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Russie, Iran, Turquie : realpolitik ou véritables analogies ?

07/09/2021

Jules Buzon, chargé d'études au sein de la Direction générale de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenu avec Hamit Bozarslan, Docteur en histoire et en sciences politiques, directeur d'études à l'École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Ses travaux portent sur la sociologie politique et historique du Moyen-Orient.

Comment citer cet entretien :

Hamit Bozarslan, « Russie, Iran, Turquie : realpolitik ou véritables analogies ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Septembre 2021. URL : cliquer ici


Jules Buzon - Vous avez développé dans votre dernier ouvrage une comparaison entre les trois « anti-démocraties contemporaines » que sont la Russie, l'Iran et la Turquie. Ainsi, pouvez-vous nous exposer, pour commencer, la nature des régimes russes, iraniens et turcs et notamment les implications de tels régimes sur le plan géopolitique ? Peut-on trouver des similitudes dans leur politique étrangère respective ?

Hamit Bozarslan - Oui, on peut trouver énormément de similitudes dans leur politique étrangère. Il faut avoir à l'esprit que ces régimes ont été formés dans les années 2000-2010, donc après le vertige de la victoire de la démocratie bourgeoise qui était annoncée au lendemain de la guerre froide. Ces régimes ont été formés, après la guerre froide, comme des alternatives radicales aux démocraties libérales. Ils s'estiment en guerre contre l'universel qui veut incarner la démocratie libérale par-delà les frontières nationales ou confessionnelles. Selon eux, leurs nations ont reçu de l'histoire une mission historique qui consiste à dominer le monde, non pas nécessairement pour le plaisir d'une pure domination mais pour lui apporter la civilisation, l'idée de l'État. Cette mission historique aurait été entravée quelque part au XIXème siècle avec le mouvement d'occidentalisation. Désormais, il s'agit de prendre sa revanche sur cet universel, cet Occident et le processus d'occidentalisation qu'il l'aurait imposé. 

Ces régimes sont des « régimes à ennemis » : l'Occident qu'il érige en ennemi est défini en termes ontologiques : il serait ontologiquement corrompu et corrupteur. 

Mais il ne faut pas pour autant oublier les ennemis de l'intérieur avec les minorités chrétiennes par exemple dans le cas de la Turquie ou l'élite bureaucratique/intellectuelle, ottomane, persane ou russe, qui aurait au XIXème siècle trahi sa nation, sa mission historique et son ontologie et qui aurait accepté de s'occidentaliser.

Pour ces régimes, la politique est donc avant tout synonyme de la guerre, en interne d'abord, parce que l'opposition, qui n'est pas totalement écrasée, comme si on avait besoin de maintenir la guerre constamment allumée, est considérée comme l'ennemi par définition et de l'autre côté, la politique étrangère se fonde aussi, par définition, avec la guerre. Tout indique que ces pouvoirs ne reconnaissent pas la distinction classique de l'État westphalien qui sépare l'interne de l'externe.

Ces régimes ont théorisé la guerre. Quand on regarde par exemple le discours de Khomeini, qui est le fondateur de la République iranienne, mais surtout son guide suprême actuel qui est Ali Khamenei, ou R.T. Erdogan ou V. Poutine, ils insistent énormément sur la notion de la guerre en tant que constitutif de la nation. La nation ne se réaliserait, ne parviendrait à la conscience de sa mission historique, que dans et par l'activité de guerre et les sacrifices qu'elle exige. Le culte martyr qui tombe sur le champ de bataille et le champ d'honneur sont extrêmement répandus dans les trois pays. De ce point de vue théorique, la guerre est pensée, mais la guerre est aussi une activité permanente, se déroulant essentiellement à la frontière, voire aux périphéries de ces régimes. Pour la Russie, il s'agit de l'ancien empire soviétique. On l'a vu en 2008 en Géorgie, en 2013-2014 jusqu'à aujourd'hui en l'Ukraine. Pour l'Iran, ce sont les communautés chiites du Moyen-Orient, que ça soit en Irak, au Liban ou en partie aussi dans les pays du Golfe. Enfin pour la Turquie, c'est l'ex-espace impérial, avec d'abord la zone kurde. Il ne faut pas oublier que la Turquie est intervenue en Syrie notamment contre les Kurdes et pas contre les djihadistes, la ville d'Afrin montre cela très clairement. Mais elle est aussi intervenue ailleurs dans le Caucase par exemple contre les Arméniens l'année passée, ou en Libye. Il s'agit là d'une vision qui se situe en-deçà et au-delà de la géopolitique, mais qui change aussi la donne géopolitique : la guerre est pensée comme la continuité de la mission historique.

Cette implication géopolitique ne signifie cependant pas qu'à l'échelle planétaire, ces régimes-là peuvent engager un conflit avec les États-Unis ou avec l'Occident. Mais ils peuvent utiliser une puissance de nuisance. 

Il suffit de regarder ce qui se passe aujourd'hui au Liban : le naufrage libanais s'explique en partie parce que le Hezbollah bloque le système et empêche son évolution vers une démocratisation, vers une représentation réelle et vers une déconfessionnalisation. La Turquie n'a pas hésité à dire que la puissance de nuisance était un atout suprême. En 2016, lorsqu'un million de réfugiés ont débarqué en Europe, la presse de l'AKP expliquait que la Première Guerre mondiale n'était toujours pas terminée et qu'il fallait aujourd'hui inonder l'Europe de cette masse de réfugiés, comme une nouvelle bataille de la Première Guerre mondiale. La Russie explique très clairement que les deux civilisations, celle occidentale et celle russe et slave, ne peuvent pas coexister et qu'il y a une bataille mortelle entre les deux. La puissance de nuisance est d'ailleurs clairement étalée concernant l'Ukraine, qui est un pays malgré tout européen, ou en Biélorussie.

J.B - En 2017, la Russie, l'Iran et la Turquie se rencontrent à Astana, sans les acteurs occidentaux, afin de superviser les principaux protagonistes du conflit syrien. Les différends entre les trois pays sont nombreux, certes, et ce rapprochement russo-irano-turc semble plus fragile que jamais, mais reste toutefois une tentative de stabiliser la Syrie. Quatre ans plus tard, les rivalités subsistent, cependant les trois régimes ne ferment pas la forte à une reconnaissance du nouveau régime des talibans en Afghanistan, a contrario des Occidentaux. Ainsi, peut-on réellement parler d'une alliance délibérée, ou bien les antagonistes entre Moscou, Téhéran et Ankara sont trop forts et empêchent la création d'un véritable axe s'opposant à l'Union européenne et aux États-Unis ?

H.B - Je pense que pour répondre à cette question, il faut partir de La Boétie, qui disait dans son Discours de la servitude volontaire que les méchants entre eux pouvaient devenir des complices mais jamais des amis. Je crois qu'effectivement on a ici une vraie histoire de complicité, qui est d'ailleurs aussi sinistre. Sinistre parce qu'en se rapprochant de la Russie, la Turquie a voulu punir l'Occident du soutien qu'il apportait aux Kurdes, alors qu'en 2015 encore on craignait un affrontement violent entre Moscou et Ankara, surtout après la destruction d'un avion de chasse russe. Mais le prix de ce rapprochement spectaculaire a été aussi que la Turquie reconnaisse de fait le régime de Bachar el-Assad et abandonne le soutien qu'elle apportait aux combattants d'Alep. Alep a été bombardée pendant des mois et est devenue, selon l'ONU, un cimetière à ciel ouvert.

Des concessions sont effectivement possibles entre ces trois partenaires. Elles se multiplieront sans doute à l'avenir. La Russie est très clairement consciente de ce fait : en vendant par exemple le système de défense antimissile S-400 à la Turquie, elle veut introduire une brèche dans la solidarité de l'OTAN et Ankara est parfaitement conscient de cette stratégie. Mais l'avenir nous dira jusqu'où ces complicités peuvent aller. Pour le moment, il y a depuis quatre ans une sorte de statu quo entre les trois capitales, mais la Syrie a été sacrifiée lors de ce statu quo et la ville d'Afrin a été sacrifiée au nom de ce statu quo.

Concernant l'Afghanistan, les trois régimes sont impliqués dans le dossier afghan, mais avec sans doute beaucoup d'illusions, en tout cas pour la Turquie et pour l'Iran. L'Iran souhaite la stabilisation de l'Afghanistan, mais n'oublions pas qu'au lendemain des attentats du 11 septembre, il a accueilli les militants d'Al-Qaïda. Ces combattants sont aujourd'hui devenus une autre source de menace pour l'Iran elle-même en menant une guérilla dans la zone frontalière. L'Iran espère pouvoir stabiliser l'Afghanistan et domestiquer, plus ou moins, les Talibans, notamment pour assurer la survie de la communauté chiite dans ce pays. N'oublions pas que les Talibans sont profondément anti-chiites et en 1996, lorsqu'ils avaient pris le pouvoir, ils avaient procédé à un réel massacre de chiites, notamment dans la ville de Mazâr-e-Charîf. Est-ce que Téhéran va réussir cette fois-ci ? J'ai quelques doutes. Ensuite, la Turquie espère transformer Kaboul en pont d'entrée dans l'Asie centrale et exercer une influence, mais là encore, j'ai quelques doutes quant à la fiabilité de ce projet. Même si les Talibans, idéologiquement, sont proches d'Erdogan - il ne le cache d'ailleurs pas car il a salué la victoire des talibans et du « peuple afghan » contre l'impérialisme - la maîtrise de la situation pour la Turquie sera extrêmement difficile.

Je pense que le plus rationnel dans cette histoire, c'est malgré tout le Kremlin. Il est parfaitement conscient que le dossier afghan est un dossier explosif, il en a l'expérience : n'oublions pas que la guerre en Afghanistan a commencé au lendemain de l'occupation du pays par l'Armée Rouge en décembre 1979. Moscou sait par héritage impérial et par expérience qu'il y a une continuité territoriale mais aussi anthropologique et démographique entre l'Afghanistan et l'Asie centrale, notamment le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Il sait aussi que le régime taliban ne sera probablement pas en mesure de contrôler le territoire afghan, et encore moins cette transhumance militaire que l'on observe à l'échelle du monde musulman depuis 1979 et dont l'État islamique (EI) est la dernière manifestation. De même, il est conscient du fait que la coalition des talibans est une coalition de seigneurs de guerre qui pourrait ne pas durer et les conflits internes sont possibles, même à court terme. Même si la Russie reconnaît plus ou moins officiellement (la reconnaissance diplomatique n'a pas encore eu lieu) le régime taliban, sans doute cette reconnaissance ira de pair avec une énorme prudence. Pour le reste, la reconnaissance du régime taliban a déjà eu lieu de fait. 

Je crois qu'aujourd'hui, y compris pour les Américains, la menace la plus importante ne sont pas les talibans en tant que tels, mais beaucoup plus cette transhumance militaire djihadiste qu'on observe et qui trouve davantage son incarnation à ce jour dans l'État islamique.

J.B - Ces trois pays ont manifestement un rôle grandissant à jouer au Moyen-Orient, a fortiori dans les pays tiraillés par des crises multiformes et des guerres. Dans une région où les Occidentaux ont montré leurs faiblesses à plusieurs reprises - le dernier exemple en date étant la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan -, quelle place reste-t-il à l'administration Biden, tout autant qu'à l'Union européenne ?

H.B - Il est très difficile de répondre à cette question car je crois que ce n'est pas, en premier lieu, une question géopolitique. On peut se demander, plutôt, pourquoi le monde musulman et le Moyen-Orient plus particulièrement se trouvent dans un tel état de fragilité ? On trouve d'une part une violence massive qu'il produit à ses marges qui s'étend maintenant à l'échelle régionale. Pourquoi ce passage à une contestation armée si destructrice mais aussi autodestructrice, qui ruine avant tout les sociétés musulmanes, est si massive ? Pourquoi une perspective de sortie de l'autoritarisme et de la violence n'est pas facile à trouver, à mettre en œuvre ? En deuxième lieu, pourquoi la résistance n'est pas possible ? Les talibans n'ont pas gagné avec le peuple afghan mais en quelque sorte contre le peuple afghan. La société afghane d'une manière générale a été très largement passive dans cette guerre. Ici, il faut rappeler les exemples précédents en 2012 de Kidal et Tombouctou, villes qui sont tombées sans montrer aucune résistance et sans l'intervention française, la capitale Bamako serait surement tombée aussi. Prenez aussi le cas de 2014 en Irak avec la ville de Falloujah, 300 000 habitants qui tombent en quelques jours, puis quelques mois plus tard c'est la ville de Mossoul (1,3 millions d'habitants, 100 000 hommes armés, 500 millions de dollars dans les caisses) qui tombe. Je pense que ce sont ces questions que le monde musulman et les sociétés du Moyen-Orient doivent se poser, mais aussi le bloc occidental.

Il faut aussi se rappeler que si ces trois régimes sont militairement puissants avec des marges de manœuvre relativement considérables, ils sont également des régimes aux abois. 

La Turquie est dans une situation économique absolument dramatique. ils ont besoin de l'Occident pour éviter de nouvelles crises ruineuses. Dans ce pays, la stratégie qui était basée sur le déclenchement des crises les unes après les autres, les insultes proférées à l'égard de Merkel, à l'égard de Kurz en Autriche ou encore à l'égard de Macron en France, etc. sont aujourd'hui arrivées à un terme parce que la surenchère, la fuite en avant, ont quand même leurs limites.

Je pense qu'il se peut effectivement qu'il y ait là quelques atouts que l'Union européenne ou l'administration Biden pourraient utiliser pour les contenir, mais il faut se demander quelles marges de manœuvre les démocraties peuvent avoir dans la région. Les démocraties sont considérées comme des régimes durables ? Aux yeux de ces trois régimes, la démocratie fait partie du passé, comme c'était déjà le cas des mouvements fascistes des années 1920-1930. Pour eux, l'avenir passera par l'anti-démocratie, par un modèle qui assurerait la fusion charnelle entre le leader et la nation : le leader serait à la fois le représentant de la nation dans le présent mais incarnera aussi son passé et son avenir. Force est de reconnaitre que face à cette brutalisation des sociétés, qu'exige d'elles sans cesse de nouveaux sacrifices, les démocraties n'arrivent pas à émettre un message qui les rendraient attractives, du moins pour le moment. L'Europe est très attractive économiquement, d'où le flux de migrants qu'on observe, mais politiquement on n'a pas l'impression qu'il y ait une traduction de cette attractivité.

J.B - V. Poutine, R. Erdogan et le nouveau président iranien Raïssi basent leur politique étrangère sur l'idée d'une revanche nécessaire face à un Occident corrupteur, et gouvernent de manière autoritaire. Cette haine de la démocratie croisée à celle de l'Occident peut-elle mener vers des perspectives belliqueuses ou bien les tensions resteront-elles cloisonnées à des terrains extérieurs (Syrie, Libye, etc.) ?

H.B - Pour le moment on peut difficilement envisager un affrontement entre ces trois régimes et l'Occident à l'échelle planétaire. Pour vous donner une idée et même si ce ne sont pas les armes qui déterminent tout, le budget militaire russe est de 50 milliards de dollars et le budget militaire du Pentagone est de 750 milliards de dollars. Il y a donc un immense déséquilibre : la Russie sait qu'elle sera absolument incapable de gagner une nouvelle guerre froide. Cela ruinerait son économie sans apporter grand-chose en contrepartie. Cela est aussi vrai pour la Turquie et pour l'Iran qui sont dans une situation économique dramatique. 

Je pense que concernant ces trois pays, la puissance de nuisance sera utilisée dans leur périphérie immédiate ou dans ce qu'ils considèrent comme leur ex-bassin impérial, mais là encore avec des succès qui seront de très courte durée et qui ne leur rapporteraient pas la possibilité de devenir la superpuissance régionale, ou planétaire pour la Russie, comme elles le souhaitent.

Je pense que les dynamiques du XXIème siècle dans les relations internationales se déroulent beaucoup plus avec la Chine, en Asie. Quand vous regardez la carte des alliances qui se dessine dans le monde des années 2020, c'est beaucoup plus par rapport à la Chine. C'est en raison de la Chine que l'administration Biden tente un rapprochement et même une alliance avec le Japon, la Corée, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, voire avec le Vietnam qui est devenu aujourd'hui de fait un partenaire de Washington contre la Chine. De l'autre côté, le discours chinois est essentiellement anti-américain et il y a une sorte d'intérêt pervers chinois pour l'Europe, pour créer une sorte de frustration, une rupture entre les pays européens et Washington.

On peut donc estimer que le centre névralgique du monde ne se situe probablement pas dans cet espace ex-tri-impérial qui serait la Turquie, l'Iran et la Russie, mais beaucoup plus centré sur la Chine.