Réélection de Narendra Modi en Inde : une continuité politique ?
Mathilde Domont, responsable du département Asie du Sud, Pacifique et Océanie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée, Amyelle Noppeney et Eva Benyahya-Blanc, analystes au sein du département, se sont entretenues avec Olivier Da Lage, journaliste, spécialiste de l'Inde et chercheur associé à l'Institut français de relations internationales et stratégiques.
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Olivier Da Lage, Réélection de Narendra Modi en Inde : une continuité politique ? (entretien avec Mathilde Domont, Amyelle Noppeney et Eva Benyahya-Blanc), Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 13 septembre 2024.
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Institut
d'études de géopolitique appliquée - Plusieurs mois déjà avant le
scrutin, Narendra Modi, Premier ministre de l'Inde depuis 2014, était favori
selon les sondages et les résultats des élections régionales (assemblées et
pouvoirs exécutifs de cinq États) en mars 2022 ont donné vainqueur le BJP dans
quatre États. Pour autant, le 4 juin 2024 le parti du Premier ministre était
fragilisé, perdant la majorité absolue à la Lok Sabha (l'Assemblée du Peuple). Quelles raisons
justifient cette situation ?
Comment s'organise la coalition de
l'opposition et quelle marge de manœuvre possédera-t-elle pendant le mandat à
venir ?
Olivier Da Lage - La campagne s'est ouverte avec des perspectives très favorables pour Narendra Modi et son parti, le BJP, dans la foulée de la présidence indienne du G20 en 2023 qui a culminé par le succès du sommet de New Delhi. Toute l'année 2023, la présidence du G20 a été célébrée dans les médias largement favorables au gouvernement et par des affiches et des banderoles dans tout le pays, dans les villes, au bord des routes, avec la photographie géante de Narendra Modi affichée partout, présenté comme le porte-parole du « Sud Global » au nom de l'Inde et en fait, pratiquement comme le président du monde. Parler de l'ouverture de la campagne a d'ailleurs quelque chose d'artificiel car le Premier ministre a été en « mode campagne » depuis la fin du scrutin précédent en 2014. Son omniprésence était impressionnante : partout à travers le pays, il inaugurait ici un tronçon de route, là un aéroport ou une gare, ailleurs une ligne de métro et lorsqu'il n'était pas présent physiquement, c'est par visioconférence ou hologramme qu'il procédait aux inaugurations, de préférence dans les États où se tenaient des élections régionales. C'est ainsi qu'en 2022, lors d'un meeting du BJP en Himachal Pradesh, parlant de lui-même à la troisième personne, il a été jusqu'à dire qu'il était inutile de se rappeler le nom du candidat, qu'il suffisait de prendre le bulletin de vote comportant le symbole du lotus et que ce serait un vote pour Modi.
Au début de l'année 2024, le BJP affiche son intention d'obtenir 400 députés dans la prochaine chambre (il en avait 303 dans la législature sortante), l'implication étant qu'il obtiendrait le seuil requis pour réviser la constitution, laïque depuis l'indépendance, pour faire officiellement de l'Inde une nation hindoue. Cette perspective, ainsi que l'arrestation d'opposants dont deux chefs de gouvernement régionaux (Jharkhand et Delhi) ont amené les différents partis d'opposition, pourtant en rivalité féroce au niveau régional, à constituer une alliance électorale pour conjurer le péril que constituait à leurs yeux un troisième mandat de Narendra Modi. Cette alliance, baptisée INDIA (Indian National Developmental Inclusive Alliance) était davantage une coalition électorale qu'une alliance programmatique, mais en dépit de nombreux désaccords, elle a pour l'essentiel tenu bon jusqu'au scrutin et la dynamique de la campagne a joué en sa faveur. Au soir des résultats, le 4 juin 2024, le BJP avait perdu la majorité absolue (plus de 272) qu'il détenait depuis 2014 en tombant à 240 sièges tandis que le parti du Congrès remontait de 52 à 99 sièges. Au total, grâce au ralliement de deux partis régionaux précédemment dans l'opposition, le Janata Dal de Nitish Kumar, chef du gouvernement du Bihar et le TDP de Chandrababu Naidu, chef ministre d'Andhra Pradesh, la NDA, coalition dirigée par le BJP sauve sa majorité, mais Narendra Modi est désormais dépendant de ces deux alliés capricieux et exigeants.
Quant à l'opposition, elle est certes minoritaire, mais elle a retrouvé des couleurs. Rahul Gandhi (Congrès), arrière-petit-fils de Nehru est désormais officiellement le chef de l'opposition à la Lok Sabha (chambre basse) et le nombre des députés de la coalition INDIA est désormais de 234. Celui des députés de la NDA est de 293, ce qui rend improbable la réédition de ce qui s'est passé début 2024 lorsqu'à la suite d'un chahut, plus d'une centaine de députés d'oppositions ont été suspendus jusqu'à la fin de la session tandis qu'étaient adoptées en leur absence et sans débat plusieurs lois importantes.
Iega - Selon un sondage réalisé par Indian Today group en février 2024, sur 35 000 personnes interrogées, 19 % d'entre elles déclarent que le monde entier se souviendra du Premier ministre indien Narendra Modi pour avoir « élevé la stature internationale de l'Inde ». Si le Premier ministre indien fait valoir sa volonté de continuer l'ascension de la puissance indienne dans ses prises de parole, il n'a présenté aucun changement de stratégie en matière de politique étrangère en vue de sa réélection. Avec ce deuxième mandat, comment percevez-vous sa vision de l'Inde sur la scène internationale ? Que compte-t-il changer ou améliorer vis-à-vis de ses échanges avec ses voisins ?
O.DL - Incontestablement, Narendra Modi, dont le charisme reste élevé au sein de la population indienne malgré une inévitable érosion de sa popularité, a incarné de façon ostentatoire la présence de l'Inde sur la scène mondiale. Aussitôt après sa reconduction, il s'est envolé pour Bari en Italie à l'invitation des dirigeants du G7 et sa relative déconvenue électorale y est passée complètement inaperçue car les dirigeants français et allemand venaient d'essuyer une défaite électorale aux élections européennes, le Britannique Rishi Sunak s'apprêtait à être sévèrement battu aux législatives dans son pays, quant au président américain Biden, qui n'avait pas encore renoncé à se représenter, il était notoirement à la peine face à Donald Trump. Le signal envoyé à l'Inde comme au reste du monde par Modi était que sur la scène internationale, rien n'avait changé pour l'Inde. Du reste, il avait reconduit la plupart des ministres précédents, dont le chef de la diplomatie S. Jaishankar, en fonction depuis 2019. Après avoir rencontré les Occidentaux en juin, Modi s'est rendu à Moscou les 8 et 9 juillet, principalement pour afficher la bonne entente persistante entre l'Inde et la Russie et démontrer que, fidèle à sa politique de « multi-alignement », l'Inde n'entendait dépendre de personne. Sa politique étrangère a toutefois enregistré un sérieux revers avec le renversement au Bangladesh de la première ministre Shaikh Hasina suite à la révolte étudiante. Shaikh Hasina, qui s'est d'ailleurs réfugiée en Inde, était une alliée très proche de Modi et sa chute constitue incontestablement un échec pour la diplomatie indienne, intervenant après une autre déconvenue : l'élection aux Maldives d'un président prochinois ayant fait campagne sur le départ des militaires indiens de l'archipel. Les relations avec le Népal sont, enfin, chaotiques tandis que celles avec la Chine et le Pakistan sont exécrables. Toute politique étrangère commençant par son voisinage, comme le répètent à l'envi les dirigeants indiens, le gouvernement de Delhi ne peut échapper à un réexamen critique des relations avec ses voisins immédiats.
Iega - En mars 2023, Rahul Gandhi a été condamné à deux ans de prison pour diffamation envers Narendra Modi. Il avait dénoncé la corruption lors d'un rassemblement en déclarant « Why do all these thieves have Modi as their surname? ». Le chef de l'opposition ainsi que son parti The Indian National Congress se sont indignés de cette décision, la considérant comme une atteinte à la liberté d'expression et comme un moyen pour le gouvernement en place de faire taire l'opposition. Quelle stratégie Narendra Modi, son parti politique et leurs alliés ont-ils adopté lors des élections législatives ? Quels comportements les partis politiques opposés au Bharatiya Janata Party (BJP) ont-ils adopté ?
O.DL - Aussitôt après sa condamnation par un tribunal de l'État du Gujarat, dont est originaire Narendra Modi, Rahul Gandhi a été déchu de son mandat parlementaire. Il a fallu l'intervention de la Cour Suprême qui a annulé le jugement en août 2023 pour que le chef du Congrès puisse retrouver son siège à la Lok Sabha (où il est donc désormais le chef de l'opposition). Cet épisode, comme celui de l'expulsion d'une centaine de députés d'opposition en début d'année, et l'arrestation de dirigeants d'opposition poursuivis pour corruption par des agences d'investigation gouvernementales dépendant directement du ministre de l'Intérieur et bras droit de Modi, Amit Shah, illustre le climat très tendu dans lequel se sont déroulées ces élections entre avril et juin. La réponse de l'opposition a été de faire taire autant que possible les dissensions entre les partis qui la composent pour préserver l'unité de candidature dans la plus grande partie des circonscriptions, condition indispensable pour ne pas être écrasés par la machine électorale que constitue le BJP. Le mode de scrutin, en effet, est calqué sur celui du Royaume-Uni : il s'agit d'un scrutin de circonscription uninominal à un seul tour et pour être élu, il faut être en tête. Toute division de l'opposition aurait immanquablement placé ses candidats derrière ceux du BJP dans la plus grande partie des circonscriptions.
Iega - La
période électorale passée nous rappela que l'Inde se définit comme la plus
grande démocratie du monde. Au-delà des disparités socio-démographiques, en
Inde la place des femmes reste controversée avec un taux important
d'illettrisme, d'inactivité professionnelle et de violences de genre. Pour
cette société en transition, le sujet de leur place et de leurs droits occupe
de plus en plus de place ces dernières années.
Quel fut l'impact réel du vote féminin dans ces élections ? Les programmes
des partis, majoritaires comme minoritaires, présentaient-ils des initiatives
significatives pour le droit des femmes, dans une région où les avancées
restent timides ?
O.DL - Les principaux partis ont en effet proposé des mesures en faveur des femmes, notamment des quotas de représentation dans les assemblées électorales, l'engagement à lutter énergiquement contre les violences sexuelles, un fléau particulièrement marquant en Inde, et des mesures favorisant l'autonomisation économique et l'emploi des femmes. La vérité oblige cependant à dire que cette question n'a pas occupé une place prépondérante dans la campagne et que la pratique observée dans différentes régions est bien éloignée des intentions affichées. En ce qui concerne le comportement électoral, il a pu être différent tant en termes de participation que de choix, selon les régions, mais d'une part ces différences restent marginales et, d'autre part, à l'échelle du pays entier on peut les considérer comme négligeables.