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Vers une nouvelle doctrine de sobriété pour l’Union européenne ?

08/11/2022

Loris Petrini, co-responsable du département géopolitique de l'environnement de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenu avec Nicolas Berghmans, responsable Europe et expert Énergie-Climat à l'IDDRI (Institut de Recherche du Développement Durable et des Relations Internationales). Ses sujets de recherche portent principalement sur la gouvernance de l'Union de l'Énergie, les politiques de tarification carbone et la transition des systèmes énergétiques. Dans cet entretien, il nous livre ses réflexions sur l'avenir du concept de sobriété énergétique à l'échelle de l'Union européenne.


Comment citer cet entretien :

Nicolas Berghmans (entretien avec Loris Petrini), « Vers une nouvelle doctrine de sobriété pour l'Union européenne ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Novembre 2022, URL : https://www.institut-ega.org/l/vers-une-nouvelle-doctrine-de-sobriete-pour-l-union-europeenne/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'IEGA et n'engage que cette dernière.

L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'IEGA.


www.pixabay.com
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Loris Petrini - Après avoir été prise au dépourvu par la guerre de Poutine en Ukraine, qui a révélé la forte dépendance de son système d'approvisionnement énergétique vis-à-vis de la Russie, l'Union européenne (UE) a entrepris un chantier politique d'ampleur pour s'adapter aux nouvelles réalités géopolitiques, conjuguant notamment mesures d'urgence et renforcement de son ambition environnementale. Dans ce contexte, un terme en particulier a éveillé l'attention des décideurs européens : la sobriété. S'il peut être défini très simplement comme une réduction de la consommation énergétique, le concept pourrait être le point de départ d'une profonde réorientation de notre système économique, impliquant une remise en question de nos modes de vies dans le but de respecter les limites planétaires. Derrière l'emploi de ce terme générique se cache donc des visions politiques très différentes du futur.

Pourriez-vous nous expliquer ce que l'UE entend exactement par sobriété ? Quelle est la conception que s'en font les institutions européennes ?

Nicolas Berghmans - Je pense que dire que les institutions de l'Union européenne se sont pleinement emparées du thème de la sobriété, c'est aller un peu vite en besogne. Ce que l'on peut dire, c'est que l'Union européenne s'est intéressée depuis longtemps à la question de la demande énergétique dans sa stratégie énergétique, notamment via la Directive sur l'Efficacité Énergétique, dédiée à la consommation énergétique. Dans le cadre de cette crise, elle a ajouté de nouveaux objectifs de court terme pour économiser le gaz tout d'abord, puis l'électricité, déclinés par États membres. Ces objectifs sont pour l'heure des objectifs volontaires, qui se différencient donc par exemple des objectifs climatiques et en matière d'énergie renouvelables. Pour le gaz, ces mesures comprennent une clause d'activation dépendant d'une décision des États membres du Conseil, pour rendre cet objectif obligatoire en cas de crise d'approvisionnement en gaz.

Néanmoins le concept de sobriété en tant que tel n'est pas forcément mis en avant à l'échelle de l'Union européenne. 

Les gouvernements et hommes politiques européens se sont historiquement montrés réservés, puisque comme vous l'avez mentionné, c'est un terme qui a longtemps été controversé. Néanmoins si l'on regarde les objectifs de décarbonation et ce qu'ils impliquent comme transformations sociales et économiques, les travaux de la Commission sont assez intéressants, notamment la Stratégie de Décarbonation de 2018. On observe que certaines transformations nécessaires touchent aux « mode de vie », en particulier le régime alimentaire ou l'organisation du transport. On sait que cela signifie de développer des modes de vie plus sobres en énergie et en ressources pour les Européens. Finalement, sans nécessairement mettre en avant ces transformations, on voit qu'un certain nombre de mesures prises au niveau européen, notamment dans le paquet d'ajustement à l'objectif -55% (n.b. : le paquet législatif « Fit for 55 »), entraînent en réalité un renforcement réglementaire qui tend à engendrer ces modifications et à préparer ces changements à plus long terme.

Là où on voit que le débat sur la sobriété émerge c'est au niveau des États membres et en particulier en France. Il y a un lien qui est fait entre d'une part des mesures de court terme de diminution de la consommation d'énergie en réponse à la crise actuelle, mesures qui sont à la portée de tout le monde, telles que la diminution du chauffage, de certains usages énergétiques, ou des mesures associées aux transports (réduction de la vitesse sur autoroute etc.) ; et d'autre part les objectifs à plus long terme de mise en œuvre de la sobriété pour atteindre les objectifs climatiques. Tout l'enjeu réside dans la capacité de cette mobilisation pour réduire la consommation à se pérenniser dans une politique de sobriété de long terme et donc à même d'aider à l'atteinte de nos objectifs climatiques, en agissant sur l'ensemble des leviers de sobriété au-delà de mesures comportementales que l'on encourage aujourd'hui.

L.P - Si l'UE cherche depuis février 2022 à répondre de façon concertée et affiche une certaine unité, les mesures de sobriété adoptées collectivement ne peuvent être entièrement détachées des contraintes nationales qui régissent la gestion du mix énergétique de chacun des États composant l'Union.

Dans quelle mesure la concrétisation de ce plan est-elle susceptible de varier d'un État membre à l'autre ? Comment s'est traduit ce débat dans le cas Français ?

N.B - Vous avez raison de dire qu'une politique de sobriété est difficile à envisager sans une discussion européenne à ce sujet. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous avons un système énergétique qui est interconnecté et va le devenir de plus en plus avec la décarbonation. Ce système est, en plus, soumis à des tensions. Dans le contexte de crise énergétique actuel, toute mesure de réduction de la demande énergétique qui peut provenir d'un effort de la part de citoyens ou d'entreprises va avoir un impact, via les systèmes énergétiques, sur la disponibilité de l'énergie ailleurs.

Pour une question de justice, il est donc important que l'on n'ait pas l'impression que certains font des efforts et que d'autres n'en font pas. Cela est valable entre États membres mais l'est également entre les industries situées dans différents pays ainsi qu'au sein même des pays entre les différentes filières. C'est bien sûr tout aussi valable entre citoyens. On sait que les ménages aux revenus les plus bas ont une part plus importante de leur revenu dédiée à l'énergie. Si on les appelle à faire des efforts de sobriété, d'une part ils n'en sont peut-être pas capables car ils peuvent déjà restreindre leur consommation énergétique pour limiter leurs dépenses et, d'autre part, ce qu'ils ont envie de voir aussi, c'est que ceux qui sont plus à l'aise financièrement aient des efforts plus importants à faire. Cette conversation doit pouvoir exister sur le long terme entre européens. 

Une fois qu'on lèvera la tête de la gestion de cet hiver et que l'agenda de la prochaine Commission sera défini, à partir de 2024, il serait utile de s'interroger sur l'opportunité d'une refonte des politiques sur la demande énergétique, qui sont aujourd'hui axées uniquement sur l'efficacité énergétique et visent des objectifs non contraignants.

L.P - Puisque vous avez abordé la question des inégalités sociales, il me semble judicieux que nous nous y attardions quelque peu. Malgré les premiers efforts entrepris pour assurer une transition énergétique socialement juste, incarnés notamment par le projet de taxation des profits excédentaires réalisés par les énergéticiens, pour beaucoup de ménages européens sobriété rime bien souvent avec précarité. La question des inégalités sociales, déjà centrale dans le Pacte Vert, semble devenir encore plus urgente face à l'inflation galopante et la crainte de mesures de restrictions qui s'imposeraient à tous les citoyens indépendamment de leurs revenus.

Quels instruments devraient être mis en place ou renforcés à l'échelle du continent pour balancer justice climatique et justice sociale ?

N.B - J'aimerais commencer par une définition de la sobriété car je pense qu'il faut distinguer la sobriété de ce que l'on appelle la « précarité » ou les « restrictions ». C'est ce qui fait sa spécificité : la sobriété regroupe un ensemble d'actions qui sont choisies soit à l'échelle individuelle, soit à l'échelle collective. Ces choix peuvent être motivés par la volonté de garantir l'accès de tous à certaines ressources ou d'atteindre des objectifs environnementaux, idéalement les deux à la fois. Ce caractère de choix est très important car cela différencie la sobriété par rapport à ce que l'on appelle « restriction » ou « précarité » lorsque des gens réduisent leur consommation énergétique parce qu'ils y sont contraints, et doivent réduire leurs conforts ou leur niveau de vie par rapport à la situation externe.

Ensuite, dans la sobriété, il faut distinguer les types de leviers que l'on peut actionner à long terme. On a cette sobriété « d'usage », de court terme, sur le comportement. Mais on a également la sobriété que l'on peut appeler « dimensionnelle » par exemple quand on agit sur la taille des véhicules ou des logements ; ou « structurelle » quand on planifie l'organisation des villes. On a enfin la sobriété « coopérative », à travers la mise en place de structures collectives (transports en commun, covoiturage...) pour assouvir certains besoins sociétaux. Tous ces leviers sont importants et, on le voit bien, ne relèvent pas simplement d'actions individuelles.

Il faut aussi poser la question de ce que fait l'Europe sur cette question de justice sociale. Il y a d'une part deux fonds européens récents associés au Pacte Vert : le Fonds pour une Transition Juste du côté des travailleurs et le Fonds Social sur le Climat, en discussion, qui vise à redistribuer les recettes du nouveau marché du carbone sur le transport et le bâtiment. La question de la justice sociale s'est bien sûr immiscée dans la gestion de la crise énergétique. On peut citer le règlement récent qui vise à plafonner les revenus des producteurs d'électricité bas-carbone pour donner des moyens aux États de redistribuer ces revenus aux citoyens et entreprises touchés par l'augmentation des prix de l'énergie. On constate donc que le Pacte Vert a permis d'amorcer une discussion sur l'aspect social. 

C'est un développement important car nous allons au-devant de transformations qui vont avoir des impacts distributifs importants. Dans ce cadre-là, une règle qu'on devrait se fixer serait d'assurer un niveau de vie suffisant à l'ensemble de la population.

Il faut assurer deux choses. D'une part, que les gens ne basculent pas dans la précarité suite à une stratégie de réduction de l'impact environnemental de notre système énergétique (ou plus largement de notre système économique). D'autre part, il faut assurer un soutien politique large pour la transition écologique en tenant compte des acteurs exposés par les risques de transition, car si une majorité de gens s'oppose à ces objectifs, on reviendrait en arrière sur les mesures adoptées pour des raisons environnementales. Ce défi peut paraître colossal mais il est possible. Prenons la question du coût agrégé de ces transitions, il est plutôt modeste, voire positif dans certains cas. Il est de toute façon faible par rapport au coût de l'inaction, celui de l'exposition aux risques environnementaux. La justification qui convient de dire « ça va coûter trop cher, ne le faisons pas » n'est donc pas appropriée. En revanche, ces mesures posent des questions de répartition de la richesse au sein de la société et il y a clairement une dimension européenne à cette question. On sait qu'en Europe les sociétés sont très diverses, avec des niveaux de revenus très différents. La question liée à la redistribution intra-européenne, entre États membres, doit aussi être résolue au niveau européen.

L.P - Cette question de la justice sociale ou de la redistribution nous pousse à nous placer sur une échelle temporelle qui est un peu différente. Une grande partie de l'attention s'est naturellement portée sur les besoins énergétiques immédiats, mais à trop concentrer ses efforts sur cet hiver où l'hiver prochain, l'Union pourrait oublier que ce sont probablement les hivers suivants qui seront les plus difficiles à préparer.

Comment l'Union peut-elle appliquer cette nouvelle doctrine de sobriété à long terme, en sachant qu'elle devra assurer sa sécurité énergétique tout en respectant ses engagements climatiques ?

N.B - Cette question est fondamentale parce qu'on voit bien comment le débat est dominé par le court terme et la gestion de crise, alors qu'in fine, les solutions qui résoudront cette crise sont des solutions de long terme qui demandent à être organisées. Vous avez mentionné la sobriété énergétique mais il y a aussi la question de l'efficacité énergétique (l'amélioration de la performance énergétique du bâtiment via des politiques de rénovation beaucoup plus fortes), la question du déploiement des énergies renouvelables et la question de l'électrification des usages (pour consommer moins de gaz). Tous ces sujets structurels, qui permettent d'entrevoir une sortie de crise plus rapide de l'Europe et qui sont dans le plan RePowerEU, demandent des moyens financiers. Or aujourd'hui, les moyens financiers sont principalement consacrés à la compensation de l'impact de court terme sur le prix de l'énergie, pour les consommateurs résidentiels et les entreprises. En France, les moyens mis en place pour la rénovation énergétique représentent seulement un vingtième des moyens des montants engagés par le bouclier tarifaire énergétique.

Il faut bien sûr réfléchir à la manière de le financer dans un cadre macroéconomique qui devient plus contraint et des taux d'intérêt qui augmentent. Il va falloir aller chercher ces moyens au moins en partie dans une stratégie de sortie des boucliers tarifaires, en les concentrant vers la protection de ceux qui en ont vraiment besoin tout en exposant ceux qui en ont les moyens à des prix de l'énergie plus élevés pour les inciter à faire des économies d'énergie. À côté de la sensibilisation sur les comportements sobres, l'incitation prix a aussi un rôle à jouer. Il y a des choses intelligentes qui peuvent être tentées : on voit que le plan proposé en Allemagne vise à garantir un prix réduit sur 80 % des volumes d'énergie consommés dans le passé et expose à un prix plus élevé au-delà. Ce type de politique tarifaire est intéressante à explorer.

L.P - En dépit de la volonté affichée par la Commission et les États membres de réduire de 10% la consommation électrique sur le continent d'ici mars 2023, on observe une certaine prudence, si ce n'est une réelle résistance des décideurs face à l'adoption de mesures plus radicales visant par exemple à abaisser la vitesse maximale sur autoroute à 110km/h ou à assurer une rénovation massive des logements, et qui sont pourtant prônées par divers organismes internationaux comme l'Agence Internationale de l'Énergie ou par les associations environnementales.

La doctrine de sobriété de l'Union est-elle suffisamment ambitieuse pour assurer notre indépendance tout en préservant une forte cohésion ?

N.B - Ces mesures sont prises pour des raisons un peu différentes. La question des 110 km/h sur autoroute est très pertinente du point de vue climatique, mais pour la crise de court terme, le pétrole est relativement décorrélé de la question du gaz et de l'électricité qui sont au cœur de la crise énergétique actuelle. C'est très bien de l'envisager dans une perspective de long terme, mais l'imposer à court terme, sans débat autour de cette question pourrait aussi être contreproductif.

D'autres mesures ne sont pas aujourd'hui suffisamment dans le débat parce qu'elles ne peuvent pas apporter des résultats rapides pour cet hiver alors qu'elles devraient l'être. C'est le cas de la rénovation énergétique du bâtiment, que l'on n'augmentera pas du jour au lendemain mais dont l'accélération doit être planifiée dès maintenant. Cela nécessite un ajustement des politiques de soutien vers les rénovations profondes des logements et d'agir pour créer de filières industrielles pérennes.

L.P - Bien que tout ne puisse pas être adopté immédiatement, il semble cependant qu'il y ait eu un véritable « moment ukrainien », entraînant un changement de paradigme. Depuis l'invasion de l'Ukraine, les États européens semblent avoir brutalement opéré une transition d'une « écologie de paix », incarnée jusqu'alors par le Pacte Vert, vers une « écologie de guerre », terme proposé par le philosophe Pierre Charbonnier pour qualifier l'emploi de mesures environnementales comme outil stratégique et politique dans le cadre du réveil géopolitique de l'Europe. En somme, l'accélération de la transition énergétique est désormais défendue comme condition sine qua non pour assurer la sécurité du continent.

Pourriez-vous expliquer en quoi la réduction de notre consommation énergétique peut être pour l'Union à la fois un instrument de politique environnementale efficace et une arme géopolitique ?

N.B - On voit bien que les deux objectifs environnementaux et géopolitiques se confondent dans le cadre de la guerre en Ukraine. Plus nous baissons notre consommation d'énergie, plus il nous est facile de réduire notre dépendance aux importations en énergies fossiles. C'est cette dépendance collective, donc européenne, face à l'importation d'énergies fossiles en provenance de Russie qui s'est retournée contre nous : Poutine a utilisé ces approvisionnements comme une arme pour essayer d'atteindre le soutien politique de l'Europe à l'Ukraine. Il n'y a aucun doute qu'il est important d'agir sur nos consommations énergétiques, au vu de notre situation, qui est celle d'un importateur d'énergie. Si nous avions une production locale d'énergie beaucoup plus abondante, nous nous poserions sûrement moins cette question, or nous importons encore 90% de notre consommation d'énergies fossiles qui représentent toujours plus de 75% de notre mix énergétique. 

Réduire nos consommations énergétiques nous donne des leviers pour nous passer rapidement d'hydrocarbures russes, mais aussi pour moins subir les conséquences économiques d'une énergie très chère. 

Cela contribue à nous redonner des marges de négociation vis-à-vis des fournisseurs européens de gaz comme les États-Unis ou la Norvège avec lesquels nous partageons des valeurs mais qui aujourd'hui ne nous font pas de cadeaux.

Ce conflit qui est inédit, montre bien l'intérêt d'une transition basée sur une production domestique plus importante d'énergie décarbonée. Certes, il y a d'autres questions de dépendances liées aux ressources matérielles nécessaires à la transition énergétique, pour lesquelles l'Union européenne devra éviter de tomber dans les mêmes écueils, même si les conséquences de ces dépendances seraient de nature différente car le mégawattheure est alors produit sur notre sol et les matières importées peuvent être recyclées. Ces systèmes bas carbone ont le potentiel, sans les faire disparaître, de réduire les relations de dépendance qui peuvent, quand des conflits émergent, être utilisés comme moyen de pression. Cela dépasse même le cas de l'Europe, car une transition vers les énergies renouvelables peut rendre beaucoup de pays plus indépendants pour leur approvisionnement énergétique. Il est donc possible de combiner le renforcement de la sécurité énergétique et les objectifs environnementaux en suivant une même stratégie de transformation des systèmes énergétiques.


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