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Éditorial - Les relations internationales sous le prisme économique. La faute du désarmement (économique)

04/11/2022

Par Marc ENDEWELD, journaliste d'investigation et auteur de L'Emprise. La France sous influence et de Guerres cachées : les dessous du conflit russo-ukrainien aux éditions Seuil.


Avertissement

Ce texte est l'éditorial de la Revue Diplomatique n°19 de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, disponible à la commande ici.

Comment citer cette publication

Marc Endeweld, « Les relations internationales sous le prisme économique. La faute du désarmement (économique) » (Pr.) in Revue Diplomatique n°19, Les relations internationales sous le prisme économique, Romain Bertolino, Samy Frifra (dir.), Paris, octobre 2022.


En ces temps de retour de guerre froide au niveau mondial (entre la Chine et les États-Unis) et de surgissement de la guerre au cœur de l'Europe, entre l'Ukraine et la Russie, le manque de clairvoyance et d'anticipation des décideurs politiques comme économiques, frappe tout un chacun. Suite au choc de la pandémie, qui a rendu concret les liens de dépendance établis depuis quarante ans entre l'Europe et la Chine, les responsables politiques français ont changé de registre et ne cessent aujourd'hui de parler de « souveraineté économique ». Belle intention quand cette expression était, il y a encore peu, bannie dans le débat public.

Les dirigeants français, par « laisser faire » souvent, par idéologie également, ont pourtant peu à peu désarmé la France. Sur le front du renseignement, ils ont choisi de faire de la guerre contre le terrorisme une priorité des services depuis le 11 septembre 2001. Mais dans le même temps, ils ont entièrement délaissé les questions de guerre économique alors même que les États-Unis ont fait de ce sujet une priorité depuis une trentaine d'années. Résultat, sur ces questions de renseignement économique, Paris a plus qu'un train de retard. Certes, Emmanuel Macron a demandé récemment à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) de se mettre en ordre de bataille sur ces enjeux. Mais la tâche qui reste à mener semble considérable.

La France s'en aperçoit un peu tard : dans le domaine économique, elle n'a pas d'alliés qui tiennent, elle n'a que des concurrents. Et l'évidence saute aux yeux : la globalisation, si chère aux tenants de la « mondialisation heureuse » est désormais synonyme de tensions. Contrairement aux rêves de certains, les États sont loin d'avoir disparu et, malheureusement, leurs intérêts divergents peuvent déboucher sur des guerres. Aujourd'hui, ce retour de la géopolitique sur la scène économique mondiale amène élites et experts à revoir en urgence leurs croyances et idéologies face à la montée des mécontentements des populations mais aussi devant l'urgence climatique. Dans les coulisses, on assiste à un sauve-qui-peut général de dirigeants peu habitués à penser autrement le monde en dehors de leurs prêts-à-penser mortifères et de leurs intérêts à courte vue. La panique est palpable. Certains croient encore qu'ils pourront préserver leurs privilèges dans ce monde de plus en plus incertain. Rien n'est moins sûr.

Pendant longtemps, de nombreux économistes ont pris leurs distances à l'égard de cette lecture du monde économique axée sur la « guerre ». Il y a une vingtaine d'années, Paul Krugman, spécialiste du commerce international et éditorialiste au New York Times, ne cessait de critiquer les tenants de cette vision guerrière de l'économie mondiale. Une de ses cibles favorites était le géopolitologue Edward Luttwak, par ailleurs conseiller de Bill Clinton à la Maison-Blanche, qui fut l'un des premiers à utiliser ce concept de « guerre économique », inventé à l'origine par Bernard Ésambert, conseiller industriel de Georges Pompidou. Mais l'heure n'est plus aux débats d'experts.

Car l'urgence est là. Là encore, dans cette bagarre mondiale, la France s'est peu à peu désarmée sur le plan industriel, préférant miser depuis trente ans sur une « économie de services ». Si l'affaire Alstom est devenue un tel symbole, c'est qu'elle a incarné ce désarmement industriel de la France promue par des élites économiques et politiques qui n'ont cessé durant trente ans de prêcher pour les « entreprises sans usines », cette idéologie du fabless qu'on retrouve sur le dossier Alcatel pourtant moins médiatisé. Les Américains ou les Chinois ne sont donc pas les seuls à blâmer dans la casse ou la perte de nos entreprises stratégiques : les dirigeants français ont une grande part de responsabilité. Plus généralement, il est frappant de constater que les intérêts privés se mêlent de plus en plus aux intérêts stratégiques, énergétiques et économiques des États, sans la moindre considération pour les populations.

Nous avons aujourd'hui abandonné la défense de nos intérêts et nous retrouvons dans une situation critique. Dans les débats théoriques et intellectuels d'aujourd'hui, notamment à gauche (dont la responsabilité politique est pourtant double en tant qu'héritière des forces de progrès), ou dans les mass media, on ne parle guère de la maîtrise des chaînes d'approvisionnement, de la guerre des métaux rares, pourtant aujourd'hui fondamentale à prendre en compte pour éclairer les relations internationales et le choc en cours entre les États-Unis et la Chine, et on n'évoque encore que trop superficiellement les enjeux énergétiques. On a préféré maintenir les populations et les citoyens dans un état de peur face aux menaces terroristes ou sanitaires, alors que les questions stratégiques les plus essentielles sont absentes de la discussion publique et laissées aux mains des initiés, lobbys ou autres, dans la plus totale opacité institutionnelle. « Notre peuple mérite qu'on se fie à lui et qu'on le mette dans la confidence », rappelait avec justesse l'historien Marc Bloch dans son ouvrage L'Étrange défaite.

De fait, l'enjeu n'est pas seulement celui de la souveraineté industrielle. Les emplois industriels sont avant tout un facteur de prospérité et d'équilibre social et politique : bien rémunérés, ils sont protégés par des acquis sociaux. C'est même le développement industriel qui a permis l'émergence des classes moyennes occidentales dans l'après-guerre : l'économiste Dani Rodrik y voit ainsi la « condition fondamentale de la vigueur démocratique d'un pays ». La « caste » semble l'avoir oublié. Espérons qu'il n'est pas trop tard pour interpeller nos dirigeants, qui devraient être comptables devant les citoyens de leur bilan et de leur manque d'anticipation. Sans un examen de conscience précis et circonstancié, prenant en compte la bascule du monde, notre avenir risque d'être envahi par la violence et la guerre généralisée. Ce ne serait plus une faute politique, mais un crime humain.  


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