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Rejet d’une nouvelle constitution au Chili : décryptage d’un référendum historique

06/09/2022

Judith Prost, co-responsable du département Amérique latine de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenue avec Carolina Cerda Guzman, Maître de conférences en droit public à l'Université de Bordeaux et chargée de cours à Science Po Bordeaux.

Comment citer cet entretien :

Judith Prost, Carolina Cerda Guzman, « Rejet d'une nouvelle constitution au Chili : décryptage d'un référendum historique », Institut d'études de géopolitique appliquée, septembre 2022, URL : cliquer ici


www.pixabay.com
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Le 4 septembre 2022, les Chiliens ont massivement rejeté l'adoption d'une nouvelle Constitution. Ce référendum faisait suite aux manifestations qui se sont déroulées en 2019 et qui dénonçaient les inégalités sociales croissantes dans le pays. Ce texte, rédigé par une Convention constitutionnelle élue - communément appelée Assemblée constituante - visait à proposer une organisation de la société plus égalitaire et démocratique. 62% des Chiliens ont pourtant préféré conserver la Constitution actuelle, adoptée durant la dictature militaire du général Augusto Pinochet.

Judith PROST - En octobre 2020, un premier référendum avait massivement appelé à la rédaction d'une nouvelle Constitution. Comment interpréter le rejet de ce texte? Peut-on estimer qu'il ne correspond pas aux attentes des chiliens, y compris de ceux qui souhaitent une réforme constitutionnelle ?

Carolina CERDA GUZMAN - Ma première analyse a été de ne pas tirer de conclusions trop rapides. J'ai vu des gens être tout de suite très affirmatifs sur ce qui avait posé problème et pourquoi le non - le rechazo - l'avait emporté. Je voyais notamment des réactions de juristes qui s'en prenaient au texte, notamment en disant qu'il était trop progressif, que la Convention était allée trop vite, trop loin.

Je pense que ces reproches, c'est un regard qu'on a de l'extérieur. Au Chili, on cible beaucoup plus précisément ce qui ne va pas. À mon sens, il y a plusieurs points qui ont été soulevés par les Chiliens qui ont voté le rechazo.

  • Il y a d'abord le fait que le texte reconnaît la plurinationalité du Chili, alors que le droit des autochtones reste une problématique très récente dans l'Histoire du Chili. La protection des droits des autochtones a été placée très vite dans l'agenda de la Constitution alors que ce n'était initialement pas au cœur des protestations de 2019. De mon point de vue, ce qui pose problème pour les chiliens, c'est que l'on reconnaisse des droits spécifiques aux peuples autochtones.
  • Le fait que le texte impose un État très interventionniste a aussi suscité beaucoup de réactions. Le changement d'un État libéral à un État social a été critiqué et a été comparé au communisme, au Venezuela, à la Bolivie, etc.
  • Enfin, la Convention a supprimé l'État d'urgence. Cela a servi et sert encore aujourd'hui pour essayer de répondre aux problèmes de sécurité au sud du Chili avec les groupes Mapuche notamment et cette suppression n'a donc pas été appréciée par une importante partie de la population.

J.P - Vous évoquez la peur d'un État socialiste dans un Chili économiquement dynamique mais profondément inégalitaire. Cela signifie-t-il donc que les personnes opposées à la nouvelle Constitution étaient majoritairement issues de classes sociales privilégiées ?

C.C-G - Très clairement, le « non » l'a emporté tellement largement qu'une grande partie des personnes qui ont voté souffrent de problématiques liées au néolibéralisme. Depuis 2010, la commune de Petorca souffre par exemple de grandes sécheresses. 56% de ses habitants ont pourtant rejeté le texte, alors qu'il vise à lutter contre le réchauffement climatique.

C'est pour cela que je pense qu'il ne faut pas analyser le résultat de ce référendum uniquement par le contenu du texte. Il y a d'autres explications, mais qui pour l'instant ne m'ont pas convaincues. Beaucoup estiment par exemple que des membres de l'Assemblée Constituante ont terni l'image de la Constitution.

Le rejet du texte serait aussi lié aux critiques faites contre le gouvernement - bien qu'il n'ait en aucun cas participé à la rédaction du texte. C'est la faille des référendums : on se focalise plus sur la personne qui pose la question que sur le texte.

Une autre théorie concerne la guerre des médias et les fakes news qui circulaient et qui ont pu façonner l'image de la Convention. Certains membres de la Convention se sont rués sur cet argument, et je pense que bien qu'il y ait une part de vrai, cela ne peut pas être l'unique raison qui explique ce rejet massif du texte.

Je pense cependant qu'on devrait s'intéresser sur certains points de la Convention qui ont été décevants. L'Assemblée Constituante a par exemple beaucoup insisté sur le fait que les citoyens pouvaient participer à la rédaction du texte. Finalement, très peu de propositions ont été analysées et la plupart ont été rejetées ou transformées. Il faudrait donc décortiquer la façon dont la Convention a travaillé, notamment en termes de communication avec la population. Ce système que je présentais comme étant très démocratique s'est peut-être finalement déroulé de manière assez artificielle.

Un dernier élément important est à prendre en compte. Lors du premier référendum en 2020, bien que 78% des votants ont approuvé le projet de réforme, ceux-ci représentaient uniquement 5,8 millions de personnes - pour 15 millions de chiliens qui peuvent voter. Le 4 septembre 2022, la participation au référendum a été bien plus massive, et les 38% de votants en faveur de la nouvelle Constitution représentent 4,8 millions de votes. Bien que l'on passe de 78% à 38% d'adhésion, le nombre de votants en faveur de la réforme ne s'est pas effondré.

Finalement, peut-être que l'on avait atteint un plafond de verre en 2020, avec ceux qui étaient pour le changement. Peut-être que l'on a trop exagéré la force de volonté de changement, et que l'on a sous-estimé le conservatisme présent au Chili.

J.P - Est-ce que vous estimez qu'il y a un électorat différent à Santiago de Chile, la capitale ?

C.C-G - Oui. Le Chili est extrêmement centralisé et il y a une très nette différence entre la capitale et le reste du pays. Certaines communes de Santiago, Valparaiso, l'Île Juan Fernandez et l'Île de Pâques ont majoritairement voté pour la nouvelle Constitution. Certains qui ont voté « non » le font pour se venger de Santiago, parce qu'ils estiment que ce sont les habitants de Santiago qui ont voulu leur imposer la nouvelle Constitution.

J.P - Le 19 décembre 2021, les Chiliens ont élu le président de gauche radicale Gabriel Boric. Au second tour, il faisait cependant face au candidat d'extrême droite José Antonio Kast, qui s'opposait au projet de Constitution. Pensez-vous que le succès de José Antonio Kast est lié au rejet de la réforme ?

C.C-G - En partie, car la Constitution a été omniprésente pendant ces élections présidentielles. Je ne sais pas si tous les électeurs de Kast ont voté par rapport à la Constitution. Mais il faut comprendre qu'à l'intérieur de la droite il y a eu une scission à cause de la Constitution. Si Kast arrive au second tour, c'est parce qu'il est le seul candidat à droite qui s'est ouvertement opposé à la réforme. La droite s'était engagée à soutenir le processus constituant, notamment parce que ce processus s'est lancé sous la présidence de Sebastian Piñera - une coalition de la droite classique.

J.P - Que dit le résultat du référendum du rapport qu'entretiennent les Chiliens à leur passé, notamment au régime du général Augusto Pinochet ? Associent-t-ils réellement la Constitution actuelle au pinochetisme ?

C.C-G - C'est un sujet très sensible. Beaucoup des personnes qui ont voté « oui » l'ont fait pour en finir avec la Constitution de Pinochet. Pour cette raison, certains ont voté « oui » même s'ils n'aimaient pas le texte. Inversement, ceux qui ont voté « non » ont veillé à dissocier leur vote de la question de Pinochet.

Quand j'ai évoqué sur Twitter les bienfaits d'un article du projet de Constitution concernant la mémoire des personnes disparues pendant la dictature, on m'a fait le reproche d'utiliser la dictature pour décrédibiliser la Constitution actuelle. Suite au résultat du référendum, le président colombien, Gustavo Petro a déclaré « Pinochet revit ». Cela a été très mal accepté par beaucoup de Chiliens du rechazo, qui ont demandé des excuses publiques.

Ces réactions montrent que cette question n'est pas réglée. Il y a d'un côté une volonté de rompre avec Pinochet et le néolibéralisme, et de l'autre le rechazo qui refuse de voir un lien entre les deux.

J.P - Gabriel Boric compte relancer un nouveau processus constitutionnel via le Parlement. Pensez-vous qu'il pourra ainsi dépersonnaliser ce projet et permettre ainsi une meilleure adhésion à une réforme constitutionnelle ?

C.C-G - J'ai du mal à comprendre pourquoi certains justifient le « rechazo » de la Constitution par les agissements du gouvernement.

Le Président a déjà essayé de se détacher de ce processus, d'une façon assez artificielle et absurde. Mais comme Gabriel Boric n'a pas la majorité au Sénat, passer par le Parlement peut lui permettre de détacher ses ambitions politiques du projet constitutionnel.

J.P - Pensez-vous que la société chilienne a débuté une transition politico-juridique, ou que le résultat de ce référendum est une véritable régression ?

C.C-G - Quand les partis de la droite ont refusé de discuter avec Gabriel Boric d'un nouveau processus constitutionnel, je me suis dit que ce projet de Constitution était un projet mort-né. Que c'était depuis le début la « chronique d'une mort annoncée », comme disait Gabriel Garcia Marquez.

Maintenant j'essaye de voir ce qui peut être conservé. Je pense qu'une partie de ceux qui ont voté le rechazo veulent redonner une nouvelle chance à ce processus, surtout le centre droit. En repassant par les partis politiques et par une démocratie plus représentative, on peut peut-être relancer ce processus. Désormais il faut repasser par des mécanismes de négociation plus classiques et se concentrer sur le fond davantage que sur la forme. Nous nous sommes peut-être trop concentrés sur le référendum et la création d'une Assemblée constituante que sur le contenu du texte.

La seule chose acquise grâce à ce projet concerne la question de la parité (la Convention était composée d'autant d'hommes que de femmes). Ceux qui sont favorables à une continuation du processus constitutionnel estiment qu'il est évident de maintenir cette parité. Ce qui n'est pas forcément le cas concernant la participation des peuples autochtones. Certaines réformes sociales ont des chances d'aboutir, notamment concernant l'éducation et la retraite.

Pour d'autres réformes, je suis assez sceptique, notamment concernant les réformes environnementales, la question de l'eau et l'avortement.

J.P - Lorsqu'on analyse des événements depuis l'étranger, il est possible d'avoir un regard biaisé sur ce qui se passe réellement dans le pays. Souhaitez-vous ajouter des éléments d'analyse qui vous semblent importants à prendre en compte ?

C.C-G - Je pense qu'en France, on se focalise beaucoup sur le pourcentage des résultats. Derrière cela, il faut vraiment mesurer l'aspect très flottant et contingent des électeurs Chiliens. Beaucoup s'attachent parfois à des points qui semblent être des détails, mais qui pour eux n'en sont pas.

Il faut aussi mesurer la force du conservatisme au Chili. Une fois qu'on va en Amérique latine on comprend mieux la force des partis politiques de droite, des arguments qui sont utilisés et répétés jusqu'à devenir une vérité. C'est important de comprendre que les partis de droite américains sont différents des partis de droite européens. Ce conservatisme est très ancré dans la société chilienne, plus que je ne le pensais. Peut-être qu'on a - moi la première - présenté une trop belle image de la Convention et de ce processus, parce que j'ai voulu croire à cette belle Histoire.