La condition féminine dans le monde arabe et musulman: évolutions et perspectives face aux enjeux de sociétés et politiques
Maxime Cocheux, analyste au sein du département Proche-Orient, Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, s'est entretenu avec Imad Khillo, enseignant-chercheur et maître de conférences en droit public à Sciences Po Grenoble. Imad Khillo est spécialiste en droit international public, en droit international des droits humains et du monde arabe.
Il concentre ses recherches en particulier sur le statut juridique de la femme dans les pays du monde arabe et musulman, plus spécifiquement à travers l'évolution du code du statut personnel qui évolue différemment selon les pays. Il travaille aussi sur le droit musulman, ses implications dans les systèmes juridiques internes et les évolutions dans son application dans des sociétés en proie parfois à des changements brutaux comme lors du « Printemps arabe ». Imad Khillo est également enseignant au sein du master « Politiques et pratiques des organisations internationales » avec un cours de droit international public, ainsi qu'au sein du master « Intégrations et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » avec un cours sur le droit musulman et un cours sur les droits des femmes dans le monde arabe. Enfin il est aussi chercheur associé à l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient (IREMMO).
Comment citer cet entretien :
Maxime Cocheux, Imad Khillo, « La condition féminine dans le monde arabe et musulman: évolutions et perspectives face aux enjeux de sociétés et politiques », Institut d'études de géopolitique appliquée, mai 2022, URL : cliquer ici
La chute de Kaboul le 15 août 2021 a permis le retour officiel du régime Taliban en Afghanistan et a porté un coup terrible pour le droit des femmes dans ce pays. Depuis leur retour à la tête du pays, ces dernières ne peuvent plus faire de sport, ne peuvent plus accéder aux études et même voyager seules. À l'inverse, ces dernières années, notamment en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, plusieurs lois ont été adoptées et ont été perçues par l'Occident comme des avancées pour la condition féminine. L'évolution de la condition féminine dans le monde arabe et dans une plus large mesure, au sein du monde musulman, évolue donc différemment en apparence selon les pays et les pouvoirs politiques en place. Mais l'évolution de la condition de la femme dépend également des évolutions de la société, qui est souvent qualifiée de traditionnelle et de patriarcale. Ainsi pour mieux expliquer les évolutions et les perspectives du droit des femmes dans ces sociétés, il est nécessaire de comprendre les différents enjeux que cela représente pour les pouvoirs politiques en place ainsi que pour ces sociétés.
Maxime COCHEUX - Le monde musulman est souvent dépeint comme étant empreint, encore aujourd'hui, de pratiques patriarcales et traditionnelles ancrées dans la société. Est-ce une réalité ou bien des évolutions positives apparaissent-elles au cours des dernières années ?
Imad KHILLO - Tout d'abord il est pertinent de faire la distinction entre le monde musulman et le monde arabe. Lorsqu'on parle du monde arabe, il s'agit des vingt-deux États qui composent la Ligue Arabe, tandis que le monde musulman englobe plus largement les États à travers la planète qui ont une population musulmane très importante, comme l'Indonésie par exemple.
Il reste toutefois difficile de donner un constat pour l'ensemble du monde musulman car il se divise en plusieurs pôles et à l'intérieur de chacun d'eux, les États avancent à des vitesses différentes.
La Turquie, par exemple, est régulièrement classée dans le monde musulman car la grande majorité de la population est de confession musulmane. Mais il s'agit pour autant d'un État laïc avec un code civil laïc. Par conséquent le statut de la femme qui est régi par ce code civil laïc en Turquie permet de mettre en lumière une certaine avancée par rapport à d'autres pays musulmans comme l'Indonésie. Je prends volontairement cet exemple lointain, auquel on ne pense pas directement, car le statut de la femme dans ce pays d'Océanie est totalement régi par la Charia Islamique, c'est-à-dire la loi islamique. À titre informatif la Charia - ce qui signifie « chemin » en arabe - représente dans l'islam l'ensemble des normes et des règles qu'un musulman doit suivre dans l'objectif de respecter la loi divine.
Quoi qu'il en soit, pour répondre à cette interrogation, il est essentiel de regarder la place de l'Islam dans la Constitution de chaque pays, car c'est la place que l'on donne au droit musulman dans la Constitution qui va avoir un impact sur l'ensemble des lois inférieures, puisqu'elles en découlent.
Pour reprendre l'exemple de la Turquie, le droit musulman n'a pas de place attribuée dans la Constitution qui est complétement laïque. C'est pourquoi les lois inférieures qui régissent le statut de la femme sont des législations laïques qui appliquent le plus souvent l'égalité homme/femme. En revanche en Indonésie où l'islam est la source principale de la législation, le statut de la femme est complètement imprégné par la Charia islamique. Enfin pour savoir s'il y a des avancées, il est nécessaire de s'attarder sur chaque pôle géographique voire même sur chaque pays. Il y a en effet des pays où les avancées sont plus nombreuses, notamment au sein des pays arabes tandis que d'autres stagnent davantage, voire pour certains régressent.
Pour comprendre un peu plus la complexité de ces avancées, il faut s'intéresser à l'histoire du droit musulman.
De manière globale, les savants musulmans ont décidé au XIème siècle de fermer la porte à l'ijtihad, c'est-à-dire la force d'interpréter les sources du droit musulman et de trouver de nouvelles solutions à des problématiques non traitées dans ces sources qui sont principalement le Coran et la Sunna (les traditions prophétiques). À partir de ce moment-là, donc depuis le XIème siècle, on a constaté une stagnation dans l'évolution du droit musulman et en conséquence directe dans celui du statut de la femme. De ce fait dans les pays qui souhaitent appliquer, à travers leur Constitution, la Charia islamique à la lettre et qui considèrent que c'est une source principale de la législation, il sera difficile au statut de la femme d'avancer et de progresser.
M.C - Le Code du Statut personnel demeure dans la plupart des pays musulmans comme le bastion juridique des pratiques religieuses dans la sphère familiale notamment. De quelle manière la condition juridique de la femme est-elle instituée par ce Code ? Des disparités existent-elles entre les pays ?
I.K - Le Code du Statut personnel dépend de chaque pays et on le trouve également dans certains pays sous le nom de Code de la Famille. Historiquement, la plupart des pays colonisés qui sont régis par le droit musulman, la Charia islamique, ont dû adopter leur propre arsenal juridique, suite à la décolonisation.
La grande majorité des codes qui régissent les lois commerciales, les lois des entreprises, les lois civiles ont été inspirées des codes occidentaux. Cependant tout ce qui touche au statut de la famille a été réalisé à part et regroupé dans ce que l'on appelle le Code du Statut personnel.
Dans le droit musulman, la famille est régie entièrement par des règles précises préfixées par les sources principales du droit musulman. Lorsqu'on parle du statut de la famille, on englobe de nombreux sujets tels que le mariage, le divorce, l'héritage ou encore la garde d'enfants. On constate très rapidement que la femme est la première concernée par ces multiples axes. Le statut juridique de la femme s'est donc retrouvé logiquement et obligatoirement dans ce code du Statut personnel.
Lorsqu'on parle par exemple du mariage ou de la polygamie qui sont autorisés dans certains pays, c'est surtout la femme qui est touchée par ces lois et c'est elle qui va subir la discrimination, dans le domaine de la polygamie par exemple, dans le cadre de la répudiation ou encore la discrimination liée à l'héritage. Bien évidemment ces codes du statut personnel ne sont pas identiques à travers le monde musulman, y compris au sein du monde arabe. Certains codes sont davantage en avance par rapport à d'autres mais l'essentiel à retenir est que lorsqu'on a codifié, transcrit les règles du droit musulman, le statut de la femme s'y est retrouvé obligatoirement inclus.
Si vous prenez les codes du côté du Maghreb avec l'Algérie, le Maroc et particulièrement celui de la Tunisie, il s'agit des codes les plus avancés par rapport à ceux du Moyen-Orient, car ils ont connu de nombreuses réformes. Pour reprendre l'exemple de la polygamie au Maroc et en Algérie, cette pratique a connu des restrictions significatives à travers certaines réformes législatives, mais si vous allez au Moyen-Orient comme en Syrie ou en Jordanie, la polygamie reste un droit presque automatique accordé à l'homme. Enfin il est très intéressant de noter que dans les années 80, l'idée a été émise, dans le cadre de la Ligue Arabe, d'adopter un code unifié du statut personnel. Mais cela a été un échec cuisant car les pays n'ont pas été d'accord sur les définitions à donner pour chaque notion comme la répudiation, la polygamie, l'héritage ou le témoignage.
M.C - Selon la minorité religieuse, le Code du Statut personnel ne s'applique pas de la même manière. Est-ce que la condition féminine évolue dans les pays musulmans entre une femme musulmane et une femme qui pratique une autre religion ?
I.K - Cette question est très pertinente car on a parfois l'impression d'oublier qu'il y a des minorités religieuses, chrétiennes par exemple, à travers les pays du monde arabe. En Egypte on trouve une minorité copte et en Syrie aussi, environ 10% de la population est chrétienne. Dans l'ensemble de ces pays la justice est divisée en plusieurs tribunaux parmi lesquels se trouvent les tribunaux confessionnels. Les musulmans sont soumis au tribunal confessionnel musulman et les chrétiens sont soumis à des tribunaux de leur confession. Que cela soit en Egypte ou en Syrie par exemple, on va constater que le statut de la femme chrétienne est plutôt en avance par rapport au statut de la femme musulmane. Cette différence s'explique simplement par le matériau de départ qui n'est pas le même. Les textes originaux, à savoir la Bible et le Coran, ne sont en effet pas identiques. Pour reprendre l'exemple de la polygamie, cette pratique est autorisée dans le droit musulman mais pas dans le droit chrétien. Sur ce point précis, on peut effectivement dire que le statut de la femme chrétienne est plus en avance que celui de la femme musulmane.
Toutefois il est très important de nuancer cette idée. Affirmer que dans sa globalité le statut de la femme chrétienne serait plus en avance que celui de la femme musulmane serait un constat hâtif voire une erreur. Si l'on étudie les détails des lois appliquées par les tribunaux confessionnels chrétiens et musulmans, il est vrai qu'on ne trouve pas de répudiation ou de polygamie pour les premiers. Certes il s'agit alors d'une avancée, cependant, il est impératif de prendre en considération dans le monde arabe ce que l'on appelle la loi traditionnelle et coutumière toujours présente dans ces sociétés. Dans le cadre de cette loi traditionnelle, les mêmes conditions s'appliquent quelle que soit la confession. Par exemple, le droit de la femme de disposer de son corps dépend essentiellement de l'image de la femme véhiculée dans la société, une image intimement liée aux coutumes et aux traditions de cette société qui reste profondément patriarcale. Ainsi globalement une femme doit respecter un code d'honneur dans ces pays, qu'elle soit chrétienne ou musulmane, et doit par conséquent se soumettre à ce dernier.
Cependant, on remarque qu'à travers ces pays, l'appartenance à une couche sociale influence beaucoup l'application de ces coutumes, ces traditions et ce code d'honneur. Chez les musulmans ou les chrétiens plus l'appartenance à la classe sociale est élevée et aisée, plus une ouverture sur ces questions apparaît. Cela s'explique en partie par une plus grande proximité de ces couches sociales avec les sociétés occidentales. À l'inverse plus on descend dans la pyramide sociale plus on trouve une accroche plus forte à la religion, à la fois dans sa pratique et dans son application. C'est un constat que l'on remarque beaucoup dans les sociétés arabes.
M.C - Autour de la question du voile, deux positions féministes s'affrontent. Dans certains pays, des femmes décident d'enlever le voile afin de protester contre le pouvoir et la société patriarcale. Dans d'autres, certaines le revendiquent comme un symbole d'indépendance et de féminisme comme on peut le voir à travers certains événements tels que le World Hijab Day. Comment expliquer ce paradoxe entre ces deux prises de positions de la part de femmes qui luttent pour leurs droits ?
I.K - Ce paradoxe est relativement simple à expliquer. Il est nécessaire de remonter dans l'Histoire afin de trouver les origines de ces deux sortes de féminisme et dont la division existe depuis des décennies dans le monde arabe notamment. À la fin du XIXème siècle, voire au début du XXème siècle, on a commencé à voir les premiers mouvements féministes dans le monde arabe et plus particulièrement en Egypte à travers deux grandes figures qui ne travaillaient pas ensemble mais qui ont lancé les premières idées féministes dans le monde arabe : celle d'un homme, Qasim Amin, et celle d'une femme Huda Sharawi. Ce qui est très intéressant dès le départ, à partir de 1890 et dès la naissance du féminisme arabe, c'est que cette distinction que vous évoquez dans la question existait déjà.
Cette différence s'explique selon la catégorie où l'on se place entre un féminisme dit laïc et un féminisme dit islamique.
Le premier qui existe encore aujourd'hui dans le monde arabe à travers les mouvements laïcs, considère que la dégradation du statut de la femme est due à la religion musulmane. Les défenseurs de ce mouvement considèrent que si la femme subit des discriminations au sein de ces sociétés c'est à cause de la religion qui prend une place très importante dans la sphère familiale et dans la sphère sociétale. Pour ces derniers, comme la polygamie, le droit à l'héritage, le témoignage ne sont pas du droit positif, par conséquent, ils ne sont pas changeables en fonction de l'évolution des mœurs. Selon ce courant, si la religion est écartée de la sphère juridique, la femme pourra alors être traitée à l'égal de l'homme. L'exemple le plus flagrant se trouve notamment en Tunisie où le Code de Statut personnel a supprimé la répudiation et la polygamie, ce qui permet d'affirmer qu'il y a eu une grande avancée pour l'égalité homme/femme à travers le droit positif et non religieux.
L'autre courant est le féminisme islamique qui considère qu'il faut remonter aux origines de l'Islam avec Mahomet et qui explique que l'islam a amélioré, dès son apparition, le statut de la femme. Dans les sociétés de l'époque, la polygamie était déjà présente et implantée dans les pratiques. Mais l'arrivée de Mahomet selon ce courant a permis de limiter cette pratique à quatre femmes maximum pour un homme, ce qui est perçu alors comme une forme de libération pour le féminisme islamique. Ainsi selon ce dernier ces améliorations doivent s'établir dans un cadre précis en se reposant sur le principe de complémentarité. En effet le droit musulman n'établit pas l'égalité homme/femme, c'est un fait, mais prône au contraire le principe de complémentarité entre les deux sexes. Le droit musulman va donc répartir les tâches au sein de la cellule familiale et considérer que l'homme est le chef de la famille, le responsable de l'entretien de la famille, de l'économie du foyer. En contrepartie la femme a des devoirs comme les tâches ménagères et l'éducation des enfants. En somme en droit musulman comme l'homme est responsable de l'entretien financier de la femme, en échange il obtient un droit à la polygamie et à la répudiation. C'est pourquoi il s'agit d'un système de complémentarité et non d'égalité.
Personnellement je trouve que ce système est difficilement défendable aujourd'hui car même dans les sociétés arabes la femme travaille et entretient le foyer financièrement parfois plus que l'homme lui-même. Le féminisme islamique reste quand même dans une sphère fermée où il n'y a pas beaucoup de place effective pour la réflexion et l'adaptation aux évolutions des sociétés. C'est à cause de ces règles immuables et intouchables du droit musulman depuis le XIème siècle que le statut de la femme n'avance que lentement. Cela pose tout de même une difficulté majeure car certains problèmes contemporains inhérents à nos sociétés modernes n'ont pas été traités à l'époque par le Coran et la Sunna, ni ensuite par les savants musulmans. Le féminisme islamique est donc bloqué dans ce cadre-là et ne peut pas aller au-delà de ces règles établies contrairement au féminisme laïc. Cette division entre ces deux mouvements existe pour moi depuis l'arrivée de Mahomet mais a pris une forme beaucoup plus intellectuelle aujourd'hui.
Enfin on remarque depuis les dernières années que le port du voile revient dans certaines sociétés arabes comme en Tunisie par exemple. Je pense que le développement des moyens de communication a transformé la planète en petit village. C'est-à-dire que les moyens de communication facilitent la transmission à travers le monde des discours identitaires et des mouvements contestataires, que cela soit à l'intérieur des pays occidentaux ou même des pays arabes et musulmans, comme on l'a vu dans le cadre du « Printemps arabe ». Dans certains pays comme en Tunisie, il y a des mouvements qui ont vu le jour, qui revendiquent cette identité musulmane et qui estiment qu'il y a eu une perdition historique de l'islam. L'Histoire est très cyclique pour tous les pays et on cherche souvent à renouer avec le passé, certaines valeurs et certaines traditions. Dans le cadre de la Tunisie, il ne faut pas oublier aussi qu'il s'agit d'un pays très à part. Lorsque Bourguiba est arrivé au pouvoir dans les années 50, le changement du Code de Statut personnel a été brutal, dans une société à majorité musulmane. Je pense que dans la société tunisienne il y a toujours eu une partie de la population qui n'était pas et qui n'est toujours pas d'accord avec cette réforme, qui consistait à modifier certaines règles du droit musulman perçues comme intangibles. Il y a eu des travaux importants de la part de mouvements féministes laïcs pour protéger effectivement ces acquis bourguibiens mais cette société est toujours traversée par un courant qui considère que ces réformes ont porté atteinte à l'islam.
M.C - Depuis quelques années en Arabie saoudite et sous l'impulsion de MBS, les femmes connaissent des évolutions significatives dans le droit. Elles peuvent voyager seules, monter une entreprise sans solliciter le consentement d'un tuteur masculin, peuvent vivre seules sans accord préalable ou encore conduire. Pour autant ces avancées sont-elles réellement significatives d'une victoire pour l'avancée de la condition féminine ou bien davantage un calcul politique de la part du pouvoir ?
I.K - D'un point de vue personnel, je pense qu'avant d'aller dans le détail, il s'agit purement et simplement d'un calcul politique.
Dans les pays arabes assez souvent, dès qu'un régime souhaite se montrer ouvert sur la scène internationale, créer des liens avec l'Occident de manière globale, le statut de la femme devient très rapidement un levier.
Dans le cadre de l'Arabie saoudite, Mohammed Ben Salmane sait très bien qu'il doit établir des liens avec l'Occident afin de répondre à des transformations économiques importantes et croissantes. Pour montrer que des avancées ont lieu dans la société, le pouvoir travaille avant toute chose sur le statut de la femme.
Je trouve que les droits qui ont été accordés aux femmes - et qui ont eu beaucoup de publicités dans nos sociétés occidentales - sont en réalité des miettes qui n'ont pas de conséquences concrètes sur la vie de la femme saoudienne. Autoriser la femme saoudienne à conduire ou à monter une entreprise sont des mesures positives certes, mais il est nécessaire d'étudier dans la pratique comment cela s'applique car si l'on regarde au niveau juridique, les juges, les magistrats qui vont appliquer ces nouveaux droits sont exclusivement des hommes. En tout état de cause s'il n'y a pas de travail en amont sur les mentalités, ces mesures resteront en sommeil. Il faut prendre conscience que faire évoluer une société ce n'est pas uniquement changer une loi, écrire un texte juridique, ou accorder un nouveau droit.
On le sait très bien et on l'a vu dans certains pays du Maghreb, il est nécessaire de réaliser un travail sur les mentalités sinon on aura beaucoup de difficultés à appliquer le droit.
Si vous regardez par exemple les manuels scolaires existants en Arabie saoudite où l'on inculque cette image de supériorité de l'homme sur la femme dans l'enseignement dès l'âge de six, sept ans, cette génération sera profondément imprégnée par cette supériorité masculine sur le sexe féminin. Une fois arrivé à l'âge adulte, malgré la possibilité qu'une femme puisse conduire ou créer son entreprise, il y a un risque de confrontation homme/femme. Il est nécessaire de rester prudent face à ces réformes car le recul n'est pas encore suffisant pour voir si la mentalité évolue également. Dans les pays du Maghreb, le travail sur la mentalité est un travail de longue haleine qui se concrétise par exemple à travers les réformes touchant les manuels scolaires en mettant davantage l'accent sur les questions de discriminations à l'encontre de la femme. Je doute ainsi de l'efficacité de ces réformes saoudiennes.
On peut aussi aborder les réformes adoptées aux Émirats arabes unis en 2020, qui à titre d'exemple expliquent que désormais le concubinage est autorisé, sachant que 90% de la population est étrangère. Il s'agissait en réalité d'un calcul politique pour attirer et rassurer les étrangers qui viennent s'installer dans le pays et qui le font vivre. Selon le droit international privé, lorsqu'on conclut, par exemple en France un mariage, on est soumis au droit français, aux lois françaises même si on est étranger. Aux Émirats, les étrangers sont régis désormais par le statut personnel de leur pays d'origine. Si un français se marie aux Émirats, il est soumis au droit français, mais une femme émirienne restera soumise à son statut personnel émirien et par conséquent soumise à un droit autorisant la polygamie et la répudiation. Là encore en Occident, il y a eu beaucoup de bruits autour de ces réformes en expliquant que ces dernières constituent la clé de la libération de la femme émirienne. En réalité, il faut aller davantage dans les détails de ces lois et voir leur application concrète. On s'aperçoit très vite que la règle concernant l'autorisation du concubinage n'est applicable qu'aux personnes qui ne portent pas la nationalité émirienne.
S'il y a donc effectivement un tournant en Arabie saoudite sous l'impulsion de MBS, même au niveau artistique, ce qui était, il y a encore quelque temps inenvisageable, il faut attendre quelques années pour évaluer les effets concrets.
M.C - Avec le retour du régime Taliban au pouvoir en Afghanistan, diverses restrictions ont été rétablies envers les femmes et les filles, comme l'accès aux études ou bien la capacité de voyager seules. Quel regard portez-vous sur l'avenir de la condition féminine dans ce pays ?
I.K - Pour être honnête, je ne sais pas si le terme catastrophe serait suffisant pour qualifier le statut de la femme afghane avec l'arrivée, ou plutôt le retour du régime Taliban. C'est une véritable régression, c'est un effacement de la femme et c'est le principe fondamental qui anime ce régime. Tous les courants radicaux de l'islam revendiquent une lecture littérale du droit musulman, des textes islamiques d'origine dans lesquels la femme est perçue comme une source de la fitna, ce qui signifie séduction. C'est la femme qui serait à l'origine et responsable du code de l'honneur familial et sociétal. Par conséquent avec cette vision radicale de l'islam, la seule solution est l'effacement de la femme pour éviter toute tentation, pour empêcher l'homme de tomber dans certains travers. Cela implique donc l'interdiction de se mélanger avec les hommes ou encore d'étudier à l'école.
Si nous prenions plus haut l'exemple de l'Arabie saoudite et du wahhabisme, c'est exactement la même chose avec les Talibans même s'il y a bien évidemment des différences, des nuances entre ces mouvements. Mais les différences restent cependant mineures sur certains thèmes comme le statut de la femme qui repose sur une lecture littérale de la Charia islamique et qui revendique une supériorité de l'homme sur la femme. Effectivement lorsque vous étudiez les textes comme le Coran ou la Sunna, il y a des passages qui expliquent cette supériorité et les wahhabites comme les talibans récupèrent ces passages, ces versets pour construire le statut de la femme autour de ces idées radicales, de cette lecture littérale, quitte à mettre de côté certains passages plus modérés ou nuancés.
L'arrivée des Talibans n'est pas très étonnante et le monde entier savait exactement les conséquences sur le statut de la femme dans ce pays, en particulier au sein de la société, de l'interdiction de l'accès aux études, jusqu'au retour total du voile intégral, la burqa.
M.C - Lors des combats contre l'État islamique, notamment en Irak, la présence des femmes kurdes parmi les combattants a été considérée dans nos sociétés occidentales comme un véritable symbole, des « amazones » des temps modernes. Pourtant la société kurde est aussi marquée par un régime patriarcal. Existe-il aussi dans ces sociétés l'essor d'un mouvement féministe ? Quels sont les enjeux principaux pour ces mouvements ?
I.K - Effectivement l'exemple kurde reste exceptionnel. C'est principalement au Rojava, une région syrienne autonome au Nord-Est, qu'il y a cette image de la femme kurde exportée vers l'Occident et qui a été assimilée aux amazones, à ces femmes guerrières et indépendantes. Mais on trouve dans ces images une certaine réalité tout de même puisque ces dernières ont intégré les rangs des militaires pour se battre notamment contre les forces de Daesh.
La société kurde reste tout de même patriarcale même si au Rojava il y a eu des lois qui ont été adoptées pour établir l'égalité homme/femme.
Mais si l'adoption de textes législatifs est une bonne chose, il faut surtout s'intéresser à leur application. Il ne faut pas croire que la femme kurde est libérée totalement, malgré cette image qui a été renvoyée. Car c'est précisément parce que la femme kurde est assimilée à une imagerie masculine, c'est-à-dire souvent en uniforme militaire avec un fusil, qu'elle acquiert en apparence le droit d'être l'égale de l'homme. Il est donc important de faire attention à ses droits aussi au niveau de la cellule familiale car lorsqu'on veut comprendre le statut de la femme dans un pays, il faut distinguer le statut au sein de la société et celui au sein de la famille.
Au sein de la société, la femme kurde a acquis beaucoup de droits lors des dernières années. Mais lorsqu'on en revient au niveau de la cellule familiale, on est forcé de constater que la femme kurde est toujours frappée par certains types de discriminations, au niveau du mariage notamment. Il ne faut pas oublier aussi que pour ces communautés, le code d'honneur reste extrêmement présent et la femme en est encore une fois responsable. Sans pour autant stigmatiser cette société, si l'on regarde les statistiques au Moyen-Orient chez la communauté kurde, on retrouve un taux de crimes d'honneur qui reste relativement élevé, ce qui ne fait que renforcer cet état d'esprit selon lequel la femme est responsable de l'honneur familial. En tout état de cause il y a eu une avancée mais ce qui est regrettable, c'est que cette dernière soit toujours indissociable de l'attitude masculine que la femme doit endosser.
Il faut noter que ces avancées, en particulier pour le Rojava, ont eu lieu principalement avec le déclenchement de la guerre en Syrie. Des demandes et des mouvements féministes étaient déjà présents auparavant mais c'est lorsque le Rojava s'est dirigé vers l'autonomie et qu'un système s'est mis en place que des lois ont été adoptées pour amener une certaine égalité entre les hommes et les femmes y compris sur le plan politique.
M.C - Souhaitez-vous aborder un dernier point pour conclure cet entretien ?
I.K - Je pense que l'égalité homme/femme est contrainte à ne pas se développer davantage tant qu'on n'arrivera pas à séparer la religion de l'État. À partir du moment où des textes religieux sont perçus comme intangibles et immuables, il est difficile de travailler sur l'évolution du droit positif qui lui est malléable, discutable et sujet à évolution en lien avec les évolutions de la société. Quand on souhaite aborder ces textes aujourd'hui, cela reste très difficile de les modifier ou même simplement d'y apporter une réflexion. Je redonne l'exemple de la Turquie : est-ce que la laïcité ne serait pas une solution pour pouvoir avancer plus rapidement dans le combat pour l'égalité entre les deux sexes ? Mais est-ce que ces pays sont également prêts à adopter la laïcité, sachant que le terme lui-même dans de nombreux pays arabes est péjoratif, car il renvoie directement à une atteinte à la religion ? Ce sont des questions complexes dont nous n'avons pas encore aujourd'hui toute la réponse.
Enfin, il ne faut pas oublier les différences qui peuvent exister entre les divers modèles de laïcité. La Turquie est certes un État laïc mais qui a beaucoup évolué comme on le voit depuis presque deux décennies. Quand la Turquie s'est retirée de la convention d'Istanbul contre les violences faites aux femmes en 2021, c'est encore une fois un illustre exemple qu'en cas de manœuvre politique, on va rapidement se focaliser sur le statut de la femme. En l'occurrence, c'était entre autres pour satisfaire un électorat que le retrait de la Turquie de cette convention d'Istanbul a été acté.
Pour aller plus loin :
- KHILLO Imad, « Le statut de la femme dans les pays arabes : l'impasse juridique ? », La revue Moyen-Orient, Numéro 44, octobre-décembre 2019.
- KHILLO Imad, « Syrie : quel rôle pour les femmes dans le processus de paix ? », Diplomatie, N° 103, mars-avril 2020.
- KHILLO Imad, « Les Émirats Arabes Unis : vers une rupture avec la loi islamique ? », Diplomatie, N° 109, mai-juin 2021.
- KHILLO Imad, « Les crimes d'honneur dans les pays arabes : entre répression internationale et traditions locales », Colloque « Femmes et religions en Méditerranée », Collège des Bernardins, 9 septembre 2021. Éditions Hermann. A paraître en 2022.
D'autres références :
- BESSIS Sophie, Les Arabes, les femmes, la liberté, Paris, Editions Albin Michel, 2009, 170p.
- BIENAIME Charlotte, Féministes du Monde arabe, Editions les Arènes, janvier 2016.
- GAÏD Tahir, Le mariage et le statut social de la femme en islam, Iqra, juin 2015, 167p.
- HALTER Marek, Les femmes de l'islam, tome 1 : KHADIJA, Editions J'AI LU, mai 2015.
- HAMIDI Malika, Un féminisme musulman, et pourquoi pas ? Collection Bibliothèque des savoirs, Editions de L'aube, aout 2017.
- KIAN Azadeh, Femmes et pouvoir en islam, Editions Michalon, mars 2019, 256p.
- LAMRABET Asma, Islam et femmes. Les questions qui fâchent, Toutes Lettres, février 2017.
- SLIGHOUA Mounia, Droits des femmes et printemps arabes : Tunisie, Egypte et Maroc, Univ Européenne, novembre 2018.