fr

Quel positionnement stratégique de l’Iran ?

10/11/2023

Manon Negrus, responsable du département Proche-Orient, Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Bernard Hourcade, géographe et spécialiste de l'Iran au CNRS.


Comment citer cet entretien :

Manon Negrus, « Quel positionnement stratégique de l'Iran ? », entretien avec Bernard Hourcade, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 10 novembre 2023.

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega. Les propos exprimés n'engagent pas la responsabilité de l'Iega.


www.pixabay.com
www.pixabay.com

Manon NEGRUS - Le 10 mars 2023, l'Iran et l'Arabie saoudite, sous l'égide de la Chine, ont annoncé le rétablissement de leurs relations diplomatiques après 7 ans de rupture diplomatique suite à l'exécution d'un cheik chiite en Arabie saoudite. Ce rapprochement est également une victoire pour la Chine qui se place comme médiateur et acteur stratégique au sein de la région moyen-orientale. Quel enjeu revêt cette normalisation pour Téhéran ? Ce rapprochement marque-t-il la fin définitive de la volonté de rapprochement entre Israël et l'Arabie saoudite d'autant que le prince héritier Mohamed Ben Salman s'est empressé de suspendre les négociations en cours avec l'État hébreu a l'aune de la nouvelle guerre avec le Hamas ?

Pour la première fois, la Chine entre dans le jeu moyen-oriental non plus pour les affaires.

Bernard HOURCADE - Deux grands événements sont intervenus ces six derniers mois au Moyen-Orient. Premièrement, la Chine, de façon tout à fait surprenante et innovante, a été à l'initiative d'un accord entre l'Iran et l'Arabie saoudite pour mettre fin à leur querelle qui date depuis de très nombreuses années. Pour la première fois, la Chine entre dans le jeu moyen-oriental non plus pour les affaires (la Chine étant le premier partenaire commercial de l'Arabie saoudite comme de l'Iran depuis plusieurs années), mais en tant qu'acteur politique. Ce rapprochement de mars 2023 est donc un événement majeur. Pour l'Iran cela revêt une dimension stratégique importante car l'Iran et l'Arabie sont voués à vivre côte à côte et ont une impérieuse nécessité de trouver une coexistence pacifique.

En raison de la fragilité de la République islamique d'Iran, Téhéran n'avait pas le choix et il en était de même pour l'Arabie saoudite après les bombardements des raffineries de pétrole en 2019 par des missiles iraniens. Tous deux avaient besoin de trouver une solution pour retrouver une situation calme.

Le deuxième grand évènement majeur au Moyen-Orient concerne les accords d'Abraham impulsés par l'administration Trump. Un certain nombre pays arabes ont trouvé un accord avec Israël. En dépit de la crise actuelle, il est évident, à mon sens, que l'Arabie saoudite et Israël trouveront un accord un jour ou l'autre. Les Iraniens ne voient pas ce rapprochement d'un bon œil mais ils savent que celui-ci est inéluctable. Ils considèrent en revanche que si la cause palestinienne est abandonnée, ce sera une honte vis-à-vis du monde musulman. Selon Téhéran, il n'est pas pensable que l'Arabie saoudite parvienne à un accord avec Israël s'il n'y a pas un accord pour les Palestiniens. C'est pourquoi depuis le début des échanges avec l'Arabie saoudite, l'Iran a mis la question palestinienne sur la table des négociations. Il est important pour la République islamique qu'une solution à la question palestinienne apporte satisfaction à la rue arabe, pour confirmer son image de pays n'abandonnant pas l'idée de « libérer Jérusalem », ce que les pays arabes et sunnites ne sont jamais parvenus à faire. L'Iran cherche ainsi à affirmer sa différence, son identité de puissance émergente à la fois régionale et islamique.

Ces deux événements, le rapprochement irano-saoudien sous l'égide de la Chine et les accords d'Abraham, ont donc à mon sens radicalement changé la situation géopolitique.

Manon NEGRUS - Depuis l'attaque massive du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël, l'Iran ne cesse de multiplier les menaces à l'endroit de l'État hébreu. Téhéran, qui défend et soutient le Hamas financièrement et logistiquement en fournissant des armements, peut-il étendre le conflit notamment s'il y a une incursion terrestre israélienne à Gaza ? Depuis plusieurs jours, les affrontements se multiplient à la frontière avec le Liban entre Israël et le Hezbollah. Ces épreuves de force peuvent-elles provoquer un embrasement régional ?

B.H - Je crois que non. Pour l'Iran il s'agit de continuer à exister comme un pays du « front du refus », de « l'Axe de résistance », s'affirmant comme défenseur des Palestiniens hostile à Israël, en espérant obtenir la gloire du pays qui aura réussi à faire que la Palestine soit un jour un État indépendant. Pour ce faire, l'Iran a deux atouts majeurs sur le terrain. Non pas le nucléaire, mais le Hamas et Le Hezbollah, qu'il a armés de façon différente mais de façon forte, habile, efficace et massive depuis une vingtaine d'années.

Téhéran avait surement prévu de faire un coup d'éclat militaire, mais n'avait pas forcément prévu la « méthode Daech » utilisée par le Hamas.

Dans le cadre des négociations, en poussant l'Arabie saoudite à s'impliquer (jusqu'ici en vain) en tandem avec l'Iran, il était nécessaire de remettre la question palestinienne sur le devant de la scène et d'en faire une question centrale dans les négociations entre Ryad et Jérusalem car Israël avait réussi à faire « disparaître » la question palestinienne. Téhéran avait surement prévu de faire un coup d'éclat militaire, mais n'avait pas forcément prévu la « méthode Daech » utilisée par le Hamas. Le massacre des Israéliens innocents a été un crime abominable. Ces actes terroristes aux conséquences imprévisibles et ingérables par l'Iran n'ont probablement pas été anticipés par l'Iran qui ne cesse de répéter que ces ses alliés de « l'axe de résistance » sont autonomes et maîtres de leurs décisions. Cette situation est cependant un boulet pour la cause palestinienne que l'on peut difficilement défendre après les crimes perpétrés par le Hamas.

Il n'empêche qu'aujourd'hui, la question palestinienne est redevenue sur le devant de la scène probablement avec le concours de l'Iran qui aurait poussé le Hamas à agir. Le fait que le président français Emmanuel Macron et d'autres chefs d'État demandent qu'une issue politique durable soit trouvée, en relançant la proposition des deux États, montre que la stratégie iranienne a fonctionné. Dans l'immédiat les capacités militaires du Hamas sont durablement écrasées par la riposte israélienne et l'Iran a perdu l'un de ses moyens de pression.

L'Iran ne peut pas gérer une guerre extérieure, mais il ne peut pas non plus ne rien dire et laisser faire. C'est pour lui un dilemme majeur.

Le Hezbollah quant à lui est plus puissant que le Hamas. L'Iran ne cesse de brandir la menace d'une attaque, mais ne souhaite pas qu'une guerre ouverte éclate. Si cela advenait, les Iraniens ne pourraient pas contrôler cette guerre. Ils n'en ont pas les capacités militaires et l'Iran pourrait subir des bombardements de la part d'Israël, ce qui provoquerait des bouleversements internes majeurs au moment où le pays est fragilisé par des divisions internes très fortes mises en évidence lors des émeutes qui ont suivi la mort de la jeune Mahsa Amini en 2022. L'Iran n'est plus en 1980 quand il existait une réelle unité nationale pour repousser l'invasion irakienne. À ce jour, les révoltes et grèves restent nombreuses dans le pays et les factions conservatrices au pouvoir depuis 2021 sont profondément divisées sur les moyens de sortir le pays de la crise politique, sociale, culturelle et économique qui ravage le pays. L'Iran ne peut pas gérer une guerre extérieure, mais il ne peut pas non plus ne rien dire et laisser faire. C'est pour lui un dilemme majeur. Cette situation peut finir en catastrophe car un incident peut toujours arriver.

Manon NEGRUS - Depuis la mort de la jeune Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, des manifestations se sont tenues partout dans le pays. Le gouvernement iranien n'a eu de cesse de réprimer violemment et emprisonner arbitrairement l'ensemble des manifestants. Depuis, de nombreux décès d'opposants politiques ont été recensés. Quel est l'état actuel du pays ?

La misère est considérable et provoque le désespoir plus que la révolte. Malgré un mécontentement quasi unanime, les Iraniens n'ont plus la force de manifester pour la liberté, faute d'alternative politique crédible et à cause de la répression policière.

B.H - La situation et le régime islamique d'Iran n'ont pas changé. La répression reste toujours le moyen le plus utilisé pour contrer les oppositions, mais même sur ce point les divisions sont fortes au sein du régime. Les nombreuses révoltes qui ont suivi la mort de Mahsa Amini ont été un échec majeur pour le régime incapable de trouver une réponse cohérente aux problèmes nombreux, profonds et complexes dont la question du foulard islamique n'était que le symbole. Certains opposants ont pensé naïvement que le régime allait tomber par l'opposition venue de l'étranger et un boycott international. Le gouvernement islamique s'est cependant rendu compte que les jeunes n'étaient pas seuls, il a eu peur et a pris conscience que la répression, malgré son caractère systématique et méthodique, ne suffirait pas à résoudre les problèmes. Aujourd'hui, on constate que les retraités manifestent, que les ouvriers sont souvent en grève de même que les enseignants, dont 60% sont des femmes. La crise du hejab a également montré que la société iranienne était, elle aussi, divisée et que les « élites » souvent tournées vers l'extérieur et les réseaux sociaux restaient coupées de la masse de la population et de la classe moyenne paupérisé. Les jeunes adultes instruits, diplômés, mais encore imprégnés de culture traditionnelle ne cessent de protester contre les incuries, les injustices et la corruption du régime islamique, mais ils sont écrasés par une crise économique d'une profondeur jamais égalée depuis quatre décennies. La misère est considérable et provoque le désespoir plus que la révolte. Malgré un mécontentement quasi unanime, les Iraniens n'ont plus la force de manifester pour la liberté, faute d'alternative politique crédible et à cause de la répression policière.

Les factions les plus radicales du gouvernement cherchent à contenir la demande sociale en proposant des lois plus répressives, tandis que d'autre factions pensent qu'il serait préférable de faire des concessions, mais les divisions sont telles au sein d'une classe politique au pouvoir depuis plus de quatre décennies qu'aucune décision n'est prise. Le projet de loi sur la « chasteté et le voile » proposé par le Parlement ne cesse de faire la navette entre les diverses institutions. Les « nouveaux conservateurs » proches du président du parlement Mohamad Bagher Qalibaf, craignent qu'une loi trop stricte sur le hijab, ne provoque à nouveau des révoltes qui pourraient finir par s'étendre et mettre en danger les pouvoirs en place.

Dans ce contexte de misère économique et politique, le gouvernement de Mohammad Raïssi cherche dans la politique internationale un moyen pour éviter les réformes. C'est donc la priorité à la survie de la République islamique en changeant de méthode en politique internationale. Inutile d'affronter l'Arabie et indirectement les États-Unis par des guerres via de multiples « proxies » en Syrie, au Liban, en Irak ou au Yémen en favorisant l'ouverture économique vers la Chine et en acceptant un partage du pouvoir régional grâce à une coexistence pacifique avec l'Arabie saoudite. Cela sans pour autant abandonner son identité, ou du moins son discours, islamique et révolutionnaire.

Manon NEGRUS - En 2018, le retrait américain de l'accord sur le nucléaire iranien a débouché sur une reprise du programme nucléaire par Téhéran. Depuis son arrivée au pouvoir, le nouveau président américain Joe Biden souhaitait revenir à cet accord en y introduisant cependant de nouvelles clauses. Cette condition a immédiatement été refusée par l'Iran qui entend conserver l'accord tel qu'il a été signé en 2015. Depuis la situation semble inextricable et l'Iran ne cesse de poursuivre son enrichissement d'uranium tout en développant un arsenal de missiles balistiques sophistiqués. Est-il encore envisageable de voir un nouvel accord entre les États-Unis et l'Iran ? Que peut-on craindre si aucun compromis n'est trouvé ?

On constate aujourd'hui que la question du nucléaire, pour importante qu'elle soit, n'était pas au cœur des vraies questions internationales.

B.H - Le 18 octobre 2023, les dispositions établies par la résolution 2231 du Conseil de sécurité des Nations unies, à la suite de l'Accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015 (JCPOA), pour contraindre le programme de missiles balistiques de l'Iran, sont arrivées à expiration. Désormais l'Iran n'a plus de contraintes juridiques pour développer son armement, mais ce changement intervient à contretemps car il était prévu que l'Iran restaure la confiance grâce à l'expansion des relations économiques avec les pays Européens, mais en se retirant unilatéralement du JCPOA le 8 mai 2018 Donald Trump a brisé le processus de « normalisation » de l'Iran. Le clergé conservateur a repris le pouvoir, les sanctions économiques américaines ont provoqué le départ des entreprises européennes et plongé l'Iran dans la crise économique. Le programme nucléaire iranien relancé place désormais l'Iran sur le « seuil nucléaire ».

Les nouvelles négociations avec l'administration démocrate de Joe Biden par l'entremise de l'Union européenne semblent sans issue faute de motivation. Malgré la menace qu'elle continue de représenter, la question nucléaire n'est plus d'actualité. On constate aujourd'hui que la question du nucléaire, pour importante qu'elle soit, n'était pas au cœur des vraies questions internationales. L'Iran et la région ont été déstabilisés par les guerres en Syrie, au Yémen, en Irak, en Afghanistan ou en Arménie, par les révoltes intérieures et aujourd'hui la crise palestinienne.

Une chose n'a pas changé : la volonté stratégique de l'Iran de s'affirmer comme une puissance régionale. Cela fait consensus en Iran, mais est-ce suffisant pour que le régime islamique clérical se maintienne au pouvoir ? Le retour dramatique de la question palestinienne bouleverse de façon imprévue toutes les stratégies, mais chez les Iraniens pour qui cette question suscite bien plus d'opposition que de soutien, la seule crainte est que ce drame ne retarde encore le retour à une vie normale.