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L’Union européenne peut-elle se doter d’une diplomatie sportive ?

20/04/2021

Guillaume Marque, chargé de mission au sein de la Délégation Europe de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenu avec Thierry Zintz, professeur émérite en management des organisations sportives à l'Université Catholique de Louvain (Bruxelles). Il est titulaire de la Chaire Olympique Henri de Baillet-Latour et Jacques Rogge en management des organisations sportives. Rapporteur du Groupe de Haut Niveau sur la Diplomatie Sportive mis en place par le Commissaire européen Navracsics, en 2015-2016, il est impliqué dans de nombreux projets de recherche-action sur cette thématique.

Comment citer cet entretien

Thierry Zintz, « L'Union européenne peut-elle se doter d'une diplomatie sportive ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Avril 2021. URL : cliquer ici


L’ancien commissaire européen Tibor Navracsics est à l’origine d’un groupe de réflexion sur le sport. Image : Europa Pont / Flickr
L’ancien commissaire européen Tibor Navracsics est à l’origine d’un groupe de réflexion sur le sport. Image : Europa Pont / Flickr

Guillaume Marque - Depuis le traité de Lisbonne de 2009, l'Union européenne (UE) a des compétences nouvelles en matière de sport. Ces nouvelles compétences lui permettent de mener des actions d'appui et de coordination dans ce domaine, les États demeurant pleinement compétents. Le sport, constituant aujourd'hui un élément du soft power des États, est devenu un enjeu géopolitique leur permettant de développer une stratégie afin de promouvoir leur culture et leur valeur. Le sport n'est devenu que récemment un objet d'intérêt au niveau européen. Comment expliquez-vous son émergence ?

Thierry Zintz - Je pense qu'il y a une logique dans l'émergence du sport comme un outil de diplomatie douce dans la mesure où, au niveau de l'Union européenne, plus largement au niveau mondial, on peut voir une espèce d'évolution historique. La diplomatie douce par le sport ne date pas d'aujourd'hui. Elle a été utilisée avec des desseins à la fois positifs et négatifs. Si on s'en tient aux XXème et XXIème siècles (on pourrait presque remonter à l'Antiquité avec les trêves dans les affrontements entre les cités grecques qui sont une forme d'acte diplomatique), on peut observer trois grandes périodes : une période d'avant la guerre froide, la période de la guerre et la période post-guerre froide. Dans chacune de ces trois périodes, on retrouve des actes de diplomatie positive ou négative, de diplomatie publique ou de soft diplomatie. Cette dernière peut être un aspect de la diplomatie publique, mais aussi être le fait d'acteurs non-gouvernementaux, ou résulter d'une association d'acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux. Sur les cent vingt dernières années, on a eu une multitude d'exemples d'actes de diplomatie dans lesquels le sport a été appliqué ou utilisé comme un facteur de diplomatie.

G.M - Le sport a sa place dans l'éducation et la culture en raison de la dimension sociétale qu'il revêt. Le traité d'Amsterdam en 1997 avait reconnu l'importance sociale du sport qui était considéré depuis comme ayant un rôle à jouer dans l'économie, la santé, l'éducation, l'intégration et la culture. Concrètement, quels sont les objectifs de la diplomatie sportive européenne ? Le sport peut-il être dissocié des questions d'éducation et de culture et prendre une place qui lui est propre ?

T.Z - Le fait d'être dissocié ou non ne l'empêchera pas de prendre une place qui lui est propre. Je pense effectivement que quand on parle de diplomatie sportive, on est dans le domaine culturel. Le sport est un phénomène culturel et on l'utilise largement en matière d'éducation. L'intitulé du titre de la Commissaire européenne chargée du sport, de l'éducation et de la culture est un signal. Quand la Commissaire actuelle avait été désignée, je m'étais permis de lui adresser un tweet en lui faisant remarquer que je déplorais le fait que le sport n'apparaissait pas directement dans son titre. J'ai eu le plaisir de constater que cela avait été plus ou moins corrigé. Je n'ose pas prétendre que ce soit grâce à moi, loin de là, mais je pense que c'était important. En clair, la diplomatie par le sport est pour moi une forme de diplomatie culturelle. On peut inscrire cette diplomatie culturelle à la fois dans la diplomatie publique et la diplomatie non-gouvernementale. Pourquoi la diplomatie non-gouvernementale ? Parce que l'on constate qu'il y a des acteurs majeurs non-gouvernementaux aujourd'hui qui jouent des rôles diplomatiques importants, que ce soit des structures comme Médecins sans frontières, la Croix-Rouge, Terre des hommes, etc. ou des structures sportives. Quand le Président du Comité International Olympique (CIO), pas plus tard que la semaine dernière, vient rencontrer la Commissaire européenne, c'est un acte diplomatique. Quand l'Union européenne reçoit Gianni Infantino ou le Président de l'Union européenne de football (UEFA), il y a là aussi des actes diplomatiques qui vont bien au-delà du phénomène sportif. Si l'on prend en compte cet aspect de diplomatie non gouvernementale ou de diplomatie dans laquelle des acteurs non-gouvernementaux (sportifs) s'associent avec des acteurs gouvernementaux, in casu l'UE voire des États, on se retrouve dans une dimension de diplomatie multilatérale dans laquelle il y a une forme de diplomatie culturelle. En Belgique, nous avons des événements qui s'appellent Europalia et qui sont une combinaison de grandes expositions qui ciblent un État membre, ou non, de l'Union européenne pour le mettre en valeur dans ses aspects culturels (en ce compris sportifs). C'est une illustration parfaite de la soft diplomatie. On arrive à réaliser le même genre d'opération avec le sport qui est ainsi une forme particulière de diplomatie culturelle.

G.M - Concrètement, quels pourraient être les objectifs de l'UE à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières en matière de diplomatie sportive ?

T.Z - Je pense qu'il convient d'évoquer brièvement la chronologie de la diplomatie sportive européenne. Dans les années 2010-2011, ce terme de diplomatie sportive est bien présent dans les programmes ERASMUS et ERASMUS+. Je pense que la valeur ajoutée de la diplomatie sportive européenne pourrait se retrouver à plusieurs niveaux. D'abord, c'est un outil de rapprochement entre les pays en termes de pratique sportive et en termes d'éducation par le sport. On a actuellement, au niveau européen et particulièrement au niveau de ERASMUS+, des projets qu'on pourrait lier à la diplomatie sportive parce qu'ils impliquent la collaboration avec des pays tiers ou des pays assez proches de l'UE en utilisant la dimension sportive. Je pense qu'avec les grands événements sportifs, on commence à comprendre au niveau européen, qu'agir ensemble pour les co-organiser peut revêtir un sens. On pourrait citer par exemple le championnat européen de football qui doit, en principe, se tenir cette année dans un certain nombre de pays simultanément. Ceci revient à mettre ensemble des compétences nationales au niveau supranational. C'était bien cela la démarche. Je pense qu'il y a également la possibilité d'intervenir sur le terrain, notamment dans des zones de guerre. Je prendrai le cas du Comité International Olympique (CIO) qui est intervenu dans des camps de réfugiés en Syrie pour essayer de mettre en place des activités physiques et sportives au bénéfice des réfugiés, en collaboration avec les Nations unies. Pour rester dans le cas du CIO, je prendrai aussi l'exemple du Refugee Olympic Team, composé d'athlètes qui, d'une façon ou d'une autre, pour des raisons de guerre ou politique, ont perdu leur identité nationale. Les rassembler dans une même équipe qui arbore le drapeau olympique et dont l'hymne est l'hymne olympique revêt vraiment un sens. Il y a quelques années, il y eut une tentative d'organiser des rencontres sportives entre les États-Unis et l'Europe (pas l'Union européenne). Les athlètes concouraient sous le drapeau européen et étaient cités comme des athlètes européens et non des athlètes belges, français, italiens, etc.

G.M - Est-ce que la diplomatie européenne permettrait à terme de faciliter l'émergence d'une identité européenne ? Est-ce qu'il est envisageable de voir un drapeau européen sur des maillots de sport que ce soit d'équipes nationales ou d'équipes européennes?

T.Z - Je vous rappelle qu'il y a une compétition de golf, qui se déroule tous les ans, qui oppose les États-Unis à l'Europe. Le symbole de l'Europe, c'est bien le drapeau européen et les golfeurs sont cités comme étant des golfeurs européens. Je pense que oui, c'est possible. Est-ce l'objectif ultime d'une diplomatie sportive européenne ? Je ne pense pas. Je pense qu'une diplomatie sportive européenne s'insère dans un processus diplomatique plus complexe qui vise à valoriser l'identité de l'Union vis-à-vis de ses partenaires. On peut le faire par le commerce, par la culture au sens large du terme et par le sport également. Le championnat d'Europe de football va au-delà de l'Union européenne puisque c'est tout le continent européen qui est concerné à ce niveau.

G.M - L'Euro 2020 devrait être joué à l'été 2021 et se déroulera pour la première fois dans 12 pays dont 10 pays de l'Union européenne simultanément. C'est une première dans l'histoire, alors qu'habituellement il se déroule dans un seul pays hôte. Est-ce un premier résultat de la diplomatie sportive européenne ? Pouvons-nous imaginer que d'autres événements sportifs internationaux, comme les Jeux olympiques, soient organisés dans plusieurs villes européennes à l'avenir ?

T.Z - Je vais d'abord répondre à votre première question avant de revenir sur les Jeux olympiques. Pour la première question, il faut se dire que l'organisation du Championnat d'Europe de football, tel qu'il se déroule cette année-ci, avait été discutée à l'époque par le Commissaire européen Tibor Navracsics avec le Président de l'Union européenne de football de l'époque. Il y avait là une volonté de montrer qu'il pouvait y avoir une cohérence qui dépassait l'organisation d'une grande compétition dans une ville ou dans un pays.

Au niveau des Jeux olympiques, une proposition d'organisation des Jeux olympiques par la France et la Belgique (et plus particulièrement Lille et Bruxelles) avait été faite dans les années 80 du siècle dernier et aurait dû aboutir autour des années 2000. Cette proposition n'a pas été retenue pour deux raisons. La première raison est que la Belgique organisait le championnat d'Europe de football en l'an 2000 et que nous avions un premier ministre qui était à tout le moins football minded. La deuxième raison est que la Charte Olympique ne le permettait pas à l'époque. Aujourd'hui, la Charte Olympique et plus particulièrement le cahier des charges des Jeux olympiques rendent les choses possibles. La notion d'« un État - une ville », a largement évolué. On va avoir les Jeux Olympiques de Paris où les épreuves de surf auront lieu à Tahiti (on est certes toujours en France, mais bien loin de Paris). Lorsqu'on était aux Jeux Olympiques de Beijing en 2008, il y avait des épreuves qui se déroulaient à 1000 ou 2000 km les unes des autres. On avait le football qui était un peu partout en Chine, l'équitation à Hong Kong pour des raisons de quarantaine et la voile qui se déroulait au bord de mer assez loin de Pékin. Maintenant, vous devez savoir qu'il y a déjà eu des projets de candidature pour les Jeux d'hiver notamment un projet partagé entre la Pologne et la Slovaquie. Ce projet n'a pas abouti mais il était vu d'un bon œil par le Comité International Olympique. Par conséquent, une internationalisation de ces grands jeux sportifs est à la fois un acte diplomatique et le fruit d'un acte diplomatique. Pour que deux États s'associent pour faire acte de candidature, il faut au préalable l'intervention d'une diplomatie étatique en plus de l'intervention sportive.

G.M - Quel est votre vision pour l'avenir de la diplomatie européenne et son importance dans le soft power européen ?

T.Z - Si je m'en tiens à l'évolution du concept de diplomatie sportive au sein de l'Union européenne depuis 2010 jusqu'à aujourd'hui, je pense qu'il y a une réelle montée en puissance à la fois de la réflexion mais aussi des initiatives qui sont prises par l'Union européenne. Je vous rappelle que la première présidence de l'UE qui avait pris la diplomatie sportive en compte était la présidence slovaque en 2016. Nous sommes rentrés dans la présidence portugaise de l'Union européenne (premier semestre 2021). Au niveau sportif, les deux thèmes majeurs de la présidence portugaise sont la diplomatie sportive et l'innovation dans le sport. Lors de la présidence allemande (deuxième semestre 2020), ces thématiques avaient déjà été abordées. Il faut souligner que la France, qui présidera l'Union au premier semestre 2022, a aussi un intérêt particulier pour le sport et sa diplomatie. Actuellement, c'est le seul pays qui a un ambassadeur pour le sport qui dépend du Quai d'Orsay et possédant un statut d'ambassadeur. Serait-ce un window dressing ? Je ne pense pas. Je connais bien Laurence Fischer, l'ambassadrice en poste. J'ai aussi rencontré son prédécesseur, un diplomate intéressé par le sport, qui y est resté deux ans et demi. Aujourd'hui, c'est une sportive qu'on a amené dans la diplomatie. Je pense que là aussi il y a des signaux qui sont donnés dans différents pays. Avec les sportifs, on est en train de passer de la logique du Goodwill Ambassador à une position beaucoup plus officielle. La Suisse a récemment donné un statut tout à fait particulier à Roger Federer, comme ambassadeur du tourisme.

G.M - La diplomatie sportive en temps de Covid n'est-elle pas mise à mal ?

T.Z - Qu'est-ce qui n'est pas mis à mal en temps de Covid ? Je vais prendre votre question dans le sens inverse. Je constate que les personnes qui continuent à voyager actuellement sont les responsables politiques et les responsables sportifs. Thomas Bach, Président du Comité International Olympique était récemment à Bruxelles. Il s'est ensuite déplacé à Paris, puis en Grèce. Je constate que Gianni Infantino, Président de la FIFA et Aleksander Čeferin, Président de l'UEFA, n'arrêtent pas de voyager. Si ces acteurs majeurs du monde sportif continuent à voyager au même titre que nos hommes politiques et nos diplomates, il y a donc un sens à cela. Ce sens est que l'acteur sportif, dans son rôle de diplomatie sportive, joue un rôle sociétal important. Vous connaissez la phrase célèbre « le sport est l'opium du peuple ». Il est quand même flagrant qu'on ait tout fait malgré la crise sanitaire pour que le sport professionnel continue de fonctionner. Il y a toute une dimension sportive commerciale, lisible qui a été maintenue malgré la crise de la Covid-19. Cela démontre que le sport joue un rôle important dans la société qui dépasse le fait ou l'acte sportif.

G.M - Souhaiteriez-vous mentionner un élément de toute nature au sujet de la diplomatie sportive en général ?

T.Z - J'ai envie de prendre deux exemples pour répondre à votre question. Le premier exemple concerne les Jeux Olympiques d'Hiver de PyeongChang de 2018. Grâce aux efforts du Président du Comité International Olympique et sans doute à la volonté de la Corée du Sud, la Corée du Nord et la Corée du Sud ont présenté une équipe féminine de hockey sur glace commune. Les deux pays ont défilé ensemble sous le drapeau de la grande Corée. Cet événement était assez symptomatique pour moi parce que la réunion avec Thomas Bach qui a abouti à cette coopération entre les deux Corées suivait de peu une visite tonitruante de Donald Trump à la frontière entre les deux Corées. Cette visite était très visible mais finalement n'a pas produit grand-chose alors que la réunion entre Monsieur Bach et les deux Corées s'est déroulée dans la discrétion jusqu'à l'obtention du résultat. C'est un événement que je voudrais mettre en avant pour dire que les acteurs du sport en collaboration avec les acteurs étatiques peuvent faire bouger les lignes. Le sport ne sera pas un outil diplomatique suffisant à lui seul, comme le soulignait un professeur américain « sport can act as a diplomatic lubricant ». Cela m'amène à mon deuxième exemple. Quand le Commissaire européen Navracsics a décidé d'instaurer un high level group en sport diplomacy en 2015, qui a rendu son rapport en 2016, j'ai eu la chance de faire partie de ce groupe et d'être co-rapporteur du groupe avec l'ancienne ministre des sports de la France Valérie Fourneyron. Ce rapport a amené le Commissaire Navracsics, membre du Fidesz (Hongrie) à l'époque, à initier tout un travail très discret de collaboration avec les États issus de l'ancienne Yougoslavie et l'Albanie, de façon à développer un rapprochement entre ces pays et l'Union européenne grâce au sport et à la formation dans le domaine du sport. L'Union européenne est en train de développer des programmes de formation de cadres sportifs dans le contexte d'ERASMUS+ dans les pays comme le Kosovo, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine du Nord. Vous avez là de la diplomatie douce qui vise à rapprocher les acteurs et qui peut ensuite aboutir sur des actes de diplomatie politique comme une adhésion à l'Union européenne dans le futur.