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Entretien avec Wassim Nasr - L’Etat islamique : de son implantation à sa communication

26/07/2019

Dans le cadre des travaux du Pôle Radicalisation & Terrorisme de Notre Centre de recherche sur l'étude de l'Etat islamique, Julien Cann, analyste-rédacteur au sein du Pôle, s'est entretenu avec Wassim Nasr, journaliste spécialiste des mouvements et mouvances djihadistes pour France 24. Cet entretien a eu lieu le 7 juin 2019.


Julien Cann : S'agissant de la fulgurance territoriale de l'Etat islamique dans la région du Levant, quelles responsabilités pour les régimes irakiens et syriens ?

Wassim Nasr : Il y a une énorme responsabilité pour ces deux États certes, mais elle n'est pas la même des deux côtés de la frontière. 

Les raisons pour lesquelles l'Etat islamique a pu s'implanter en Syrie ne sont pas les mêmes qu'en Irak. 

En 2003, il faut se rappeler que le régime syrien a fermé les yeux sur de nombreux passages de djihadistes arabes et de quelques rares occidentaux depuis son territoire vers l'Irak. Ces derniers allaient combattre l'armée américaine et ses milices supplétives. Certains de ces combattants viendront constituer plus tard l'embryon de l'Etat islamique en Irak.

Côté irakien, il faut aussi garder à l'idée que depuis 2004 il y a eu des efforts considérables des États-Unis et de l'État irakien pour faire sortir les djihadistes des villes, ce qui a plus ou moins réussi en 2008-2009. L'Etat islamique en Irak a été réduit à quelques centaines de combattants principalement dans la province d'Al-Anbar. Mais c'était sans compter ce qu'il suit : le sectarisme du gouvernement de Nouri al-Maliki, toutes les promesses politiques et économiques non tenues vis-à-vis des clans sunnites (qui avaient pourtant participé activement à la chasse des djihadistes), le désengagement américain de 2011 et pour finir les Révolutions arabes. C'est à l'aune de tout cela que l'on peut comprendre comment l'Etat islamique reprend pied sur la scène irakienne.

Aussi, en 2011, l'Etat islamique en Irak décide d'envoyer quelques hommes, douze au total (dont Abou Mohammad Al-Joulani), en Syrie. Ces deniers ont un peu de finances pour planter ce qui deviendra ensuite le Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra). Le fait que le Front al-Nosra soit le plus aguerri aux combats (en raison de ses précédentes expériences irakiennes) lui fait gagner du terrain. Le groupe gagne en popularité jusqu'au point où Al-Joulani est devenu tellement indépendant qu'apparaissent des frictions avec Abu-Bakr al-Baghdadi. Ce qui a permis l'implantation de l'Etat islamique en Syrie, c'est principalement la répression ayant donné lieu à une radicalisation de la rébellion, mais aussi les agendas et allégeances contradictoires de la mosaïque de factions rebelles.

Finalement, c'est cette équation-là qui profite à l'Etat islamique. Celui-ci parvient à s'implanter dans ces États faillis et à capitaliser sur les griefs des populations. Ce qu'il a également fait dans différentes régions du monde.

J.C : Quelle place occupe le concept de « califat » dans l'idéologie de l'Etat islamique ? En quoi cela diffère d'Al-Qaïda ?

W.N : Tout d'abord, la notion de « Califat » est présente chez les deux groupes. Simplement, ce sont les moyens d'y parvenir qui divergent. En simplifiant, pour l'Etat islamique, et cela a été énoncé clairement dès le début par son père spirituel Abu Moussab Al-Zarkawi [1] (à défaut d'être son père fondateur) : il faut se battre contre « l'ennemi proche ». Qui est cet ennemi proche ? Ce sont les États qu'il considère inféodés à l'Occident, y compris l'Arabie Saoudite, les pouvoirs locaux ainsi que les chiites. L'Etat islamique entend vaincre les ennemis immédiats pour restaurer ce « califat ». Et pour cela, il est prêt à progresser rue par rue afin d'implanter ce « califat » de manière beaucoup plus large !

Pour Al-Qaïda, la logique est différente. Si le combat est mené contre les bailleurs de ces régimes (les Américains et les Occidentaux en général, et dans une moindre mesure les Russes), alors ceux-là tomberont d'eux-mêmes. C'est une autre manière de faire. Al-Qaïda continue encore aujourd'hui sur cette ligne-là, même s'ils sont conscients qu'ils doivent aussi faire des concessions afin de s'ancrer sur des dynamiques locales, à l'image du Front al-Nosra, d'Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI), des Shebabs somaliens, d'Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA). Idem d'ailleurs en Afghanistan où Al-Qaïda est complètement imbriqué aux Talibans ».

J.C : Comment l'Etat islamique a-t-il financé son proto-Etat ? Quels canaux a-t-il utilisé pour cela ?

W.N : Il y a plusieurs canaux mais le plus efficace, celui qui est utilisé par l'Etat islamique depuis 2006, c'est la micro-économie. 

Car avant de s'orienter vers le trafic de pétrole et le trafic d'antiquités, l'Etat islamique a compris que c'est l'économie réelle - celle qui se greffe aux circuits économiques légaux -, qui doit primer. Cela passe par exemple par des transactions quotidiennes, par la vente de blé, de coton, etc. Le plus gros de ses revenus vient de là : ils profitent pour taxer et prélever des droits de passage.

Concernant le trafic de pétrole brut, je pense que l'on a grandement exagéré les profits qui en ont été tirés. Evidemment, les trafics de pétrole existaient déjà. Ils étaient d'ailleurs tenus par des clans sunnites des deux côtés de la frontière irako-syrienne (depuis l'embargo contre l'Irak au début des années 1990). Des réseaux parallèles se sont organisés pour acheminer le pétrole vers la Turquie, le Kurdistan irakien ou encore vers l'Iran. Lorsque ces mêmes canaux, ces mêmes réseaux sont tombés dans les mains de l'Etat islamique, le groupe a continué d'en profiter en taxant les réseaux préexistants. Par conséquents, ce ne sont pas des réseaux qui lui sont propres.

Mais le plus intéressant est de savoir à qui vendent ces réseaux ? Et bien aux meilleurs payeurs, peu importe qui ils sont ! Ils ont ainsi pu vendre aux trafiquants syriens, turcs, aux trafiquants originaires du Kurdistan irakien et même des trafiquants implantés en Iran. Au lieu de tomber dans les mains des officiers irakiens véreux, des services de renseignements et des clans sunnites, l'argent tombait dans les poches de l'Etat islamique. Tout cela est étayé par des faits, j'en parle dans mon livre. L'Etat islamique a même traité avec le régime syrien ou encore des entreprises d'hydrocarbures russes près de la ville syrienne de Palmyre, etc. 

Aujourd'hui encore, ces mêmes réseaux (qui sont tombés entre les mains des milices kurdes du YPG) continuent de fonctionner. Les factions kurdes continuent de vendre au régime de Bachar Al-Assad et à d'autres.

Mais ce qu'il faut retenir ici, et comme je l'ai rappelé précédemment, c'est que l'Etat islamique a dû avant tout faire tourner sa machine de guerre. Et pour cela, il faut du gasoil. Avant de vendre du pétrole pour en tirer des profits, il fallait mettre du gasoil dans ses tanks et ses véhicules, sans quoi on ne peut livrer bataille. L'Etat islamique a dû raffiner ce pétrole brut, et de manière sauvage. La plus grosse partie du pétrole a donc servie en premier lieu à contribuer à l'effort de guerre, pas aux trafics. Le gasoil est tout de même le nerf de la guerre. Notons aussi qu'il y a eu des financements de particuliers du monde entier : d'Égypte, de Bosnie, des pays du Golfe, d'Arabie Saoudite, des Émirats Arabes Unis, de Turquie, etc. Toutefois, la mise en place progressive de lois visant à empêcher le financement du terrorisme a conduit à une réduction des flux.

In fine, le gros des revenus de l'Etat islamique vient donc de la micro-économie, j'insiste là-dessus. C'est toujours le cas aujourd'hui, même dans des régions qu'ils ne contrôlent plus physiquement. On sait qu'il existe des business dans les villes irakiennes de Bagdad ou Bassora qui profitent encore à l'Etat islamique. Idem en Turquie. Comment cela fonctionne ? Un membre de l'Etat islamique « met de l'argent dans la caisse », sans parfois que les partenaires ou associés en soient informés, et le « business » fait le reste. On parle souvent de sommes infimes, mais celles-ci s'accumulent. Multiplié à l'échelle internationale, c'est énorme ».

J.C : En quoi la stratégie de communication de Daesh valable en Occident est-elle différente de celle employée sur zone irako-syrienne ? Quelle fixation de la communication de l'Etat islamique sur les jeunes générations ?

W.N : J'ai beaucoup travaillé là-dessus. J'ai participé à un documentaire « Les Studios de la Terreur » sur cette question de la propagande de l'Etat islamique. Celui-ci a été sélectionné par les Emmy Awards en 2017. Vous pouvez le retrouver, cela vous permettra d'étayer mes propos.

L'Etat islamique a une vraie stratégie, élaborée et fabriquée par des individus comme nous. Ces individus ont fait des études, ils ont été à l'université dans leur pays d'origine. Ils ont vu les mêmes vidéos, les mêmes documentaires, les mêmes films que nous. La « pop-culture » actuelle est utilisée par l'EI à ses propres fins. Lorsqu'ils s'adressent à un public syro-irakien, ces professionnels de la communication utilisent des codes plus à mêmes d'être compris par ce public-là. Et quand ils s'adressent aux Occidentaux, par exemple dans une vidéo de 52 minutes qui vous explique pourquoi le dinar d'or est mieux que les « billets », ils vont là aussi choisir des éléments de langage compréhensibles par le public, en anglais ou en français. Ils utilisent tous les codes perceptibles par les Occidentaux : ils parlent ainsi d'alter mondialisme, de capitalisme prédateur, etc. Ils s'adressent donc à des sensibilités ! 

Ils dosent et adaptent leur communication en fonction du public visé. Ce n'est rien d'autre que du « marketing », on appelle cela le « target market ». Ils connaissent et maîtrisent très bien cela. 

Pour autant, le message visant le public occidental n'est pas forcément contradictoire avec celui qui est adressé aux populations syro-irakiennes, au contraire : il est complémentaire. C'est ce qui fait la force de communication de l'Etat islamique.

Sur la question des jeunes, je vous renvoie à ce que j'ai mentionné au sujet de la « pop-culture ». Il est beaucoup plus simple pour un jeune aujourd'hui de s'identifier à cela, par rapport aux vidéos des Taliban par exemple où l'on voit des individus très austères, au milieu des montagnes, parlant le pashto, etc. Avec l'Etat islamique, on peut voir le français qui parle l'argo de sa cité, l'allemand qui parle avec l'accent berlinois ou encore le londonien originaire de Newham. C'est très important car ça facilite l'identification des jeunes occidentaux au groupe.

Preuve que la communication « ultra-violente » de l'Etat islamique fonctionne : on voit que d'autres groupes adaptent leur communication, comme AQMI. Ici, la question de l'esthétisation de la violence est centrale. Je vous renvoie à l'article disponible dans « Inflexion » sur la question suivante : « est-ce que la violence est dépeinte de manière fortuite ou à dessein ? ».

J.C : La communication de l'Etat islamique est-elle retournée à la clandestinité après la perte du sanctuaire syro-irakien ? Quel est l'état de la communication actuelle de Daesh ?

W.N : Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a moins de matière. C'est sûr. Malgré tout, leurs moyens de communiquer restent intactes. Récemment, on a pu identifier des photos pour les fêtes de l'Aïd : en Afghanistan, dans le Sinaï, au Yémen, en Irak et même en République Démocratique du Congo où le groupe est maintenant présent. 

Ils continuent à produire des vidéos de 20 à 30 minutes, essentiellement des vidéos des combats, complètement édulcorées. Mais encore une fois, ce qui a changé avec la perte du sanctuaire syro-irakien, c'est la matière. Et s'il y a moins de matière, il y a moins de production. Tout simplement.

Notons aussi que le matériel de production n'a pas disparu. Ils l'ont conservé et vous savez, il ne leur faut pas beaucoup de moyens pour produire des vidéos. C'est l'époque qui veut ça. Il suffit d'avoir un ordinateur et le bon logiciel piraté, et le tour est joué ! La fréquence de production actuelle n'a cependant pas d'équivalent avec ce qu'il se faisait précédemment. On est loin de l'époque où il y avait une cadence d'un film de 20 minutes un jour sur deux, où d'un film de 50 minutes tous les mois.

Il y a environ un mois, dans la région du lac Tchad, le groupe Etat islamique en Afrique de l'Ouest (ISWAP) a publié une vidéo. L'organisation continue d'ailleurs de procéder de manière décentralisée : chaque wilaya, chaque « province » possède sa propre structure de production et sa propre identité visuelle. Elles produisent localement puis fournissent leur production à Al-Fûrqan, la maison mère. Cette dernière, de son côté, valide les « grosses » productions vidéo et audio. Elle a notamment publié la vidéo d'Abu Bakr Al-Baghdadi en avril 2019. C'est une réelle force pour l'organisation parce que, même lorsque des équipes disparaissent, il reste d'autres équipes de production ailleurs !

[1] : Qui sera d'ailleurs tué par la coalition américaine en 2006 donc bien avant la constitution du califat