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Colombie : Analyse du traitement médiatique du conflit armé et du processus de paix

23/01/2023

Judith Prost, co-responsable du département Amérique latine de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Yeny Serrano, enseignante chercheuse en Sciences de l'information et de la communication à l'IUT Robert Schuman (Université de Strasbourg). Elle fait partie de la Chaire UNESCO « Pratiques journalistiques et médiatiques ». Elle est aussi membre du LISEC - laboratoire universitaire des sciences de l'éducation et de la communication - et co-fondatrice et vice-présidente de l'association ADAL (analyse des discours de l'Amérique latine).


Comment citer cet entretien :

Yeny Serrano (entretien avec Judith Prost ), « Colombie : Analyse du traitement médiatique du conflit armé et du processus de paix », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Janvier 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/colombie-analyse-du-traitement-mediatique-du-conflit-arme-et-du-processus-de-paix/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega.

Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs.


Depuis les années 1960, le conflit armé en Colombie oppose des guérillas marxistes - dont les FARC [1] - à des groupes paramilitaires dirigés par l'État.

L'élément déclencheur serait l'assassinat de Jorge Eliécer Gaitán en 1948 [2] : candidat à l'élection présidentielle, il défendait les revendications sociales des classes moyennes et populaires. Son assassinat a été orchestré par ses rivaux, les élites du parti libéral et conservateur, qui s'accorderont par la suite pour s'alterner au pouvoir.

Le monopole de ces partis politiques, le sentiment d'exclusion des classes populaires, l'absence de l'État dans des zones où les Colombiens avaient besoin de leur aide, ainsi que les déplacements massifs des paysans qui ont vu les paramilitaires se réapproprier leurs terres pour ensuite les donner à des grandes multinationales pour des projets agro-industriels ou autres, sont à la source de ce conflit, qui a fait plus de 450 000 victimes [3] et plus de 5 millions de déplacés [4].

Or, cette guerre d'une violence inouïe et d'une durée inédite a fait l'objet d'un traitement médiatique qui n'a pas été sans conséquence dans le déroulement du conflit et du processus de paix.

Judith Prost - Comment analysez-vous le traitement médiatique du conflit armé en Colombie ? Pouvez-vous expliquer ce qui a motivé vos recherches et ce que vous en avez conclu ?

Yeny Serrano - Initialement, je voulais comprendre l'influence des médias sur la manière dont on perçoit la guerre, notamment dans l'évolution du conflit. Je me suis surtout intéressée à la télévision, car c'est le média le plus consommé en Colombie, notamment quand j'ai commencé mes recherches au début des années 2000 : le conflit armé est une réalité présente dans tous les journaux télévisés, quotidiennement.

Lorsque j'ai commencé à étudier ce traitement médiatique, je me suis intéressée à deux pôles.

  • Les médias traditionnels, qui doivent être rentables et donc faire de l'audience - comme dans toutes les démocraties occidentales. Il s'agissait de comprendre comment fonctionnent les médias et avec quelles contraintes travaillent les journalistes.
  • La communication des acteurs en conflit : comment les acteurs armés ont légitimé leur violence ? En Colombie, comme dans tous les conflits, les acteurs armés doivent justifier auprès de la population la violence qu'ils exercent via une stratégie de communication.

La principale conclusion à laquelle je suis arrivée est que les médias traditionnels de diffusion nationale ont contribué à la communication de guerre de l'État et de ses forces armées. Ainsi, dans la version du conflit armé qui a circulé dans les médias nationaux pendant des décennies, l'État remportait la guerre contre les groupes hors-la-loi, les guérillas n'étaient que des terroristes et trafiquants de drogue sans aucune motivation politique valable... Les victimes civiles de l'armée et la police étaient moins visibles dans les médias que celles des guérillas et des paramilitaires.

La première raison est que comme tout acteur en guerre, l'État cherchait à justifier la guerre et les actions violentes que ses forces armées exerçaient contre une partie de la population. Avec des stratégies militaires de communication de guerre, l'armée et la police diffusaient, à travers les médias, un discours discréditant et déshumanisant les guérillas.

Revendiquant la légitimité que leur octroyait le fait de représenter l'État, l'armée et la police colombiennes se sont imposées comme les seules sources que les journalistes pouvaient solliciter. Ainsi, à la fin des années 1990 et à travers la Commission Nationale de Télévision, l'État colombien a pris des dispositions légales [5] pour interdire aux médias de diffuser des informations sur des groupes hors la loi, notamment les guérillas. Il était par exemple interdit pour un journaliste d'interroger un guérillero. Certains médias qui soutenaient l'État dans ce conflit ont accepté, voire validé ces impositions. Ainsi, et ce pendant des décennies, l'État et ses institutions sont devenus les sources privilégiées et quasi exclusives des médias.

Pourtant pendant le conflit, des journalistes conscients des problèmes engendrés par ces contraintes, ont rédigé des chartes déontologiques et des manuels pour « mieux informer au sujet du conflit armé interne ». Ils se sont engagés à couvrir le conflit en respectant la diversité des sources et en vérifiant l'information. Or, ces règles professionnelles se sont avérées incompatibles avec la stratégie des acteurs armés, qui ne souhaitaient pas que « l'ennemi » ait la même visibilité qu'eux.

Ce traitement médiatique est aussi en partie lié aux méthodes et aux conditions de travail des journalistes, qui au-delà de ces dispositions légales, ne peuvent pas tenir leurs engagements d'objectivité, ni de neutralité.

Les journalistes qui couvraient le conflit armé sur le terrain, c'est-à-dire dans les zones reculées du pays, avaient des conditions de travail très précaires : pas de contrat de travail stable, pas de ressources logistiques et humaines pour couvrir les événements, instabilité financière de petits médias locaux et régionaux - ce qui les rendaient dépendants de leurs annonceurs, etc. En outre, les journalistes ont peu de temps pour couvrir une actualité qui évolue très rapidement et ne vérifient pas, ne contrastent pas systématiquement l'information. Comme dans d'autres pays, il arrive que les journalistes couvrent un événement sans être spécialistes du sujet et sans avoir les éléments nécessaires pour comprendre le contexte dans lequel se déroulent les faits. En Colombie, de nombreux journalistes ont manqué de compréhension pour traiter un conflit très complexe.

Enfin, les médias nationaux appartiennent à de grands groupes économiques plutôt défavorables à l'idéologie des guérillas - idéologie de gauche. Certains de ces groupes étaient politiquement de droite et peu critiques des groupes paramilitaires.

J.P - Pensez-vous que ce discours médiatique a eu des conséquences sur le déroulement du conflit armé, notamment sur sa durée ?

Y.S - Les médias n'ont pas non plus un pouvoir illimité. Il est difficile d'affirmer qu'ils sont responsables de la durée ou de la manière dont le conflit a évolué puisque de nombreux facteurs (économiques, politiques, sociaux) sont en jeu. Néanmoins, mon hypothèse est que le récit du conflit armé que les médias ont véhiculé à joué un rôle dans l'acceptation mitigée du processus de paix par la population colombienne. Pendant des décennies, les médias ont fait circuler une image de la guérilla qui rend difficile d'accepter, du jour au lendemain, qu'elle devienne un adversaire politique légitime.

Sur la durée du conflit, les spécialistes estiment qu'elle est liée aux causes [6] même de la guerre, notamment à la question de la propriété de la terre. Un autre facteur que l'on ne peut pas négliger est l'argent du trafic de drogue, qui a financé et finance les groupes armés de manière plus ou moins directe.

Une partie de la classe politique n'avait de toute façon aucun intérêt à ce que la guerre s'arrête.

J.P - Avez-vous observé une évolution dans le traitement médiatique du conflit ?

Y.S - Jusqu'en 2022, les gouvernements colombiens étaient plutôt de droite, voire d'extrême droite. Il y avait une stabilité à ce niveau-là, et donc une stabilité concernant le traitement médiatique du conflit. Le président Álvaro Uribe [7] a durci les opérations militaires et la lutte contre les guérillas. Les médias ont communiqué sur ces actions et sur le fait que les forces armées remportaient la guerre contre les guérilleros.

Les premiers changements ont eu lieu à la suite de l'annonce du président Juan Manuel Santos [8] de faire des pourparlers de paix avec la guérilla des FARC. Au fur et à mesure que les négociations avançaient, une baisse en intensité de la confrontation armée a été constatée.

Le changement dans les récits médiatiques peut en partie s'expliquer par l'importance de justifier qu'il y ait des négociations de paix. Les discours des membres du gouvernement ont donc commencé à changer. Alors qu'il y avait jusque-là une certaine homogénéité du traitement médiatique du conflit entre les différents médias traditionnels, certains médias - de tendance centre gauche - ont commencé à se distinguer en soutenant ouvertement le processus de paix. Les médias pouvaient désormais interviewer les membres des FARC, qui sont progressivement apparus à la télévision, dans les journaux, à la radio. Des journalistes ont choisi de prendre un rôle de « contributeur à l'effort de paix », en donnant une certaine visibilité aux guérilleros.

Inversement, des médias favorables à la politique du président Uribe ont été pendant tout le processus de paix - et encore aujourd'hui - très critiques à l'égard de ces négociations. Une fois l'accord de paix signé, ils ont fait campagne contre l'accord de paix, ils ont beaucoup communiqué sur les parties de l'accord sur lesquels les FARC ne tenaient pas leurs engagements, les points sur lesquels le gouvernement cédait beaucoup aux guérillas, etc.

La première version de l'accord de paix est signée en septembre 2016. Début octobre 2016, Juan Manuel Santos organise un référendum pour que la population ratifie cet accord. Mais les Colombiens l'ont refusé avec 50,21% des voix. C'était très serré, et c'est plutôt l'abstention qui l'a emporté (plus de 60%). Les FARC et le gouvernement ont dû renégocier certaines parties de l'accord avec ceux qui s'y opposaient, principalement les membres du parti de Álvaro Uribe. Une deuxième version de l'accord est finalement signée en novembre 2016. Le résultat du référendum ayant été interprété comme un soutien aux secteurs politiques qui s'opposaient aux négociations avec les FARC, on a commencé à voir se renforcer dans les médias un discours d'opposition à l'accord de paix.

En 2018, le parti de Álvaro Uribe a remporté les élections en élisant Iván Duque président de la Colombie. Ce gouvernement n'a pas mis en place toutes les dispositions de l'accord de paix et la guerre a repris : massacres, assassinats, y compris de civils et d'ex-combattants des FARC.

En 2022 la Colombie a pour la première fois élu un gouvernement, un président de gauche : Gustavo Petro. C'est inédit. Parmi les promesses du président, il y a la mise en place de l'accord de paix et de négociations avec d'autres groupes armés pour arriver à une paix totale. Le discours des différents médias oscille entre le soutien à l'effort de paix et des réticences et critiques.

J.P - D'après-vous, le fait que les médias aient plus de liberté a-t-il pu favoriser l'élection d'un gouvernement de gauche ?

Je ne le pense pas. Je ne dirais pas que les médias ont ce pouvoir-là et je ne dirais pas non plus qu'ils aient plus de liberté. Il y avait effectivement cette disposition qui interdisait aux journalistes d'interroger les guérilleros. Cela a changé. Pourtant, des journalistes continuent à être menacés ou intimidés pour l'exercice de leur travail, qu'il soit ou pas en lien avec le conflit armé.

Selon des spécialistes, cette élection est plutôt liée aux manifestations massives qui ont eu lieu entre novembre 2019 et janvier 2020. Parmi les nombreuses et diverses revendications, il y avait celle du respect et de la mise en place de l'accord de paix. On a vu le même type de manifestation dans d'autres pays : au Chili, à Cuba, au Venezuela, en Algérie, en France avec les gilets jaunes... Dans plusieurs pays, à la même époque, des manifestations avaient lieu avec des caractéristiques similaires : sans leadership clair, contre des mesures néolibérales de gouvernements menant à plus de pauvreté, etc.

En Colombie, c'est le Covid-19 qui a arrêté les manifestations, mais elles ont repris en avril 2021. Il y avait surtout des jeunes qui auparavant s'impliquaient peu dans la politique. Ce mouvement a beaucoup été relayé sur les réseaux sociaux et les médias alternatifs. Ces derniers ont permis de mettre en avant des acteurs sociaux que les médias traditionnels ne rendaient pas visibles, ainsi qu'une réalité en Colombie : la pauvreté, les jeunes qui ne peuvent pas faire d'études et qui sont au chômage...

J.P - Le traitement médiatique du conflit et du processus de paix est-il un sujet régulièrement abordé en Colombie ?

Y.S - Oui, nous sommes beaucoup à étudier ce sujet. Dans presque toutes les universités où il y a une faculté de communication ou de psychologie sociale, les enseignants-chercheurs étudient les médias et le traitement informatif du conflit et du processus de paix. Des universités publiques et privées ont des observatoires et des groupes de recherches consacrés à ces sujets.

Depuis des décennies, journalistes et enseignants-chercheurs organisent des formations afin que les professionnels de l'information puissent améliorer leur travail. Ils vont parfois se former à leurs frais, certains sont très engagés pour faire un journalisme qui ne contribue pas à la guerre. Il y a aussi des initiatives d'associations de journalistes et de propriétaires de grands médias pour améliorer la qualité de l'information.

En 1999 par exemple, un accord a été signé par 32 propriétaires de médias - « L'accord pour la discrétion » - pour faire en sorte que leur travail ne contribue pas à exacerber la guerre. Ils ont ainsi reconnu que leur travail a une certaine influence. Mais comme évoqué précédemment, ces dispositions n'étaient pas compatibles avec les objectifs stratégiques des acteurs armés et notamment de ceux qui s'imposaient comme seule source légitime des médias.


[1] Forces armées révolutionnaires de Colombie.

[2] L'origine du conflit fait débat, notamment parce que le fait de désigner un moment « zéro » revient à identifier un responsable : s'agit-il de l'État et ses politiques économiques et sociales des années 1920-1930 ? Ou de la création des guérillas dans les années 1960 ? Ou encore du trafic de drogue dans les années 1980 ? Voir à ce propos le rapport de la Comisión histórica del conflicto armado y sus víctimas, 2015.

[3] Donnée qui comptabilise les victimes entre 1985 et 2018. Source : Commission de la Vérité de Colombie.

[4] Source: Centre National de mémoire historique de Colombie.

[5] Art. 21 de l'accord 017 de 1997, chapitre IV : « (...) les émissions de télévision ne pourront pas diffuser des communiqués, ni des déclarations des groupes de guérillas, ni des organisations de délinquants liés à la subversion ou au terrorisme, ni de leurs membres ou attribués à ces groupes, (...) », CNTV.

[6] Voir introduction.

[7] Président de la République colombienne de 2002 à 2010.

[8] Président de la République colombienne de 2010 à 2018.