humanitaire y est limitée aux zones déclarées officiellement victimes de catastrophes naturelles. L'enregistrement d'une organisation la contraint également à informer régulièrement les autorités nationales et locales sur ses activités, ses états financiers et autres demandes de l'administration.

S'ajoute à cela les difficultés de mobiliser des ressources humaines dans les zones fortement touchées du fait des fortes migrations vers les centres urbains, les pays frontaliers pour échapper aux violences et répressions dans les zones de conflit et de l'engagement des jeunes (incluant les étudiants et diplômés) dans les forces armées rebelles.

Les communications entre les différentes équipes et bureaux des organisations sont fortement perturbées par l'irrégularité de l'accès aux réseaux de communication (téléphone et internet) ainsi que par les interruptions régulières de la provision d'électricité, rendant la coordination difficile et retardant la mise en œuvre des projets.

M. D - Selon l'organisation Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), le Myanmar est l'un des pays qui a connu en 2022 le degré de violence et le nombre de décès les plus importants. Certains États comme le Kachin au Nord, le Shan à l'Est et le Karen dans le Sud-Est sont marqués par des affrontements entre la Tatmadaw et les Forces de Défense du Peuple ou d'autres groupes ethniques armés. La sécurité des équipes humanitaires et des communautés est fortement menacée. Qu'est-ce que cela signifie concrètement pour celles-ci ?

S. - Durant ces deux dernières années, le pays a connu des déplacements massifs et subi une forte répression (arrestations, décès, destructions, torture). Face à cette situation, l'armée birmane fait face à une forte résistance dans une majorité du pays, à la fois armée et civile.

L'intensification des combats dans de nombreuses régions du pays engendre de nombreux risques sécuritaires, un climat de peur et répression, des fractures sociales au sein des communautés locales et entre acteurs locaux. Le climat de suspicion et de peur altère la confiance au sein des communautés même les plus soudées et les organisations humanitaires s'attachent à expliquer leur intervention pour garder ou gagner la confiance des bénéficiaires notamment pour les assurer de leur indépendance vis-à-vis de l'administration.

Les risques sécuritaires élevés pour les équipes et les communautés ont entraîné le déploiement de mesures de prévention et d'outils d'analyse des risques dans les organisations, notamment les organisations de développement moins aguerries que les humanitaires dans ce domaine. Les équipes se sont renforcées avec des postes dédiés à la prévention de ces risques et la formation des équipes de terrain, des partenaires locaux et des communautés aux procédures opérationnelles standards de sécurité afin de les préparer aux différents cas de figure dans ce contexte de violence et de répression. Les interventions sur le terrain sont fortement impactées par les risques d'arrestation arbitraire notamment lors de contrôles qui se sont intensifiés (aux domiciles jour et nuit, en ville, lors de trajets vers les villages, etc.) et qui concernent les biens, documents, appareils électroniques, identité des personnes contrôlées. Les activités sur les réseaux sociaux sont étroitement examinées et en cas de publications politiques, entraînent des peines de prison élevées.

M.D - Face aux différents acteurs en présence sur le terrain, quelle posture permet de garantir la sécurité de tous ?

Les organisations de la société civile, nationales et internationales, interviennent dans un climat d'autoritarisme, de méfiance, voire de délation. Les conflits armés qui existaient dans les territoires ethniques se sont étendus à une majorité des régions du pays et notamment le centre du pays majoritairement birman. Intervenir dans un tel contexte requiert une connaissance des enjeux et pouvoirs locaux, les acteurs étant pris entre les différentes factions politiques et armées. Les groupes d'opposition notamment le gouvernement en exil ont une position claire sur le boycott de l'administration et des institutions publiques. Cette position est également encouragée par les institutions internationales, notamment les bailleurs de fonds.

La situation politique a profondément impacté le fonctionnement des services sociaux. D'un côté, l'État utilise les services pour faire pression sur la population, de l'autre, les agents de l'État démissionnent massivement en signe de résistance (jusqu'à 80% par endroit). En interdisant toute coopération avec l'administration, les bailleurs rejoignent de ce point de vue les préoccupations des populations.

L'accès aux territoires est ainsi d'une forte complexité pour les interventions humanitaires, notamment leur positionnement vis-à-vis de l'administration militaire et des forces d'opposition. La multiplicité des acteurs engagés dans les conflits locaux génère de fortes tensions et dans les territoires contrôlés par les groupes d'opposition, de nouvelles restrictions et demandes administratives de la part de ces groupes s'ajoutent aux restrictions existantes. Afin de s'assurer d'une bonne compréhension des actions mises en œuvre par les différentes factions, les organisations humanitaires s'attachent à communiquer formellement et informellement avec les différents acteurs afin de protéger à la fois les équipes de projet mais aussi les communautés.