fr

Émirat islamique d’Afghanistan 2.0 : l’An 3

22/08/2023

Par Olivier Guillard, spécialiste de l'Asie, auteur notamment de De l'impasse afghane aux errances nord-coréennes - Chroniques géopolitiques 2012-2015 (NUVIS, 2016), chercheur associé à l'Institut d'Etudes de Géopolitique Appliquée, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal) et chargé de cours (géopolitique asiatique, science politique) à l'EDHEC (Lille).


Comment citer cette publication

Olivier Guillard, Émirat islamique d'Afghanistan 2.0 : l'An 3, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 22 août 2023.

Avertissement

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité de l'auteur. L'image d'illustration, libre de droits, est un choix de la rédaction.

La semaine passée, loin du chaos entretenu en Ukraine par l'aventurisme coupable des soldats russes – des troupes pour rappel tristement familières du théâtre afghan [1] décrit dans ces quelques lignes -, des tensions en mer de Chine du Sud, dans le détroit de Taiwan ou encore dans la péninsule coréenne, les 40 millions d'Afghans étaient invités – ou subissaient, selon le regard de chacun – à célébrer dans la liesse le 2e anniversaire du retour [2] au pouvoir à Kaboul des talibans, intervenu le 15 août 2021 dans le désordre, le maelström et le chaos que l'on garde encore ce jour à l'esprit. Un retour actant alors dans ce pays fragile, entre Asie centrale et sous-continent indien, exsangue et perpétuellement en crise [3], la résurrection de feu l'Émirat islamique d'Afghanistan, dénomination officielle du régime taliban dont la reconnaissance à l'été 2023 est toujours boudée par la communauté internationale ; non sans raison naturellement.

Dans les quelques grands centres urbains du pays (dans la capitale Kaboul, à Kandahar [4] ou encore à Hérat), ces anciens « étudiants en religion » au volant de véhicules militaires [5] occidentaux modernes abandonnés sur place ont improvisé quelques parades bigarrées, s'amusant d'exhiber à la face du monde, notamment aux abords immédiats de l'ancienne ambassade américaine aujourd'hui fermée (comme tant d'autres dans cette capitale de 4 millions d'habitants), leur mainmise sur la nation ; quand bien même cette dernière se trouverait aujourd'hui dans une situation générale plus ténue encore que deux ans plus tôt…

L'occasion également pour les autorités talibanes de quelques communications en phase avec leurs convictions rigoristes et projets de société : selon le gouvernement, ce retour estival aux affaires voilà deux ans aurait « ouvert la voie à l'établissement du système islamique en Afghanistan », et attesterait « une fois encore que personne ne peut contrôler la fière nation afghane (…), qu'aucun envahisseur n'est autorisé à menacer l'indépendance et la liberté (du pays) » [6]. Dans l'ouest afghan (à Hérat), les propos ont parfois été plus directs, sinon grossiers et menaçants, notamment dans la bouche de partisans du régime, lesquels n'hésitaient pas devant la presse locale et étrangère à scander, enfiévrés par leur zèle : « Mort aux Européens, mort aux Occidentaux, longue vie à l'Émirat islamique d'Afghanistan, mort aux Américains ». Des saillies désolantes qui, auprès des pays et populations ciblés, n'attireront bien entendu aucune bonne grâce ou regard conciliant ; qui plus est pour un régime toujours placé au ban des nations [7] et ambitionnant à terme une reconnaissance internationale mettant fin à son statut de paria.

Une évidence qui pourtant ne semble ni interpeller ni tempérer le propos récent de certains officiels du régime, à l'instar du Premier ministre Mawlawi Abdul Kabir selon qui « Le monde est sur une voie positive avec nous (gouvernement taliban). Insha Allah, le monde ne tardera pas à reconnaître l'Afghanistan » [8]. L'assurance dans le propos interpellera naturellement l'observateur pour son (sur)optimisme évident.

Un optimisme bien hardi également partagé et relayé depuis Kaboul par le porte-parole du régime (Zabihullah Mujahid), particulièrement lorsqu'il clame lui aussi bien hardiment, sûr de son fait : « Notre interaction avec la Chine, la Russie, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan, l'Iran, le Pakistan et d'autres pays de la région est officielle. Nous avons des ambassades, des consulats. Nous voyageons et faisons des affaires. Les commerçants vont et viennent et transfèrent des marchandises » [9].

Sans surprendre, du côté de New York et du siège de l'organisation onusienne, la perception du présent et du futur de « l'administration » talibane, ses perspectives de reconnaissance et son bilan à ce jour s'articulent en des termes assez éloignés des vœux pieux formulés depuis la capitale afghane ; tout en mesure diplomatique et message subliminal, le 9 e Secrétaire général de l'ONU esquissait dernièrement des perspectives quelque peu différentes : « Deux ans se sont écoulés depuis la prise de contrôle de l'Afghanistan par les talibans et la situation dans le pays reste très préoccupante, notamment en ce qui concerne les restrictions sévères imposées aux droits des femmes et des jeunes filles. La communauté internationale ne doit pas oublier le peuple afghan [10] » ; ni de se montrer ferme et vigilante vis-à-vis de ce régime fondamentaliste.

Du reste, au regard du très maigre sinon consternant bilan de son action après deux années aux commandes du pays, on serait normalement - selon le bon sens - prudent et réservé à moins ; et ce, sur un spectre panoramique, de la situation humanitaire catastrophique au plan sécuritaire sinistré par le fléau terroriste (« Kaboul est redevenue la capitale du terrorisme mondial » titrait vendredi 18 août 2023 Le Figaro), en passant par la déshérence économique affligeant une population anémique et recrue et une gouvernance pour le moins discutable s'employant sans relâche, entre autres marottes, à cibler, malmener, meurtrir la condition féminine avec une morgue consternante.

Selon l'ONU et des acteurs humanitaires sidérés par l'ampleur du dénuement, trois Afghans sur quatre requièrent aujourd'hui pour leurs besoins quotidiens primaires une assistance humanitaire ; une quinzaine de millions d'hommes et de femmes sont exposés à une sévère insécurité alimentaire, trois autres millions seraient au bord de la famine [11]. Pour des raisons multiples (dont les réticences de nombreux États à l'égard de ce régime obscurantiste), les Nations unies déplorent actuellement des ressources comptables très insuffisantes [12] pour pallier à cette situation sordide autant que préoccupante.

Fort opportunément relayées dans les médias occidentaux et émouvant à bon droit l'opinion publique, la politique éminemment discutable – condamnable parait bien plus à propos - menée depuis deux ans par le régime taliban à l'encontre de la population féminine afghane leste tout à fait justement son crédit déjà très relatif ; visiblement, pas suffisamment violement au point d'interpeller la direction talibane sur l'opportunité de revoir sa copie (de A à Z) sur le sujet ; le 25 juin, lors de son message à la nation célébrant l'Aïd, le dirigeant suprême taliban n'a-t-il pas lui-même déclaré, dans un déni confondant, en évoquant le sort des femmes sous la férule de l'Émirat islamique 2.0 : « Le statut de la femme en tant qu'être humain libre et digne a été rétabli et toutes les institutions ont été contraintes d'aider les femmes à obtenir le mariage, l'héritage et d'autres droits (...). Des mesures nécessaires ont été prises pour améliorer la situation des femmes en tant que partie intégrante de la société, afin de leur assurer une vie confortable et prospère conformément à la charia islamique (…) » [13]. Passons sur ce cynisme sans nom.

Au niveau sécuritaire enfin, et notamment de la permanence d'une calamité terroriste n'épargnant aucune des 34 provinces du pays, quand bien même l'Afghanistan serait depuis 24 mois en paix et épargnée (dans une grande mesure) par les conflits, le bilan dont peuvent se prévaloir les autorités talibanes n'est guère à leur avantage. Si l'on se base sur les éléments chiffrés contenus dans le dernier rapport de l'UNAMA (Mission d'assistance des Nations unies en Afghanistan [14]), entre le retour au pouvoir à Kaboul des talibans (15 août 2021) et fin mai 2023, 1100 civils ont perdu la vie, 2 700 autres ont été blessés, en majorité dans une noria d'attentats à la bombe (IED) perpétrés dans des environnements urbains généralement bondés (marchés populaires, établissements scolaires, mosquées). Et l'ONU de déplorer « non seulement la persistance des dommages causés aux civils par ces attentats, mais aussi l'augmentation de la létalité des attentats suicides depuis le 15 août 2021, un plus petit nombre d'attentats faisant un plus grand nombre de victimes civiles ».[15]

Un décompte macabre que l'on doit notamment ces deux dernières années à la suractivité meurtrière de l'organisation terroriste Islamic State Khorasan (Isis-K), la branche afghane de l'État islamique (EI), laquelle s'était notamment signalée lors de l'attentat spectaculaire du 15 août 2021 ciblant la population concentrée devant l'aéroport de Kaboul, en plein retrait chaotique des forces américaines et étrangères encore présentes sur le sol afghan : s'ensuivit un drame humain emportant dans le trépas plus de 150 Afghans et une douzaine de militaires américains. Depuis lors, ce groupe terroriste faisant peu cas de la vie humaine a revendiqué sur le territoire afghan pas moins de sept attentats parmi les plus meurtriers perpétrés ces 24 derniers mois, avec un bilan humain effroyable (près d'un millier de victimes et de blessés selon le South China Morning Post [16]).

Pour les responsables onusiens impliqués dans la prévention de ce fléau, à l'instar du secrétaire général adjoint des Nations unies chargé de la lutte contre le terrorisme (V. Voronkov), les talibans s'avèrent de toute évidence « incapables ou peu désireux d'endiguer la menace terroriste » [17]. Sans vouloir à tout prix se montrer sévère vis-à-vis de ce régime obscurantiste peinant à se montrer aux yeux des Afghans et du monde extérieur sous un jour ne serait-ce que décent, le constat lapidaire du fonctionnaire onusien deux lignes plus haut reflète hélas fidèlement la sinistre réalité du moment. Rien qui en théorie ne saurait hâter une reconnaissance internationale apparaissant pour l'heure, aux yeux des démocraties occidentales et de leur opinion publique notamment, comme tout sauf méritée.


[1] En référence à la très rude décennie d'occupation de l'Armée rouge en Afghanistan entre 1979 et 1989.

[2] Après une première expérience quinquennale amère (pour la population) et, pour le moins, sujette à caution entre 1996 et 2001.

[3] Ces dernières décennies, l'auteur de cette tribune s'est rendu (au profit de l'OTAN / ISAF notamment) à diverses reprises en Afghanistan, sillonnant le pays du nord au sud et d'est en ouest.

[4] La capitale du Sud et berceau historique de l'insurrection radicale talibane.

[5] De type Humwee, abandonnés sur place par les troupes américaines et otaniennes lors de leur tumultueux retrait à l'été 2021

[6] The Hindu (Inde), 16 août 2023.

[7] A contrario – dans une certaine mesure bien sûr -, lors du 1er Emirat Islamique d'Afghanistan entre 1996 et 2001, trois nations (Arabie saoudite, Emirats Arabes Unis, Pakistan) avaient officiellement reconnu la ''légitimité'' du régime taliban.

[8] Tolo News (Afghanistan), 15 août 2023.

[9] ''2 Years of Taliban Diplomacy'', The Diplomat, 17 août 2023.

[10] Tolo News, 16 août 2023.

[11] Tolo News, 17 août 2023.

[12] Le budget onusien d'assistance 2023 pour l'Afghanistan ne serait pour l'heure financé qu'à hauteur de 25 % du total escompté.

[13] France 24, le 25 juin 2023.

[14] Une mission politique et d'appui pour la consolidation de la paix en Afghanistan, mise en place en 2002 par le Conseil de sécurité des Nations unies.

[15] ''Impact of IED on civilians in Afghanistan. 15 August 2021 / 30 May 2023'', UNAMA, 27 juin 2023.

[16] ''Taliban's failures have left Afghanistan in the grip of terrorism again'', South China Morning Post, 6 juillet 2023.

[17] ''Afghanistan Again Becomes Breeding Ground For Terrorism: Vladimir Voronkov'', Afghan Online Press (AOP), 22 juin 2023.