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Les jeux de pouvoir en Arctique et en Antarctique : la place de la Russie, la stratégie polaire française

09/05/2022

Camille Denis, responsable du département audiovisuel de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenu le 20 avril 2022 avec Olivier Poivre d'Arvor, l'ambassadeur des pôles et des enjeux maritimes. Il est également écrivain et précédemment directeur de l'Institut français de Prague ainsi que de celui du Royaume-Uni, conseiller culturel de l'ambassade de France à Londres, directeur de l'Association française d'action artistique, directeur de France Culture et également ambassadeur de France en Tunisie de 2016 à 2020.

Remerciements à Romain Bertolino, Directeur général de l'IEGA, et à Yannis Bouland, co-responsable du département régions polaires de l'IEGA, pour leur aide quant à la préparation de cet entretien.

Comment citer cet entretien :

Camille Denis, Olivier Poivre d'Arvor, « Les jeux de pouvoir en Arctique et en Antarctique : la place de la Russie, la stratégie polaire française », Institut d'études de géopolitique appliquée, avril 2022, URL : cliquer ici


pixabay.com
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Camille Denis - L'Arctique est aujourd'hui principalement partagée entre cinq États, à savoir le Canada, la Norvège, la Russie, le Danemark à travers le Groenland et les États-Unis à travers l'Alaska. Nous pouvons aussi y rajouter la Finlande, la Suède et l'Islande, ces huit pays formant le Conseil de l'Arctique. Cette région est au centre des convoitises de nombreux États, en raison, entre autres, des ressources qui pourraient y devenir accessibles avec la fonte des glaces et des voies maritimes qui deviennent progressivement praticables. De nombreux observateurs considèrent la Russie comme étant la véritable puissance de la région arctique. La Russie semble en effet avoir une avance conséquente sur les États-Unis et le Canada, au niveau des équipements tels que les brise-glaces. Aussi, la Russie est très présente dans la région d'un point de vue géographique et économique. Selon les chiffres de la Brève Marine N°255 du Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), publiée le 15 avril 2022 sur le site du ministère des Armées, la Russie possède un littoral de près de 24.000 kilomètres en zone arctique, et cette région représente 15% de son PIB.

Pourriez-vous nous parler plus en détail des ambitions russes dans la région ? Selon vous, est-il réaliste de considérer ce pays comme étant la plus grande puissance en Arctique ?

Olivier Poivre d'Arvor - La Russie, de par son territoire, de par les bénéfices qu'elle retire de l'Arctique, notamment avec l'exploitation du sous-sol : charbon, hydrocarbures, gaz, qui représentent entre 15 à 20% du PIB russe, est, par rapport à l'Arctique, le « grand pays ». Je n'apprécie pas cette expression de « grand pays », mais la Russie a en effet des intérêts que d'autres n'ont pas de la même manière, même si les Norvégiens par exemple en ont aussi, ou que d'autres en ont également sur un plan stratégique, je pense évidemment aux États-Unis.

Elle est par ailleurs la présidente du Conseil de l'Arctique en ce moment. Nous pouvons dire que cela sera, hélas, une présidence pour rien, car je pense que d'ici le mois de mai 2023 de la passation entre la présidence russe et norvégienne, de par la suspension actuelle des travaux du Conseil de l'Arctique, ce Conseil n'aura pas fonctionné du tout, ce qui est évidemment très regrettable.

Mais, au-delà de l'existant, il y a évidemment, comme vous le disiez précédemment, cette perspective des routes arctiques. Bien que les experts soient loin d'en être certains, cela pourrait potentiellement permettre une translation du commerce qui passe par Suez vers les routes du Nord. C'est évidemment une opportunité. Pour cette opportunité, il faut des investissements.

Camille Denis - Vous avez évoqué les voies maritimes qui deviennent progressivement praticables. D'une part, le passage du Nord-Est, qui longe les côtes septentrionales russes, est de plus en plus emprunté dans cette région arctique depuis 2011, bien que cela reste très faible si l'on s'en réfère à une échelle internationale. Dans ce passage du Nord-Est, la grande majorité de l'activité maritime est liée au trafic de destination contrairement au trafic de transit qui y est beaucoup moins fréquent, ce qui signifie que les navires qui se rendent dans l'Arctique s'y arrêtent généralement pour effectuer une tâche économique puis repartent, plutôt que d'y transiter. D'autre part, le passage du Nord-Ouest, qui traverse l'archipel arctique canadien, est encore plus faiblement utilisé, et le trafic de destination y est aussi largement supérieur au trafic de transit en raison de sa complexité géographique et des risques pour la navigation. En outre, le Canada considère que le passage du Nord-Ouest appartient à ses eaux territoriales et les États-Unis, à l'inverse, militent pour que ce passage relève des eaux internationales.

Pourriez-vous nous en dire plus concernant les perspectives économiques, mais aussi stratégiques, concernant ces deux routes maritimes ?

Olivier Poivre d'Arvor - En Arctique, le Canada n'a pas de visées expansionnistes. Il en va autrement de la Russie, pour qui les enjeux géopolitiques et économiques sont considérables.

Il est vrai qu'aujourd'hui, dans le climat international actuel, je ne vois pas quel armateur autre que russe ou chinois voudrait emprunter des routes contrôlées à 100% par la Russie, et il est ainsi très difficile de vous répondre et de savoir si ces routes vont se mettre en place rapidement ou non, si elles vont être fréquentées, et quel en sera le bénéfice.

Nous voyons depuis ces dernières années une augmentation du trafic par ces routes, mais cela reste dans des proportions qui demeurent très modestes par rapport à l'ensemble du trafic et du commerce mondial. Dès lors que l'on parlera du transport de marchandises par containers, ce sera un autre sujet. Mais aujourd'hui, les grandes compagnies que sont CMA CGM, MSC, entre autres, ont clairement dit qu'elles n'emprunteraient pas ces routes, également pour des questions environnementales. Bien que l'océan Arctique soit grand, nous parlons néanmoins d'un espace restreint, dans lequel il y aura forcément un effet sur une région qui est déjà très menacée. Pour l'instant, cela est difficile d'y répondre, et je trouve que les meilleurs experts sur le sujet ont du mal à se prononcer. D'autant plus qu'aujourd'hui, le climat géopolitique appelle à la plus grande prudence.

Camille Denis - Le 5 avril 2022 a été rendue publique la nouvelle feuille de route polaire, intitulée : « Équilibrer les extrêmes : Stratégie polaire de la France à horizon 2030 », que vous avez vous-même rédigée. Vous y faites notamment le constat d'un décrochage français plus qu'inquiétant depuis une vingtaine d'année, avec des installations françaises en Arctique et en Antarctique qui apparaissent aujourd'hui comme étant à bout de souffle.

Pourriez-vous nous parler des principaux enjeux soulevés dans cette feuille de route et des principales solutions que vous envisagez afin d'y répondre ?

Olivier Poivre d'Arvor - C'est avant tout une vision stratégique avant d'être une feuille de route. Cette vision, peu de pays l'ont, et c'est celle que la France doit avoir, étant une grande nation polaire, de par son histoire, mais aussi de par sa géographie. Les pôles sont tout proches pour nous : avec les Terres australes et antarctiques françaises, mais aussi avec Saint-Pierre-et-Miquelon, nous sommes aux marches de l'Arctique et de l'Antarctique. Cette proximité géographique, cette présence de notre marine nationale, tant en Arctique qu'en Antarctique, sont des éléments qui font que nous ne pouvions pas ne pas redevenir une grande nation polaire. Alors, nous le sommes toujours, la réputation des scientifiques français n'est plus à faire. Néanmoins, ils disposaient de moyens insuffisants pour mener des grandes opérations, des projets à long terme. De même, notre présence économique, fait que nous sommes un acteur arctique important. Nous sommes par ailleurs observateurs du Conseil de l'Arctique, nous avons des stations en Arctique, au Svalbard, et en Antarctique. Finalement, nous faisons partie des quelques sept, huit pays qui sont des nations polaires au sens large du terme, c'est-à-dire qui ont également eu un rôle important dans la constitution juridique des pôles, que ce soit le Traité de l'Antarctique, le protocole de Madrid avec Michel Rocard, notre rôle éminent dans le Traité du Spitzberg, entre autres. Cette place, il fallait la retrouver.

Il y a eu en effet un décrochage, qui tient principalement au fait que dans le fond, le projet polaire français a été une véritable aventure. Elle était le fait d'expéditions, d'explorateurs, de Jean-Baptiste Charcot à Paul-Émile Victor. Mais la puissance publique ne s'est jamais emparée de ce sujet comme étant finalement autre chose qu'un grand sujet d'exploration, avec sa part de rêves, d'aventures. La puissance publique française n'avait encore jamais pris en compte cette dimension polaire, et c'est l'élément climatique qui nous pousse aujourd'hui à la voir. Tout ce qui se passe actuellement en Arctique, en Antarctique, a des conséquences sur l'ensemble du monde et sur, évidemment, l'élévation du niveau de la mer de manière caractérisée : 1,10 mètre d'ici 2100, selon les prévisions actuelles. Mais nos scientifiques présents en Antarctique nous disent tout le danger qui se présente aujourd'hui autour des glaciers de l'ouest et de l'est Antarctique, qui pourraient faire monter le niveau de la mer à 2 mètres à la fin 2100.

Cette pression climatique s'ajoute à une pression géopolitique qui est arrivée récemment, avec une sorte d'hégémonie Russe, avec ce désir de « planter le drapeau », non seulement en Arctique mais aussi en Antarctique. Les blocages sont également de plus en plus répétés aujourd'hui dans le cadre de la CCAMLR (Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l'Antarctique). De plus, ce tandem sino-russe bloque un certain nombre d'instances, de décisions, pour la protection de la biodiversité.

Tout cela montre qu'il faut que la France soit présente. Nous abordons cette stratégie avec une première idée : il ne faut pas penser Arctique d'un côté et Antarctique de l'autre, il faut penser pôles. Parce que tout est relié. De par l'enjeu climatique et de par des scientifiques qui, pour certains, travaillent des deux côtés. Il faut penser gouvernance géopolitique, avec des systèmes qui, aujourd'hui, sans être essoufflés, sont menacés, par exemple avec la gouvernance arctique actuelle et cette présidence russe qui est mise entre parenthèse.

Plus généralement, notre proposition est d'organiser en 2023 une grande conférence, un premier grand sommet international sur les pôles, de lancer à cette occasion une mobilisation générale des pays, des Nations unies, de l'Organisation météorologique mondiale, afin de créer une décennie des mondes polaires, pour pouvoir mettre des moyens très importants, plusieurs milliards, au service de la recherche scientifique, entre 2025 et 2035, pour véritablement documenter ce désastre, qui est, au Groenland, patent, mais qui l'est malheureusement aussi en Antarctique.

Il y a donc ce désir d'avoir cette vision globale et d'équilibre. Je pense qu'à la différence d'autres pays la France est une vraie puissance d'équilibre. Nous ne sommes pas dans une logique d'affrontement avec l'une ou l'autre nation, nous avons une vision équilibrée, car nous avons une profondeur historique, une relation avec les pôles, nous avons cette proximité géographique. D'où le titre : « Équilibrer les extrêmes » : les extrêmes climatiques, les extrêmes géopolitiques et puis, évidemment, les extrêmes géographiques qui font que le Pôle Nord et le Pôle Sud apparaissent à des années-lumière l'un de l'autre.Ce sont ainsi les grands principes de cette stratégie. Ensuite, il faut s'en donner les moyens. À savoir, avoir un institut polaire redimensionné, avec une mission scientifique nouvelle dont il ne disposait pas, une mission éducative qu'il n'avait pas non plus, en plus de sa mission logistique. Il faut véritablement lui redonner des moyens, car il est aujourd'hui à bout de souffle.

Ensuite, il faut développer notre présence scientifique, permettre aux jeunes chercheurs, notamment français, de pouvoir travailler à l'étranger sur des projets à long terme, et donc développer notre présence arctique, par exemple au Groenland, en plus de la station que nous possédons au Svalbard. Aussi, cela passe par la rénovation de nos deux stations en Antarctique, Dumont d'Urville et Concordia. Mais également le développement de tout ce qui concerne les moyens en mer et les capacités liées...Enfin, cette stratégie concerne aussi le soutien à des initiatives privées, qui s'ancrent dans cette histoire d'aventuriers dont je parlais, celle de Jean-Louis Etienne au Polar Pod, et celle de la station Tara en Arctique. Deux grands projets assez extraordinaires et expérimentaux, mais magnifiques pour lesquels nous apportons aussi des financements importants.

Ce sont quelques-unes des mesures qui sont dans cette stratégie polaire, qui a été validée par le Premier ministre et est donc aujourd'hui mise en œuvre dans le cadre d'un outil qui a été créé, le CIMER-POLES. Le CIMer, le conseil interministériel de la mer, qui devient le CIMER-POLES, comprenant les mers et les pôles, permettra, sous l'autorité du Premier ministre et avec les ministères concernés, de programmer des crédits sur les huit exercices qui viennent jusqu'à 2030, et donc de rajouter au crédit existant un montant entre 400 et 500 millions d'euros, à 700 millions si nous faisons un pas vers la construction d'un brise-glace, qui pourrait aller tant au nord qu'au sud.