Quel avenir pour la politique étrangère iranienne sous la présidence Raïssi ?
Maxime Berri, analyste et chargé de mission au sein de la Délégation Proche, Moyen-Orient & Afrique du Nord de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, s'est entretenu avec Thierry Kellner, chargé de cours au département de Science politique de l'Université Libre de Bruxelles (ULB).
Comment citer cet entretien :
Thierry Kellner, « Quel avenir pour la politique étrangère iranienne sous la présidence Raïssi ? », Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Août 2021. URL : cliquer ici
Le 18 juin 2021, après une élection marquée par une abstention record (48,8%) et par la disqualification de certains candidats concurrents sur décision du Conseil des gardiens de la Constitution, l'ultra-conservateur Ebrahim Raïssi est élu président de la République islamique d'Iran. Il succède au modéré Hassan Rohani qui s'était illustré par la conclusion de l'accord sur le nucléaire en 2015, et par une courte embellie de l'économie iranienne jusqu'au retrait unilatéral des États-Unis de l'accord en 2018.
Si l'homme de 60 ans - chef de l'Autorité judiciaire depuis 2019, considéré comme très proche de l'ayatollah Khamenei et pressenti à sa succession - aura à sa charge de redresser la situation socio-économique du pays, son élection pourrait également influer sur la politique étrangère iranienne : accord de Vienne, relations avec les États-Unis et Israël, politique régionale, autant de dossiers qui pourraient être bouleversés par cette nouvelle donne politique.
Maxime Berri - En 2015, le président H. Rohani avait favorisé l'ouverture de la République islamique d'Iran (RII) en signant l'accord de Vienne (JCPOA). En 2018, D. Trump fait voler l'accord en éclat, en retirant unilatéralement les États-Unis. L'arrivée de J. Biden au pouvoir début 2021 laisse entrevoir un retour des Américains dans le JCPOA. En Iran, l'ultraconservateur E. Raïssi, élu en juin 2021, a déjà affirmé qu'aucune concession ne serait faite aux États-Unis quant à l'accord. Son élection fait elle peser un risque sur un ravivement de l'accord de Vienne ?
Thierry Kellner - Le régime iranien a un intérêt à ce qu'une forme d'accord soit trouvée avec les États-Unis en ce qui concerne le nucléaire. C'est en effet une condition nécessaire pour relancer l'économie du pays qui est dans un état catastrophique à la suite de la politique de « pression maximale » adoptée par l'administration Trump après 2018. Relancer l'accord sur le nucléaire donnerait l'espoir d'une levée des sanctions, ce qui permettrait d'entrevoir à terme le retour des investisseurs dont l'économie iranienne a grand besoin pour sa relance et son développement.
Toutefois, Téhéran ne veut pas signer à n'importe quel prix. Là-dessus, Raïssi a été assez clair. Il a énoncé un certain nombre de lignes rouges.
Il a ainsi déjà déclaré qu'il ne rencontrera pas J. Biden, ce qui est déjà un positionnement assez clair de sa ligne sur la relation avec les États-Unis. Il a ensuite déclaré que si discussions et négociations il y avait sur le nucléaire iranien, cela s'arrêterait là. Il n'y aura pas de discussion sur le programme balistique iranien, ni sur le soutien de l'Iran aux milices chiites et à ses autres relais (« proxies ») un peu partout au Moyen-Orient. Or, pour l'administration Biden ce sont des questions extrêmement importantes.
Vu ses déclarations jusqu'ici, il semble que Raïssi s'inscrive dans la continuité de la politique de méfiance de Téhéran à l'égard des États-Unis. On reste sur cette ligne de fond d'une politique de « résistance » face à Washington, qui se traduit par sa déclaration sur le fait qu'il n'entendait pas rencontrer Joe Biden. Mais en même temps, il y a un pragmatisme nécessaire, puisqu'on voit bien qu'il est évidemment très intéressant pour l'Iran qu'il y ait une forme d'apaisement avec les États-Unis, et donc une relance de ce Plan d'Action Global Conjoint duquel s'était retiré D. Trump, avec cette ligne rouge qu'on reste uniquement sur la question du nucléaire.
M. B - Il n'y a pas qu'en Iran que le paysage politique évolue. En Israël, B. Netanyahou a été évincé aux dépens d'un gouvernement de coalition mené par N. Bennet et Y. Lapid, qui sont supposés être plus conciliants que leur prédécesseur. Leur accession au pouvoir avait laissé planer le doute sur un apaisement relatif des tensions entre l'Iran et Israël. L'élection d'un ultra-conservateur en Iran vient-elle remettre en cause cela ?
T. K - C'est difficile à dire. En Israël, il y a beaucoup de méfiance à l'égard de l'Iran et du pouvoir iranien. E. Raïssi n'a pas non plus un profil d'appeaser. C'est quelqu'un qui donne l'impression d'être très aligné sur le Guide, en défiance à l'égard de l'Occident, c'est-à-dire également et en particulier à l'égard d'Israël.
La seule inconnue est l'idée qu'E. Raïssi peut être quelqu'un de pragmatique.
Dans ce cadre-là, certains observateurs pensent qu'on pourrait être surpris par certains développements dans sa politique étrangère. Mais il faut rester prudent comme le montre l'attaque en mer d'Oman le 29 juillet d'un pétrolier géré par la société d'un milliardaire israélien. Ce serait la cinquième attaque contre un navire connecté à Israël et la mort de deux membres d'équipage est considérée comme une escalade significative. Tel Aviv a accusé Téhéran d'en être à l'origine. Début août, le ministre israélien de la Défense a en effet accusé directement le chef du Commandement des drones des Gardiens de la révolution iranienne d'en être l'instigateur. Le ton est donc monté entre les deux pays à la veille de l'entrée en fonction d'E. Raïssi. Un contexte qui n'incite guère à l'optimisme.
M. B - Dans sa première conférence de presse, E. Raïssi avait notamment annoncé qu'il était prêt à relancer les relations diplomatiques avec l'Arabie saoudite. Est-ce là le symbole de ce pragmatisme que vous décrivez ?
T. K - C'est en effet un message très intéressant car on est aussi face à une Arabie saoudite qui a l'air intéressée par cette relance des relations avec l'Iran. On a l'impression que l'Arabie Saoudite voudrait profiter d'une certaine ouverture d'E. Raïssi pour revenir à une situation plus apaisée avec l'Iran. De son côté aussi, la guerre au Yémen coûte chère et n'est pas forcément très populaire. On se souvient des attaques iraniennes aux drones qui ont montré à l'Arabie saoudite sa vulnérabilité. Les Saoudiens pourraient donc réfléchir au fait que la présence américaine n'est pas suffisante et que dans ce cadre-là ils n'ont pas d'autres choix que de trouver des formes de modus vivendi avec l'Iran.
Si on revient sur le problème de fond en Iran, il est clair qu'un environnement apaisé pourrait être extrêmement bénéfique pour relancer l'économie, ce qui est un des points principaux auquel le régime iranien est confronté et sur lequel il va devoir travailler.
C'est pour cette raison que selon certains observateurs on pourrait avoir des formes d'apaisements régionaux sur certains dossiers, tel que la reprise de langue avec les Saoudiens, mais aussi avec les Turcs. R. T. Erdoğan a d'ailleurs salué l'élection d'E. Raïssi, montrant que la Turquie aussi est prête à dialoguer avec le voisin iranien.
Il y a donc des cartes à jouer pour le régime iranien, surtout sur ces questions économiques qui sont considérées comme des priorités car une grande partie de la population iranienne s'est appauvrie et le mécontentement est latent, comme l'ont montré encore les manifestations de juillet dans la province du Khûzestan. Lors de l'élection d'E. Raïssi, un fort mécontentement s'est fait ressentir également puisque beaucoup d'Iraniens ne sont pas allés voter. L'élection a connu le plus fort taux d'abstention de l'histoire de la RII. Cela montre qu'il y a un décalage croissant entre le régime et sa propre population. Pour que l'économie iranienne redécolle, il est clair que l'apaisement sur les différents terrains du Moyen-Orient et avec le voisinage proche est extrêmement utile car tous ces engagements extérieurs sont coûteux pour l'Iran et impopulaires dans le pays.
M. B - D. Trump avait mis en place une politique de « pression maximale » sur l'Iran. J. Biden souhaite un retour à l'accord sur le nucléaire, ce qui pourrait améliorer la situation socio-économique du pays. Dans quelle mesure une embellie de l'économie iranienne pourrait ouvrir des perspectives d'apaisement avec les États-Unis ?
T. K - C'est difficile à dire car les mauvaises relations avec les États-Unis et l'anti-américanisme en général sont un fondement de la politique étrangère de la RII depuis son origine. Ce qui a été l'évènement fondateur de la révolution islamique, c'est la prise d'otages des diplomates de l'ambassade américaine à Téhéran. Depuis ce moment-là, il y a toujours eu ce côté antiaméricain dans la politique étrangère iranienne. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas des possibilités de rapprochement ou certains moments de pragmatisme. On l'a vu sur le terrain afghan face aux talibans en 2001 par exemple. Il y a bien un pragmatisme chez les décideurs de la RII mais cette question de l'antiaméricanisme reste quand même une question de fond. Le jour où la RII transformera cette relation-là, alors on pourra réellement parler de transformation complète du régime.
En tout cas, on ne voit pas très bien Ali Khamenei - et donc la République islamique -, qui a toujours été très méfiant à l'égard de l'Occident, changer son discours à 82 ans, à moins qu'il ne disparaisse. D'ailleurs c'est une possibilité qu'on ne peut pas écarter, dans la mesure où il n'est pas en très bonne santé d'après ce qu'on en sait. Là évidemment, toute une série de possibilités intéressantes se présentera puisque s'ouvrira la question de sa succession. Qui prendra la tête de la RII après lui ? C'est une question à laquelle on n'a pas de réponse à l'heure actuelle. Certains pensent que ce pourrait être E. Raïssi. En effet, il y a quelques indices qui laissent à penser qu'il y a eu des formes de mise en avant de sa personnalité par A. Khamenei mais il faut aussi tenir compte d'autres forces en présence - notamment les Gardiens -. D'autres personnalités - le fils d'Ali Khamenei par exemple - pourraient évidemment entrer dans la compétition.
Pour revenir à la relation entre l'Iran et les États-Unis, on devrait être loin des tensions qu'on a pu connaître avec M. Ahmadinejad ou lorsque D. Trump était à la présidence.
On devrait revenir à une politique assez proche de ce qu'on avait connu à la période B. Obama, avec la grande différence, qu'à la présidence iranienne on n'aura plus un « modéré » mais un conservateur.
Certains analystes pensent que c'est peut-être une occasion de mettre à plat les différends et de trouver une forme de compromis avec ces conservateurs qui contrôlent désormais tous les niveaux de pouvoir.
M. B - Ces dernières années la communauté internationale a vivement critiqué les relations de l'Iran avec un certain nombre de groupes/milices au Moyen-Orient. En 2019, en Irak il y a eu des manifestations contre l'influence iranienne. Au Liban également, des voix s'élèvent pour dénoncer cette influence. Face à ces critiques, l'administration Raïssi pourrait-elle modifier sa posture stratégique vis-à-vis de ces groupes ?
T. K - Sur ce dossier, il y a des choses qui vont dans les deux sens. Premièrement, E. Raïssi a dit clairement que dans les négociations avec les États-Unis, en dehors de la question purement nucléaire, il n'était pas du tout question de discuter de la question du programme balistique iranien ou de celle du soutien de la RII à différentes milices, groupes et relais. Cela nous montre qu'au stade actuel, l'Iran ne compte pas revoir sa politique sur ce point-là.
Ce soutien fait partie d'une vision stratégique. Le fait d'entretenir des relations avec ces groupes donne à l'Iran des cartes pour projeter son influence mais aussi pour peser sur ses voisins et bien sûr sur Israël.
Cette politique est présentée en Iran comme une forme de défense avancée du territoire iranien. D'autres y voient plutôt une forme d'expansionnisme et/ou de projection de la révolution islamique... Est-on dans des conditions pour que la RII revoie cette stratégie ? Si une forme d'apaisement se mettait en place dans les relations de l'Iran avec son voisinage du Golfe Persique et du Levant, pourquoi pas ? Mais au stade actuel on ne voit pas les prémices de l'abandon de cette stratégie.
Par ailleurs, les Gardiens de la Révolution ne seraient pas forcément d'accord parce que tous ces liens avec les milices, que ce soit en Irak, au Liban, etc., ce sont eux qui s'en sont chargés. La politique régionale de l'Iran est en fait menée par les Gardiens, il faut s'en souvenir. Là aussi, E. Raïssi va devoir prendre en compte leur opinion. Certes, on n'a plus Q. Soleimani qui a été éliminé par les Américains. De ce côté, il y a peut-être un affaiblissement des Gardiens qui pourrait permettre éventuellement d'avancer un peu sur ce dossier-là. Mais cela reste à démontrer.
Ce qui pourrait également pousser dans le sens d'une réduction voire d'un abandon de cette stratégie, c'est le fait que ces engagements à l'international, par le biais de ces milices, coûtent très cher à l'Iran et sont impopulaires dans le pays. Cependant, si on a une amélioration de la situation économique, la cherté de ces soutiens pourrait redevenir relative, ce qui ne va pas forcément dans le sens d'une révision de cette stratégie et d'une réduction de ces soutiens.
Il y a donc une série d'éléments qui sont tout à fait contradictoires. Pour le moment je ne vois pas de volonté de transformation radicale à court terme du soutien aux proxys.
Même si on sait bien que sur les terrains ce n'est pas si évident que ça. On l'a vu, en Irak, l'Iran doit compter avec le nationalisme irakien. L'Irak n'est pas un pays facile. Il ne l'a pas été pour les Américains, il ne l'est pas non plus pour les Iraniens. Pareil pour le terrain syrien. Il y a donc des difficultés, cela coûte cher et c'est impopulaire mais d'un autre côté cela fait partie de cette stratégie de défense avancée dont j'ai parlé, voire d'une stratégie d'empire si on considère qu'il s'agit d'une forme d'expansionnisme...