Les dynamiques de l’implantation de l’Etat islamique au Mozambique
Corentin Soricelli et Emmanuel Koffi, co-responsables de la Délégation Afrique subsaharienne de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, se sont entretenus avec Matteo Puxton, spécialiste de la stratégie militaire de l'Etat islamique.
Comment citer cet entretien
Matteo Puxton, « Les dynamiques de l'implantation de l'Etat islamique au Mozambique », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Avril 2021. URL : cliquer ici
Compte Twitter de Matteo Puxton : @Historicoblog4
Depuis sa défaite au Moyen-Orient en 2017, L'Etat islamique regarde de plus en plus vers l'Afrique et y voit une nouvelle terre d'opportunité pour s'y reconstruire et s'y réimplanter. L'Etat islamique au grand Sahara, devenu plus tard l'Etat islamique en Afrique de l'Ouest témoigne de ce déplacement. Ces dernières années, des dynamiques similaires semblent s'être mises en place entre l'installation de l'EI au proche Orient et son renouveau en Afrique. La récente insurrection au Nord du Mozambique nous pousse à nous interroger sur les configurations propices à la mise en place d'une telle organisation : pouvez-vous revenir en détail sur les dynamiques de l'implantation de l'EI, en Afrique d'une manière générale et au Mozambique en particulier ?
Revenons d'abord sur la « défaite » supposée de l'Etat islamique au Moyen Orient en 2017. Certes, l'EI perd les derniers lambeaux de son territoire en Irak en novembre 2017. Mais en Syrie, il faudra attendre mars 2019 pour que la dernière parcelle soit reprise à Baghouz par les Forces Démocratiques Syriennes, le régime syrien ayant quant à lui liquidé d'autres enclaves en 2018.
Par ailleurs, la disparition du territoire ne signifie pas à proprement parler la défaite de l'organisation. Celle-ci avait préparé son retour à ce qu'elle avait fait avant le début de la guerre en Syrie, l'insurrection dans la clandestinité. Et avec des moyens financiers sans commune mesure avec ceux d'avant 2011. Elle a créé des réseaux, stocké de l'argent, préparé le développement de cellules qui opèrent, en Syrie, dans le désert sous contrôle du régime, en zone turque, et surtout dans les zones tenues par les FDS.
Et même dans le sud de la Syrie, à Deraa, pourtant très éloigné géographiquement de son centre de gravité, plutôt situé à l'est de l'Euphrate. En Irak, l'EI s'ancre dans des zones rurales, à dominante sunnite, mal contrôlées par le gouvernement, profitant des zones de montagnes ou des frontières entre le gouvernement irakien et les Kurdes qui se coordonnent très mal pour le poursuivre : le nord-est de la province de Diyala, l'ouest, le nord et l'est de la province de Salahuddine, le sud de la province de Kirkouk, les monts Qarachoq près de Makhmour (où a eu lieu récemment une grande opération du service antiterroriste irakien), les montagnes au nord-ouest et au sud-ouest de Mossoul, la région de Tarmiyah au nord de Bagdad, en particulier. L'implantation sur le continent africain, qui a commencé dès 2014, a aussi été pour l'EI un moyen de tenir après la perte du territoire en Irak et en Syrie, devenue inévitable à partir de 2016 et anticipée comme telle par la direction du groupe.
En Libye, l'EI avait renvoyé des combattants libyens venus se battre en Syrie, ayant servi dans la katiba al-Battar, ralliée à l'organisation, et qui ont fusionné à Derna avec l'organisation djihadiste Ansar al-Charia (en Libye) pour donner naissance à Majlis Shura Shabab al-Islam, qui a prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi dès novembre 2014.Les trois provinces découpées par l'EI (Cyrénaïque, Tripolitaine et Fezzan) ont surtout contrôlé Derna et Syrte jusqu'au moment où les djihadistes ont été délogés de cette dernière ville en décembre 2016. Les survivants se sont réfugiés dans le sud libyen, au Fezzan, où ils ont mené des attaques à la fois contre les forces du maréchal Haftar mais aussi contre celles de Tripoli, notamment, pour ces dernières, avec des attentats spectaculaires. En avril 2019, profitant de l'offensive de Haftar contre Tripoli, l'EI attaque les positions de ce dernier dans le sud libyen. Mais sa colonne offensive est mise à mal en juin par les forces de Haftar, et les Américains effectuent des frappes précises en septembre qui tuent un certain nombre de combattants. Les djihadistes libyens ont cependant prêté allégeance au nouveau chef de l'EI en novembre 2019, mais depuis la branche est très discrète, bien que toujours existante, réduite.
C'est aussi en novembre 2014, comme en Libye, que le groupe djihadiste égyptien Ansar Beit al-Maqdis avait prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, devenant de ce fait la wilayat (province) Sinaï. Les djihadistes égyptiens ont montré leurs capacités quand une centaine d'entre eux ont tenté de s'emparer, en juillet 2015, de Sheikh Zuweyd, tenant la ville pendant 24 heures. Puis, le 31 octobre, ils font sauter le vol russe Metrojet Flight 9268 en partance de Sharm-el-Cheikh. En novembre 2017, les djihadistes massacrent 300 personnes dans la mosquée al-Rawda de Bir al-Abd, bien qu'ils ne l'aient jamais revendiqué officiellement ; le mois suivant, ils manquent de tuer le ministre de l'Intérieur en visant son hélicoptère avec un missile antichar Kornet sur la base aérienne d'el-Arish. À partir de février 2018, l'armée égyptienne lance l'opération Sinaï 2018, qui provoque la mort d'un nombre important de djihadistes et même du chef de la wilayat. Toutefois, bien que chassés des villes du Nord-Sinaï comme el-Arish, Sheikh Zuweyd, l'EI a montré qu'il était capable d'y lancer des attaques ponctuelles bien préparées, et opère toujours à proximité. Sa survie passe aussi par un décalage plus à l'ouest, autour de Bir al-Abd - où il a été capable de prendre et de tenir quatre villages à l'été 2020, une première depuis des années - et au sud, dans le centre-Sinaï.
En outre la province Sinaï est bien reliée à la propagande centrale de l'EI et lui fournit de nombreuses images et vidéos de ses opérations. Elle a ainsi donné deux vidéos longues à l'EI depuis le 1er janvier, la dernière le 17 avril.
Quant à la province d'Afrique de l'ouest, elle ne comprend pas que le seul Etat islamique au Grand Sahara (EIGS) qui n'a été incorporé dans cette subdivision que récemment. Elle naît après que le groupe Jama'at Ahl as-Sunnah lid-Da'wah wa'l-Jihad, que l'on appelle souvent Boko Haram (ce qui n'est pas le terme utilisé par les djihadistes eux-mêmes), et son chef Aboubakar Shekau, aient prété allégeance à l'EI le 7 mars 2015. L'EI toutefois, mécontent de Shekau jugé trop indépendant, le remplacera en août 2016 par Abou Musab al-Barnawi, et Shekau évoluera désormais en électron libre, reprenant le titre originel de sa formation. La province Afrique de l'ouest, qui opère au lac Tchad, dans les États nigérians du Borno et du Yobe, au sud-est du Niger, au nord du Cameroun, intensifie ses attaques contre les cibles militaires à partir du second semestre 2018 et ce jusqu'à aujourd'hui. La stratégie de l'armée nigériane d'abandonner les zones rurales pour concentrer ses forces dans des « supercamps » près des localités donne de facto à l'EI une emprise territoriale beaucoup plus forte. Après le « reformatage » en 2016, cette province a reçu une aide financière de l'EI central pendant un temps et ses combattants sont partis se former en Libye. C'est à l'heure actuelle l'élément le plus conséquent de l'organisation et qui domine d'ailleurs nettement sa propagande. Les querelles de direction qu'elle connaît depuis 2018 n'ont pas empêché que la province a prêté immédiatement allégeance au nouveau chef de l'EI en novembre 2019, comme toutes les autres branches d'ailleurs à travers le monde. C'est à cette province Afrique de l'ouest qu'a été rattaché l'EIGS. Celui-ci est né du ralliement à l'EI en mai 2015 de Adnan Abou Walid al-Sahraoui, un chef du MUJAO alors membre du groupe lié à al-Qaïda, al-Murabitun. L'EI n'accorde tout d'abord pas une grande place dans sa propagande à l'EIGS. Il faudra attendre la mort de quatre Bérets Verts américains à Tongo Tongo en octobre 2017 pour que l'EIGS commence à gagner en visibilité. En mars 2019, juste après la chute de Baghouz, l'EI rattache formellement l'EIGS à la province Afrique de l'ouest, dont il constitue une aile séparée de celle du lac Tchad. Le groupe va ensuite multiplier les attaques, dans le second semestre 2019, contre les bases de l'armée malienne, de l'armée nigérienne et de l'armée burkinabé dans la zone dite des trois frontières. L'EI couvre très largement dans sa propagande les opérations de ce nouveau surgeon. La poussée est telle que la France déclare en janvier 2020 l'EIGS « ennemi numéro un » au Sahel, et que les opérations militaires sont orientées contre lui. L'EIGS a cependant déclenché en parallèle une guerre ouverte avec le JNIM, la coalition djihadiste ralliée à al-Qaïda, ce qui le met sous pression pendant toute l'année 2020.
Toutefois, depuis six mois, le groupe, qui s'était fait discret dans la propagande de l'EI, opère un retour montrant que ni Barkhane, ni l'affrontement meurtrier entre djihadistes ne l'ont annihilé. L'EI ainsi revendique l'embuscade du 15 mars 2021 à Tessit, qui a entraîné la mort de 33 soldats maliens.
En Somalie, Abdul Qadir Mumin, un idéologue des Shebab fidèles à al-Qaïda, a rallié l'EI dès octobre 2015, dans le Puntland. Un an plus tard, il s'empare du port de Qandala qu'il tient deux mois avant d'en être délogé en décembre 2016. Les Américains commencent à frapper les militants somaliens de l'EI en octobre 2017. Toutefois, les attaques se multiplient en 2018, non seulement au Puntland, mais aussi à Mogadischio et Afgoye, beaucoup plus au sud. Ce n'est donc pas un hasard si l'EI élève la Somalie au rang de province à l'été 2018. À partir de là, la branche somalienne doit elle aussi faire face à une guerre intestine avec les Shebab loyaux à al-Qaïda, et à des pertes dans l'encadrement du fait des frappes de drones américaines ou de l'action des forces de sécurité du Puntland. Branche relativement mineure au regard d'autres comme celle d'Afrique de l'ouest, la Somalie fournit toutefois beaucoup d'images à la propagande centrale de l'EI. Elle fait la une du numéro 281 du magazine al-Naba le 8 avril 2021.
En Tunisie, l'EI a des partisans dès 2014, qui se rassemblent dans le groupe Jund Al-Khilafah, qui à ce jour n'a jamais été élevé au rang de province. Après un pic d'activité en2015 avec les trois attentats terroristes au musée du Bardo, à Sousse et contre la Garde présidentielle à Tunis, et la tentative ratée venue de Libye de s'emparer de Ben Guardane en mars 2016, les djihadistes tunisiens se sont repliés dans les montagnes autour de Kasserine, où ils survivent en dépit de la pression assez forte des forces de sécurité tunisiennes. Depuis 2018, les opérations se diversifient également même si elles sont sans comparaison avec les attentats de 2015. Après la chute de Baghouz, l'EI a volontairement mis en avant par un reportage photo et une vidéo d'exécution le petit contingent tunisien, là encore pour montrer que le groupe conservait des capacités d'action. Le 1er avril 2021, les Tunisiens ont abattu dans le Jabal Mghila Hamdi Dhoeb, considéré comme un des chefs de Jund al-Khilafah. Le même jour, dans le Jabal Salloum, un autre djihadiste a été tué et sa femme s'est faite sauter avec une ceinture d'explosifs, tuant le bébé qu'elle portait sur elle.
La province Afrique centrale de l'EI, qui comprend les ADF au Nord-Kivu, en RDC, et les Shebab du Cabo Delgado au Mozambique, apparaît formellement entre avril et juin 2019. Ce n'est pas un hasard : comme dans le cas de l'EIGS, l'EI veut montrer que malgré la chute de Baghouz, il est capable de se développer ailleurs qu'en Syrie ou en Irak. En RDC, le chef des ADF, Musa Baluku, a sans aucun doute prêté allégeance à l'EI : il est d'ailleurs apparu dans plusieurs documents de propagande depuis les premiers communiqués sur place en avril 2019. Les Forces Armées de la République Démocratique du Congo (FARDC) ont mené une offensive à partir d'octobre 2019 pour déloger les ADF de leurs sanctuaires de la région de Beni. Toutefois, les ADF se sont réinstallées ailleurs et ont débordé sur l'Ituri : les attaques, bien que de faible intensité, sont continues et fournissent de nombreuses images à l'EI depuis l'été 2020. Les ADF sont même revenues opérer dans les zones d'où elles avaient été chassées il y a un an et demi. Au Mozambique, les Shebab n'ont pas à faire face à une réaction comparable à celle de la RDC au niveau des forces armées. En 2019, ils ont multiplié les attaques sur les postes militaires, s'emparant d'un butin matériel considérable, récupérant des uniformes. Ils mettent en déroute la compagnie russe Wagner embauchée par Maputo pour contenir la poussée insurrectionnelle. En 2020, la stratégie change : gagnant en confiance et en capacités, ils prennent Mocimboa da Praia deux fois de suite sans y rester, en mars puis en juin 2020, avant d'investir définitivement la ville en août. Dans l'intervalle, ils se sont également temporairement emparés de Quissanga (mars), Macomia (mai) tout en faisant un raid dévastateur à Muidumbe (avril). En octobre 2020, les Shebaab lancent des raids dans le sud de la Tanzanie, puis en novembre ils réinvestissent le district de Muidumbe. À chaque fois, la propagande de l'EI couvre assez rapidement les opérations.
On observe toutefois un silence de six mois avant la prise de Palma, à partir du 24 mars 2021, où l'EI recommence à communiquer sur le Mozambique. Les prises de localités par les Shebab sont sans conteste un des résultats les plus significatifs d'une branche parrainée par l'EI depuis la chute de Baghouz.
Que savons-nous exactement des liens entre l'Etat islamique et les Shebab ? Le 1er communiqué de revendication de l'EI au Cabo Delgado date du 4 juin 2019. En 2018, les partisans de l'Etat islamique avaient déjà relayé une photo montrant des combattants du Cabo Delgado autour du drapeau de l'EI, assurant que ceux-ci avaient prêté allégeance au groupe. On n'a jamais eu le fin mot de l'histoire à propos de ce document. Par contre, en août de la même année, Abou Bakr al-Baghdadi, alors encore calife autoproclamé de l'EI, mentionne dans un discours audio diffusé par la propagande de son groupe une province Afrique centrale. Cela laisse penser que dès l'été 2018, les ADF voire les Shebab avaient déjà prêté allégeance à l'organisation. D'ailleurs, un peu moins de deux mois après le premier communiqué de revendication, l'EI diffuse une vidéo longue pour sa province Afrique centrale, dans sa série de vidéos d'allégeance ou réallégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, qui couvre toute les provinces du groupe. Le 24 juillet 2019, on voit ainsi les combattants des ADF, autour d'un chef (probablement Musa Baluku), prêter allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, et à la fin de cette même vidéo, des combattants du Cabo Delgado font aussi la ba'yah au leader de l'EI. Il y a donc à la fois un lien avec la propagande de l'Etat islamique mais une allégeance formelle qui ne fait aucun doute. Par la suite, la propagande de l'Etat islamique relaie des images venues du Cabo Delgado, en particulier celles de butin matériel pris à l'armée ou à la police. Entre juin 2019 et août 2020, ce butin se monte à plus de 110 fusils d'assaut, une quinzaine de mitrailleuses de 7,62 mm, plus de 20 lance-roquettes RPG-7 ou Type 69, 1 mitrailleuse lourde de 12,7 mm, 2 lance-grenades multiples, 3 mortiers, et 2 véhicules blindés capturés. Les images se multiplient à partir du mois d'août 2019. La première vidéo Amaq arrive après la prise de Mocimboa da Praia en mars 2020. Un mois plus tard, en avril, le Mozambique fait la une du numéro 229 du magazine hebdomadaire al-Naba de l'EI. Début juillet, l'éditorial du numéro 241 d'al-Naba menace l'Afrique du Sud de représailles si jamais elle décidait d'intervenir au Mozambique, après la deuxième prise de Mocimboa. Ce lien avec la propagande se maintient jusqu'au 1er novembre 2020, puis disparaît pendant six mois jusqu'à la prise de Palma. Aucune explication sûre ; on peut supposer que des personnes faisant le lien avec l'EI ont été tuées, ou qu'il existe des difficultés de communication entre les Shebab et l'EI. Toujours est-il que la prise de Palma est revendiquée et que le Mozambique fait à nouveau la une d'al-Naba le 1er avril 2021. L'EI n'a donc pas cherché par son silence à protéger les Shebab d'une intervention étrangère : il continue de revendiquer ce qui l'intéresse pour sa propagande globale.
Le lien avec la propagande de l'Etat islamique et l'allégeance (ba'yah) sont des preuves indiscutables du lien entre les deux formations. Il existe d'autres indices montrant que l'Etat islamique a contribué au développement spectaculaire des Shebab depuis deux ans. Comme dans d'autres provinces de l'EI, les Shebab se sont équipés comme je le disais en multipliant les attaques sur les forces de sécurité en 2019, récupérant un butin conséquent. Ils prennent aussi des uniformes dont ils se revêtent, ce qui amorce un début de standardisation dans la tenue. Mais surtout cela leur permet d'infiltrer les localités avant les attaques pour prendre par surprise les défenseurs : les habitants du Cabo Delgado eux-mêmes disent souvent qu'il est impossible de distinguer les soldats des Shebab revêtus de tenues militaires. Les images de l'EI du 29 mars montrant la préparation de l'attaque sur Palma à Mocimboa exposent des combattants portant des bandanas rouges sur la tête à des fins d'identification sur le champ de bataille, comme on a pu le voir de longue date en Syrie, en Afghanistan, au Sinaï. C'est un procédé hérité de l'EI. Les attaques de villes exécutées depuis 2020 relèvent d'un schéma stratégique élaboré : infiltration dans le flot de déplacés, parfois par des hommes revêtus d'uniformes ; attaques sur plusieurs axes avec une diversion puis un assaut principal dans une autre direction ; capacité amphibie avec des attaques menées à l'aide d'embarcation. Les djihadistes utilisent aussi des mortiers (ceux capturés, probablement, sur les forces de sécurité) comme on a pu le voir à Palma, où cela est corroboré par des témoins. De la même façon, les Shebab ont laissé circuler pendant plusieurs mois, avant l'attaque de Palma, des rumeurs selon lesquelles ils étaient affaiblis par des divisions internes, en manque de ressources, avant de frapper subitement à Palma. Ces moyens sont à mon avis pour partie venus de conseils de l'EI.
D'autres indices plus discutables vont dans le même sens. Selon un rapport de l'ONU de septembre 2020, un cadre important de la branche somalienne de l'Etat islamique, Mohamed Ahmed Qahiye, aurait quitté le Puntland après des querelles internes au sein de la branche en 2018 et serait arrivé au Cabo Delgado en 2020. Qahiye est vu par des sources régionales comme un instructeur et un spécialiste des IED chez les Shebab, toutefois cette dernière capacité ne s'est pas développée. Cette information n'est pour l'instant pas recoupée par d'autres sources, comme celle qui faisait de la province somalienne de l'EI le superviseur des deux branches de la province Afrique centrale pour l'organisation. De la même façon, les États-Unis ont classé sur la liste des organisations terroristes en mars les deux branches de la province Afrique centrale de l'EI, et donnent pour chef des djihadistes au Cabo Delgado un certain Abou Yassir Hasan, qui serait tanzanien. Il serait né entre 1981 et 1983 et vivrait entre la région côtière de Tanzanie et le Cabo Delgado. Ce serait un leader religieux tanzanien qui aurait exercé une grande influence sur le groupe. Il aurait vécu à Mocimboa da Praia en 2014-2015, se serait rendu au Congo (RDC) et maintiendrait des liens avec les groupes qu'il a fréquentés sur place. Son nom s'ajoute à ceux des six personnages que la police avait identifiés comme chefs du groupe au Mozambique dès 2018 : Abdul Faizal, Abdul Remane, Abdul Raim, Nuno Remane, Ibn Omar et Salimo. La police tanzanienne, cependant, est dubitative : l'individu serait selon elle décédé. Ces informations, bien qu'incertaines, montrent toutefois l'importance probable de combattants étrangers venus de la région proche chez les Shebab.
C'est ce que l'on devine aussi dans une étude récente de João Feijó, de l'Observatoire du monde rural basé à Maputo, qui a publié un rapport basé sur l'interview de 23 femmes qui ont été enlevées par les Shebab au Cabo Delgado et sont restées prisonnières durant des périodes variées. Ces témoignages confirment que les Shebab, que les habitants appellent d'ailleurs plutôt « Machababos », sont essentiellement des Mozambicains. Ils parlent surtout le kwani, d'autres dialectes locaux ou le swahili. Certains sont des déserteurs de l'armée, ce que l'on savait par ailleurs et qui a dû jouer dans l'encadrement du groupe. Comme on l'a vu à Palma, les Shebab recrutent de force des enfants-soldats, les endoctrinent et les utilisent comme combattants. Les femmes aussi subissent un endoctrinement lors de séances qui seraient conduites, pour partie, par des Tanzaniens. Une femme dit avoir parlé avec un Mozambicain qui aurait passé 10 ans au Congo et dans d'autres pays, il parlait l'arabe, le portugais, l'anglais, des dialectes locaux, était très formé sur le plan intellectuel et militaire, connaissait bien le Coran. D'après un autre témoignage, des Tanzaniens qui avaient mené l'insurrection dans leur pays, ont été repoussés et sont venus au Mozambique encadrer des locaux. Certains étaient déjà en contact avec l'EI dans leur pays via le net. Les Shebab ont un système de camps assez élaboré, ce qui dénote une forte organisation interne. De la même façon, leur branche média est assez développée, avec une propension à tout filmer pour stocker les images qui laisse penser là encore à l'influence de l'EI. Ils utilisent les femmes comme espionnes ou informatrices et ont un bon réseau de renseignement, ils préparent soigneusement leurs attaques en observant le terrain. Les Shebab calculent aussi le temps d'intervention des hélicoptères, ceux du Dyck Advisory Group (DAG) sud-africain embauché par le gouvernement du Mozambique, pour effectuer leurs mouvements : cette tactique rappelle ce que l'on peut voir au Nigéria chez l'EI.
Ces témoignages confirment qu'au-delà de l'aspect très local du groupe, il y a bien un lien avec le djihad international, notamment via les combattants étrangers régionaux.
Le groupe Al Shabaab, ayant prêté allégeance à l'Etat islamique en 2019, semble s'établir dans une logique incrémentale et paraît de plus en plus organisé. Passant d'attaque ponctuelle et irrégulière au Nord du Mozambique, le groupe a su s'imposer en intensifiant ses attaques et en harcelant les habitants jusqu'à provoquer l'exil des populations rurales. Ce contrôle des territoires s'est intensifié avec la prise du port de Mocimboa da Praia en août 2020 et a atteint un point crucial avec l'insurrection au Cabo Delgago le 29 mars 2021. Au regard de l'évolution rapide de cette organisation, à la fois au niveau des ressources humaines mais également des moyens matériels, que pensez-vous de sa possible évolution ? En d'autres termes, cette menace peut-elle devenir pérenne et enliser le pays sur le long terme, ainsi que toute la région de l'Afrique australe ?
Les djihadistes du Cabo Delgado, comme je le soulignais précédemment, ont gagné en confiance et en capacités depuis deux ans. Quelles sont leurs ambitions ? De ce que l'on peut en savoir, leur discours est d'abord celui d'un rejet de l'État, et de l'imposition de leur vision radicale de l'islam sur une partie au moins de la province du Cabo Delgado. Ils ont également prouvé qu'ils pouvaient opérer au-delà de la frontière en Tanzanie. Ils seront certainement tentés de prendre la capitale provinciale, Pemba : ils avaient essayé l'an passé, sans succès. Mais c'est une opération ambitieuse qui prendrait plusieurs mois à préparer, exactement comme ce que l'on a vu à Palma.
Pour le moment je ne les crois pas capables de déborder au-delà des frontières du Cabo Delgado dans le reste du pays. Je pense en revanche que le groupe va probablement gagner en capacité, et logiquement le lien avec l'EI, bien qu'immatériel, se renforcera aussi.
Il y a fort à parier que l'EI a conservé des images obtenues depuis deux ans pour, le moment venu, diffuser une vidéo de longue durée qui fera peut-être l'historique de la branche au Mozambique : c'est exactement ce qui s'est passé pour l'EIGS en janvier 2020.
Depuis le début de la crise, on constate l'impuissance du gouvernement mozambicain et de ses forces de sécurité. Cette impuissance marquée par la faiblesse opérationnelle, le manque de formation, d'équipement et de logistique constitue un obstacle pour lutter efficacement contre les insurgés. Le manque de coordination entre des Unités de Forças Armadas e Defesa de Mozambique (FADM) et la Policia da Respublica (PRM) est souvent décrié par les observateurs. Parallèlement, on constate une certaine mobilisation de la communauté internationale, notamment les États-Unis, le Royaume Uni, l'Afrique du Sud et le Portugal, pour prêter main forte au gouvernement mozambicain. La nature de cette coopération réside pour l'essentiel dans la formation des forces mozambicaines et des soutiens logistiques. Selon vous, cette stratégie est-elle efficace pour venir à bout aux exactions meurtrières des Al-Shabaab dans la région ?
Pour le moment, cette stratégie ne me paraît pas efficace, sur deux plans. Le premier est le plan militaire, celui de la formation et le soutien logistique : l'annonce américaine récente n'est en fait qu'une répétition, puisque des Bérets Verts étaient déjà venus former une partie de l'armée mozambicaine en 2019. Avec les résultats que l'on connaît. Maputo a dû faire appel à des compagnies privées de sécurité, Wagner, puis DAG, avec de piètres résultats là encore. Il faudrait un soutien plus conséquent, avec peut-être des drones pour des frappes ciblées, et une présence sur le terrain de forces spéciales en appui pour guider des frappes ou conseiller l'armée et la police, pour obtenir peut-être des résultats plus significatifs dans un premier temps.
Toutefois, et c'est le second plan, même si des coups majeurs étaient portés aux Shebab, la victoire ou le renversement de la situation militaire n'enlèveraient rien aux racines profondes de l'insurrection.
Les Shebab existaient bien avant le rattachement à l'Etat islamique : ils recrutent au Cabo Delgado, une des provinces les plus pauvres du pays. Les Makua et les Mwani, musulmans et majoritaires dans la province, installés sur la côte, s'opposent aux Makonde chrétiens de l'intérieur, minoritaires, qui tiennent les rênes politiques et économiques de la province. Les premiers ont plutôt soutenu le parti Renamo alors que les seconds sont des fidèles du Frelimo, le parti au pouvoir. Mais ces divisions religieuses se superposent à des tensions ethniques, politiques, sociales, qui sont elles-mêmes des constructions historiques ou sociales, qui ont fini par se cristalliser. Les tensions sont aussi dues aux nombreux trafics illégaux sur les ressources naturelles (exploitation illicite de minéraux, braconnage, mais aussi contrebande et trafic de drogue) dans la province, à l'immigration illégale largement tolérée par les autorités locales en provenance de pays voisins comme la Tanzanie. Elles ont été fortes de longue date dans certaines villes comme Mocimboa da Praia. Les musulmans eux-mêmes se déchirent avec l'apparition d'institutions wahhabites depuis les années 1990, tandis que de nouvelles organisations chrétiennes tentent de convertir les Makua et les Mwani. Tous ces problèmes de fond sont d'ailleurs niés par les autorités locales qui préfèrent voir les Shebab comme le résultat d'une « conspiration » souvent considérée comme pilotée de l'étranger. Il aura fallu attendre la fin du printemps 2020 pour que le Mozambique désigne enfin les Shebab comme des « terroristes », des djihadistes, liés à l'EI. Ces derniers, encore une fois, ont un discours anti-gouvernemental très prononcé ; ils rejettent les autorités, et n'ont pas de mal à attirer vers eux des recrues qui ont parfois été victimes, aussi, de mauvais traitements de la part de l'armée ou de la police.
Cado Delgado représente un intérêt stratégique pour la France, à travers l'exploitation gazière par le groupe Total. Aussi, faut-il souligner que cette province est limitrophe aux territoires français, notamment Mayotte et La Réunion. Quel peut être le rôle particulier que la France peut jouer dans cette lutte contre l'EI dans cette contrée du Mozambique ?
Total est très engagé au Mozambique, exploitant un des plus gros gisements de gaz du continent africain au large du Cabo Delgado. La stratégie des djihadistes depuis 2020, avec les prises de localité, Mocimboa da Praia et surtout Palma en mars 2021, qui a conduit à la cessation de l'activité du groupe, perturbe fortement la production et le développement du complexe géant sur la péninsule d'Afungi, à côté de Palma. Pourtant l'EI n'a jamais fait des sites gaziers un objectif en soi : il reproche par contre aux nations occidentales de piller sans vergogne, selon lui, les ressources du Cabo Delgado. Le 12 janvier 2021, Florence Parly avait évoqué devant l'Assemblée nationale l'aide de la France au Mozambique pour lutter contre le djihadisme, en termes de formation et d'entraînement, et avait mentionné les forces basées à La Réunion et à Mayotte (Forces armées dans la zone sud de l'Océan Indien, avec notamment le 2ème Régiment Parachutiste d'Infanterie de Marine, 2ème RPIMa). Il faut rappeler qu'une mission militaire a été ouverte au Mozambique en 2018, avant même l'arrivée de Total sur place.
Le Mozambique n'a jamais été une priorité dans la politique française en Afrique, cependant l'arrivée de Total change un peu la donne, avec la présence de plusieurs centaines de Français dans le pays, présence qui augmentera probablement dans les années à venir.
À partir de 2013, la France conclut des ventes d'armement naval avec le Mozambique, et plusieurs patrouilleurs HSI 32 avaient été livrés depuis - dont un a été coulé à coups de RPG l'an passé par les djihadistes à Mocimboa. Ces contrats ont toutefois été entâchés de forts soupçons de corruption et de détournements de fonds qui avaient mis le Mozambique en défaut de paiement. Pour la France, la préoccupation peut être aussi liée à Mayotte, située à seulement 550 km du Cabo Delgado, et à la Réunion, plus éloignée, mais qui toutes deux ont connu des candidats au djihad syro-irakien ou des personnes radicalisées parfois prêtes à passer à l'acte sur place. Des habitants pourraient être tentés de gagner cette nouvelle « terre de djihad » plus proche. Neuf habitants de Mayotte avaient rejoint la Syrie, dont un déserteur de l'armée, a priori mort sur zone en 2015. Au moins six personnes de la Réunion ont fait de même, dont Sandia Gaia, une femme détenue après la chute de Baghouz dans le camp kurde d'Ayn el Issa et qui est aujourd'hui en fuite. On se souvient que Fabien et Jean-Michel Clain, les « voix françaises » de l'EI, étaient aussi originaires de La Réunion. Jérôme Lebeau, un jeune homme radicalisé sur Internet, avait blessé deux officiers de police lors de son arrestation en avril 2017. Un jeune étudiant réunionais a récemment été arrêté dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat de Samuel Paty. Un autre a été arrêté en février 2021 par la DGSI après avoir été expulsé de Turquie en vertu du « protocole Cazeneuve » : il avait rejoint la Syrie en 2014. La France a donc tout intérêt à s'engager davantage au Mozambique, mais encore une fois, elle devra le faire non seulement en tenant compte de la menace. À savoir : un groupe aux racines locales, désormais rattaché au djihad international via l'EI. Mais elle devra aussi travailler à éliminer les racines du problème lui-même, à savoir les difficultés politiques, économiques et sociales, que connaît le pays, parfois liées à la question de l'exploitation des ressources naturelles dont la France est partie prenante.