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Protéger ses créateurs, un enjeu géoéconomique

21/02/2023

Juliette Podglajen, responsable du département diplomatie culturelle et interculturalité de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Michel Vivant, agrégé des Facultés de droit, professeur émérite à l'École de Droit de Sciences Po Paris, consultant, spécialiste de la propriété intellectuelle. 


Comment citer cet entretien :

Michel Vivant (entretien avec Juliette Podglajen), « Protéger ses créateurs, un enjeu géoéconomique », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Février 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/proteger-ses-createurs-un-enjeu-geoeconomique/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega. Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs.


Les industries culturelles et créatives représentent près de 3% du PIB mondial. Parmi les principaux exportateurs de produits culturels, les États-Unis prennent particulièrement à cœur de protéger leurs créateurs. L'Office of International Intellectual Property Enforcement met ainsi en place des programmes diplomatiques visant à souligner l'importance du droit de la propriété intellectuelle sur la scène mondiale.

Derrière les termes juridiques se trouve l'enjeu économique lié à toute création, que celle-ci soit une œuvre artistique mais également une invention ou un logo. Comprendre l'évolution du droit de la propriété intellectuelle et les politiques juridiques extérieures des États dans ce domaine permet d'appréhender les rapports de force au sein du jeu de l'innovation et de la création à l'échelle mondiale.

www.pixabey.com
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Juliette Podglajen - La propriété intellectuelle a commencé à occuper une position saillante sur la scène internationale à partir des années 1980, notamment dans les négociations sur la création de l'Organisation mondiale du commerce. Comment cette question est-elle venue à prendre de l'importance ?

Michel Vivant - Il me semble que c'est bien simplement une prise de conscience des pays développés dont l'économie, très largement tertiaire, est bâtie sur l'innovation. Or la propriété intellectuelle, selon une formule que j'affectionne, en est le « bras armé ». Le rapport Lévy - Jouyet sur « L'économie de l'immatériel », significativement sous-titré « La croissance de demain », présenté en 2007, en est une bonne illustration pour la France. Cependant la prise de conscience est générale et c'est ce qui a incité les États-Unis à placer les droits de propriété intellectuelle au cœur de la scène internationale en poussant à l'adoption d'un instrument international « dédié » : ce qui allait devenir sous l'égide de l'OMC les TRIPs (Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights) ou ADPIC (Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) selon l'acronyme français.

J.P - D'après le département d'État des États-Unis, la propriété intellectuelle est « l'élément vital de l'économie américaine », reflet de l'imagination du pays. Pourquoi protéger le droit de la propriété intellectuelle aux niveaux national et international ? Quels secteurs de l'économie sont les plus concernés ?

M.V - Tous les États développés font la même analyse.

Pourquoi protéger le droit de la propriété intellectuelle ? Au niveau national ou régional (songeons par exemple à l'Union européenne), la propriété intellectuelle est largement pensée comme un outil d'incitation à la création : à l'innovation donc. L'idée est que les créateurs - les innovateurs - pourraient être découragés et ainsi dissuadés de créer s'il était possible à quiconque de venir moissonner dans un champ qu'il n'a pas semé (pour reprendre une image qu'on trouve souvent dans la doctrine américaine). Les biens immatériels sont par nature « non excluables », à savoir des biens dont on ne peut exclure aucun usager potentiel (l'exploitation d'une idée n'empêche pas un tiers de l'exploiter, l'audition d'une musique n'empêche pas un tiers de l'écouter...). La propriété intellectuelle va, pour un temps limité, réserver le bénéfice exclusif de tels biens à ceux qui les ont produits. Ou plus justement va faire en sorte que les innovateurs soient à même d'en tirer profit pour autant que l'innovation en cause rencontre un marché. Cela signifie qu'au moins dans l'idéal la propriété intellectuelle (la réalité de terrain peut être fort différente) est un parfait instrument pour rémunérer les innovateurs et organiser le marché, mais aussi qu'elle est fortement corrélée à l'état économique et culturel d'une société donnée.

Cela étant, dans une économie mondialisée, une approche « localiste » n'est plus vraiment possible et c'est très naturellement que l'appréhension de la propriété intellectuelle a basculé pour devenir internationale. L'emprise d'une marque, du moins d'une marque d'une certaine importance, n'est jamais limitée à un territoire donné.

Tout cela conduit à l'observation selon laquelle tous les secteurs de l'économie sont concernés : les biotech le seront par le brevet, la distribution par les marques, l'industrie cinématographique et les jeux vidéo par le droit d'auteur, etc. Même les « mondes virtuels » n'échappent pas à l'emprise de la propriété intellectuelle. Reste que la pertinence de celle-ci dépendra de nombreuses données factuelles : l'enseigne qui permet à un petit commerce de s'identifier dans son quartier n'a pas grand-chose à voir avec la marque Coca-Cola ! Ceci fait aussi que, malgré l'internationalisation de la matière, le jeu de la propriété intellectuelle n'est pas le même d'un pays ou d'une région de la planète à l'autre. Ainsi on peut identifier une « guerre des brevets » entre les États-Unis et l'Europe et désormais de plus en plus aussi avec la Chine ou l'Inde, mais le brevet est d'un médiocre intérêt en Afrique où la recherche-développement est faible et le marché pas toujours au rendez-vous.

J.P - Une partie de plus en plus importante de la création et de l'innovation se concentre sur l'espace numérique, par exemple avec de nouvelles technologies comme les NFTs ou le développement des plateformes de streaming. La question du vol de la propriété intellectuelle et du piratage devient alors primordiale pour les acteurs économiques qui dépendent de ces évolutions. Comment le droit de la propriété intellectuelle s'adapte-t-il au passage à une société numérique ?

M.V - La question du piratage (de la contrefaçon dans un vocabulaire plus juridique) et la propriété intellectuelle sont consubstantielles. La question de la lutte contre celui-ci est fondamentale pour assurer aux innovateurs le bénéfice de leur innovation selon le mécanisme que j'ai rappelé plus haut et l'a toujours été.

À cet égard, le numérique a essentiellement facilité ce « piratage » - et bien sûr tout particulièrement dans le secteur qui est celui du droit d'auteur ou de son cousin le copyright (une musique, une œuvre vidéo, un écrit peuvent, en effet, se dupliquer en quelques secondes et, qui plus est, à l'identique). En outre, celui-ci a permis la réalisation des réseaux précisément numériques qui ont fait tomber les frontières (la même œuvre est consultable à Paris, à Londres ou à Washington) sans que la mondialisation - qui ne signifie pas uniformisation des droits - évoquée plus haut ne réponde à cette situation. Il y a bien un pré- et un post-numérique.

Ce pourquoi le droit a bien tenté de s'adapter mais chaque droit national ou régional dans sa sphère. L'Union européenne a ainsi adopté certaines règles par exemple dans la définition des exceptions qui peuvent être opposées au droit d'auteur et tout spécialement en fixant des règles tendant à établir de manière originale la responsabilité de ceux qu'on dénomme intermédiaires techniques, comme les fournisseurs d'accès ou les fournisseurs d'hébergement. 

Mon sentiment personnel est toutefois que nous sommes, en Europe comme ailleurs, plutôt dans une logique de bricolage que dans l'élaboration d'une véritable réflexion de fond.

J.P - L'Office of International Intellectual Property Enforcement aux États-Unis est un exemple d'administration cherchant à influencer l'arène internationale pour promouvoir l'application du droit de la propriété intellectuelle et mettre en avant le régime américain. Quelles sont les stratégies juridiques mises en place par les États pour défendre leurs intérêts ?

M.V - Je ne saurais dire quelles sont les stratégies des différents États de la planète. La vérité est que seuls quelques-uns sont actifs sur la scène internationale. Ainsi jusqu'à présent celle-ci a été très largement dominée par les États-Unis et dans une moindre mesure l'Union européenne. Il s'est agi essentiellement de tenter d'imposer un modèle. Ce qui, à une certaine époque, ne présentait pas de difficultés majeures pour un État qui avait une solide armature économique et juridique. Il est tout à fait remarquable que les accords TRIPs reflètent de bout en bout une « philosophie » américaine mais que, sur le chapitre du brevet, les deux volets, étasunien et européen, coexistent.

Sinon, dans le contexte européen, c'est l'Union qui a un rôle moteur mais, ici aussi, on retrouve ce même phénomène selon lequel il y a quelques acteurs majeurs qui font entendre leur voix dans les travaux menés : il est clair que l'Allemagne ou la France, et hier le Royaume-Uni sont plus actifs que Malte ou la Roumanie.

J.P - Créée en 1967, l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) regroupe 193 membres. Elle cherche à « promouvoir l'élaboration d'un système international de propriété intellectuelle équilibré et efficace qui favorise l'innovation et la créativité dans l'intérêt de la société ». Quels sont les enjeux à l'élaboration d'un système international ?

M.V - Dans une économie globalisée et en présence de phénomènes transfrontières, il est indispensable d'avoir une approche juridique du même type. Ne serait-ce que pour éviter le phénomène du « free rider », du « passager clandestin » dans la terminologie française, qui profite indûment du système sans en jouer le jeu pour autant qu'il peut, lui, rester extérieur.

Cela dit, comme je l'ai noté plus haut, la propriété intellectuelle n'a pas le même intérêt à Beijing, Paris ou Yaoundé. Aussi le grand défi est de réaliser ce système « équilibré et efficace » dont vous faites état. 

C'est là, me semble-t-il, qu'il serait important, essentiel même, de se livrer à une réflexion de fond en s'interrogeant sur les finalités non pas qui seraient en soi celles des propriétés intellectuelles mais sur les finalités que nous voulons assigner à ces propriétés. Tâche considérable, j'en conviens !

Pourtant certains textes internationaux comme certaines dispositions des TRIPs évoqués plus haut le suggèrent selon moi. Néanmoins il ne faut pas se leurrer. La propriété intellectuelle n'est qu'un instrument, certes essentiel mais qui ne prend tout son sens que dans un contexte géopolitique plus large. Or, dans ce contexte, quelles convergences peut-on attendre de Beijing, Paris ou Yaoundé ? Et quid si on ajoute Washington, Buenos-Aires ou... Moscou ?