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Les relations entre les États-Unis et la Russie : retour sur les trois dernières décennies

15/02/2022

Par Oleg Kobtzeff, professeur associé à l'Université américaine de Paris


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Oleg Kobtzeff, Les relations entre les États-Unis et la Russie : retour sur les trois dernières décennies, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, le 15 février 2022


« Nous sommes à un moment extrêmement dangereux aujourd'hui. Jamais les relations entre la Russie et les États-Unis n'ont été à ce niveau », déclarait le 27 septembre 2018 le journaliste russo-américain Vladimir Pozner à un public venu l'écouter à l'université de Yale. Il était assez inquiétant d'entendre cet ancien agent d'influence soviétique, rusé et hautement intelligent, autrefois affichant toujours une force tranquille lorsqu'il communiquait une image globalement positive de Moscou, devenu méfiant vis-à-vis de Poutine et s'inquiéter de cette façon : « Pendant les pires moments de la guerre froide, quand je vivais en Union soviétique les Russes étaient anti-Maison Blanche, anti-Wall Street, mais pas anti-Amérique (...). Aujourd'hui, c'est différent. Aujourd'hui, on est anti-américain au niveau des racines les plus profondes de la société et il y a des raisons pour cela. » [1]

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L'URSS s'est-elle effondrée par la faute des États-Unis ? Un mythe américain triomphaliste et un mythe russe victimaire aussi dangereux l'un que l'autre

Les États-Unis comme acteurs principaux de l'effondrement de l'URSS est une théorie complotiste très populaire aujourd'hui parmi les Russes. La question est cependant légitime pour plusieurs raisons.

Ronald Reagan était en effet prêt à investir des sommes colossales dans la SDI (Strategic Defense Initiative - initiative de défense stratégique, popularisée par la presse sous le nom de « Guerre des Étoiles »). Les cartes dont jouissaient la Maison-Blanche et le Pentagone dans l'ultime partie de poker de la guerre froide était le soutien de l'opinion publique américaine qui, humiliée par le recul des États-Unis sur tous les fronts de la guerre froide et en pleine récession avait porté au pouvoir un faucon républicain qui promettait depuis des années qu'il défierait l'URSS. La même opinion publique aurait-elle été prête ensuite à payer les impôts nécessaires pour mettre en place la SDI ? Gorbatchev (prononcer Gorbatchiov) n'avait plus les moyens de vérifier si la SDI n'était qu'un bluff. En effet, l'économie soviétique était en faillite et le Kremlin n'aurait jamais pu suivre avec un programme spatial pouvant contrer le projet de Reagan. C'était d'ailleurs en grande partie le programme spatial soviétique qui avait saigné à blanc le budget de l'URSS. La seule solution était d'apaiser les Américains en faisant des concessions d'ampleur historique. Mais comme Nicolas I, Gorbatchiov apprit à ses dépens que lorsqu'il faut réformer un régime dans l'urgence, c'est qu'on commence déjà à être dépassé par les évènements. La « Guerre des Étoiles » a certainement joué un rôle accélérateur dans la précipitation de ces évènements.

Bien que très peu d'experts eussent osé l'exercice (André Amalrik, Hélène Carrère d'Encausse et quelques très rares autres exceptions), prédire la chute du régime soviétique n'était pourtant pas si difficile en inventoriant ses faiblesses dès la fin des années 1970 (Amalrik le fit des années plus tôt) : érosion ou effondrement des infrastructures et de l'environnement (Tchernobyl n'était que la partie émergée de l'iceberg), culture du secret et de la falsification des statistiques bloquant toute remontée de l'information permettant aux autorités de gérer le pays, dégradation des conditions de vie dans les années 1980, anomie (message idéaliste du système éducatif, des médias et de la propagande omniprésente contre la réalité quotidienne : nécessité du système D, de jouer le jeu des intrigues entre cliques de fonctionnaires rivaux, et de s'approvisionner au marché noir), et enfin, une inflation galopante due aux insuffisances grandissantes de la production industrielle qui avait, après la guerre, créé un marché de consommateurs mais devant à présent suivre une demande en hausse constante d'une population grandissante et de moins en moins habituée aux pénuries d'avant-guerre. Le tout combiné au vieillissement extrême des cadres, le blocage de l'avancement pour les fonctionnaires talentueux (à cause de la gérontocratie et d'une « dictature des médiocres » éliminant la méritocratie au profit du favoritisme). La nécessité pressante de s'adapter aux nouvelle structures et technologies d'une mondialisation en marche menait inexorablement à une crise dramatique ; rappelons-nous qu'à l'époque où il fallait envisager la gestion d'internet si on voulait que son pays puisse survivre au passage au XXIe siècle, Ceaușescu, lui, prit la décision de faire interdire les photocopieuses en Roumanie.

Les Américains et le camp de l'Occident n'ont donc eu que peu d'influence dans la chute des régimes marxistes-léninistes d'Europe et ce malgré quelques efforts réels lors de coup d'État ou de guerres régionales par procuration et malgré des réussites comme par exemple le ralliement des médias, y compris souvent de gauche, aux grandes figures de la dissidence et à leurs œuvres devenues des classiques dans le monde entier, ou à des mouvements comme Solidarité. 

Cela ne suffit pas à démontrer la croyance, aujourd'hui très populaire en Russie, que les États-Unis eussent été les artisans principaux de l'effondrement de l'URSS. Il s'agit d'un complotisme qui exprime une ostalgie d'une génération de privilégiés n'ayant su s'adapter aux conditions du XXIe siècle, mais surtout c'est la réaction normale - comme le mythe du coup de couteau dans le dos chez les Allemands des années 1920 - d'une majorité d'anciens Soviétiques qui ont tout perdu lors des années de capitalisme prédateur, violent et anarchique des années 1990. Les jeunes générations elles, qui tentent de survivre honnêtement, dans un monde injuste dominé par les oligarques croit à ce mythe d'une société soviétique trahie, qu'ils ne connaissent que par les récits idéalisés de leurs parents - les perdants de la grande transition de l'époque de Eltsine - et par ce magnifique cinéma soviétique dont il ne perçoivent pas les messages critiques trop rares et trop allusifs.

Répétons-le : le rôle de l'Occident dans l'effondrement de l'URSS fut mineur. La faute en incombe essentiellement aux dirigeants soviétiques qui - contrairement aux communistes Chinois qui avaient su amorcer leur dérapage contrôlé dès la mort de Mao, soit une décennie avant la Perestroïka garantissant ainsi la survie de leur régime par son évolution (quitte à réinstaurer plus tard, mais très progressivement, une forme subtile de totalitarisme). Mais bien avant le complotisme des Russes de 2022 nostalgiques de l'URSS, ce sont les Américains qui ont cru à l'illusion qu'ils avaient gagné la guerre froide par leurs efforts et leur supériorité.

Il s'en suivit à Washington une dangereuse autosatisfaction. Comme l'explique très bien l'universitaire John Mearsheimer de l'Université de Chicago (qu'on ne peut guère soupçonner de russophilie après qu'il eut exhorté les autorités américaines à empêcher l'Ukraine de céder son arsenal nucléaire à la Russie lors de l'indépendance) les instances dirigeantes des États-Unis en s'imaginant les vainqueurs de la guerre froide se sont crues non seulement la seule cause de la chute de l'URSS mais investies en plus d'une mission providentielle à instaurer le rêve libéral à l'échelle de la planète [2]. Ils oublièrent d'abord que ce sont les Soviétiques eux-mêmes, y compris les Russes descendus dans les rues par millions en août 1991 et des millions encore de soldats de l'Armée Rouge refusant de faire ce qu'ils avaient fait en Hongrie en 1956 et en Tchécoslovaquie en 1968, qui mirent fin « avec les forces de la nation toute entière » à leur régime sans presque aucun coup de feu. Les Américains ou leurs dirigeants semblent l'avoir complètement effacé de leur mémoire en présentant presque aussitôt la Russie de Eltsine comme une menace qui planait encore sur le monde libre. Dès 1991, les stratèges américains de la guerre froide devant vite justifier leur emploi ainsi que d'autres membres des élites de New York ou Washington, entrevirent soudain l'opportunité de devenir un nouvel hégémon unipolaire mais bienfaiteur à la fois, investi d'une responsabilité historique pour amener le monde à la démocratie, à la coopération internationale et au marché libre mondialisé. Cela se manifesta par la manière fulgurante dont George H. Bush passa de la Realpolitik à sa doctrine du « nouvel ordre mondial » exprimée dans de nombreux discours dès 1990. La dimension religieuse de ce changement de doctrine n'est pas à négliger quand on pense à tous les idéologues au sein du parti républicain qui avaient réussi à convertir en électeurs républicains tout un électorat blanc du Sud, de tradition démocrate mais avant tout protestante intégriste. Cela peut également faire songer à ce que pensait de la culture politique et économique des États-Unis il y a plus d'un siècle Max Weber pour qui le calvinisme était un des fondements de la société américaine, un calvinisme dont la doctrine de la prédestination validait toute réussite dans quelque domaine individuel mais aussi national. Les efforts individuels vers le Salut n'étant rien et la grâce étant tout, la réussite est une manifestation du choix gratuit de Dieu vis-à-vis de quelques créatures choisies. Ainsi dans l'idéologie américaine, le salut de l'âme se confond avec la réussite sur terre. De fait la réussite est l'accomplissement d'un destin (d'où l'idéologie également du « manifeste Destiny » du XIXe siècle). Pour la droite américaine protestante, avoir « gagné la guerre froide » est donc une manifestation de la Providence et par conséquent, toute critique de cette prédestination s'apparente (consciemment ou non) à un blasphème. Pour la gauche de Clinton ou d'Obama, cette idéologie se traduisait en une version laïque. En politique étrangère à l'époque de Madeleine Albright, cela se manifestait lorsque toute critique de la mission d'hégémon américain libéral bienveillant était perçue comme une attaque contre les principes de la démocratie, des droits de l'homme et la prospérité à venir. Exit le réalisme d'un Kissinger dont les manœuvres de joueur de Monopoly pouvaient concilier, autour d'une idée d'équilibre des pouvoirs, des adversaires pourtant aussi impitoyables que Nixon et Brejnev. L'incommunicabilité entre le Kremlin et Washington vient essentiellement de ce que cela n'est plus : les dirigeants américains (contrairement aux Molotov, Brejnev ou Gromyko qui ne croyaient plus en l'efficacité de la Realpolitik qu'à leur propre idéologie officielle) se sont mis à croire en toute sincérité à leur idéologie messianique libérale. Ils croyaient sérieusement que leurs efforts, y compris militaires, seraient réellement « la der des der » qui mènerait à « la fin de l'histoire » selon l'expression marxiste et le titre d'un célèbre article d'un des idéologues typiques de l'époque, Francis Fukuyama. Pour les élites plus traditionnelles, sceptiques de cette idéologie hybride mélangeant le messianisme religieux de la moral majority et le trotskysme dénaturé de nombre d'ex-gauchistes passés à droite [3], l'universitaire Samuel Huntington offrait une autre lecture du monde, celle plus traditionnelle d'un affrontement ancestral et fatal divisant (entre autres) l'Occident et l'Est orthodoxe : « le choc des civilisations ». Les dirigeants russes, tous formés à l'école de la Realpolitik à la fois de Sun Tsu, Bismarck, et Molotov-Gromyko (admirant également de Gaulle) constataient progressivement qu'ils ne pouvaient plus se faire comprendre de la diplomatie américaine devenue encore plus idéocratique que ne l'était le Kremlin des années 1970. Si les nouveaux diplomates russes n'adhéraient pas à la vision du « nouvel ordre mondial » aucune défense des intérêts de leur pays n'avaient de valeur. Au contraire, la moindre revendication portant sur les intérêts géostratégiques les plus élémentaires devenait suspecte comme si l'on voulait restaurer « l'empire du mal ». Kissinger continue d'ailleurs, depuis ces trente dernières années et à ce jour à publier dans les grands quotidiens américains des commentaires critiques à l'égard de cette manière manichéenne et moralisatrice d'aborder les affaires post-soviétiques ; on n'y prête guère plus d'attention qu'aux racontars d'un has been.

D'où les contradictions de la politique américaine à l'époque de Eltsine. On ne vit de lui que des caricatures : pitre aviné risible ou au contraire un « tsar » qui allait dans un accès de rage alcoolisée appuyer sur le bouton. Au pitre, par exemple, on pardonna bien trop facilement le coup d'État armé qu'il exerça contre son propre parlement comme s'il s'agissait d'une bêtise de jeunesse qui ne l'empêcherait pas d'évoluer vers la démocratie. De même, pour ne pas embarrasser le pitre sympathique, allié potentiel du marché libre, on manqua complètement de fermeté lors des premiers signes de crimes de guerre en Yougoslavie, État ami de la Russie. En revanche, Washington effectua une volte-face dès que la Russie exprima ses doutes quant à l'éclatement de la Yougoslavie. Si tout territoire d'un État souverain revendiquant son indépendance était instantanément et sans le moindre débat soutenu par les États Unis, la plupart des membres de l'Union européenne et même le pape (l'Espagne n'étant qu'une très rare exception) comme ce fut le cas pour la Croatie et la Slovénie, était-il absurde d'imaginer qu'un jour on exige un démembrement de la Fédération Russe ? Mais dès que les dirigeants et les médias russes posèrent cette question, on opposa au « tsar » l'idée que la Russie restait une menace et que l'OTAN devait s'élargir. Et on n'hésita pas à l'élargir parce qu'après tout, en y pensant bien... Eltsine n'était qu'un pitre. En effet, le Kremlin ne fit que protester le plan d'élargissement de l'OTAN à tous ses anciens alliés, plan réalisé en 1999 puis en 2004 (déjà sous Poutine) lorsque devinrent membres les trois pays baltes qui firent partie de l'Empire russe et de l'URSS pendant des décennies. Mais pour Washington, cela ne méritait pas de débat puisque les États-Unis étaient le camp du bien et que toute discussion de son hégémonie bienveillante était par définition suspecte.

Mais alors, la seule leçon que pouvaient retenir les Russes était que leur période de libéralisme des années 1990 et leur attitude assez modérée face au démembrement de la Yougoslavie et à l'élargissement de l'OTAN seraient pris pour de la faiblesse et qu'on leur exigerait toujours plus. Puis vint Poutine. D'abord conciliant (il espérait encore trouver un rapport équilibré avec l'Occident) [i], il changea de ton, traça une ligne rouge et attaqua la Géorgie parce que l'OTAN franchit cette ligne rouge. Il avait déjà violemment soumis les rebelles Tchétchènes. Alors les russophobes crièrent sur les toits que toutes leurs théories étaient validées. Un cas d'école de prophétie auto-réalisatrice.

La Russie ne fait plus rêver la classe ouvrière comme le faisait l'URSS

Cela dit, quelle est la contribution particulière de la Russie à la paix et la stabilité de la planète ? Autrement dit, la Russie a-t-elle à offrir quoi que ce soit au monde en 2022 ? On peut en douter.

Pour commencer, quel idéal ou quel projet de société peut légitimer le rôle d'acteur mondial, d'arbitre et de grande puissance que le pouvoir russe regrette de ne plus jouer et qui pourrait affecter, en dehors des frontières de la Russie la vie de milliards de personnes qui pour le moment ne doivent rien de particulier à ce pays ?

Autrefois, les États-Unis et l'URSS s'affrontaient en se faisant les champions de causes qui pouvaient paraître nobles, presque exaltantes. Les premiers représentaient un idéal fondé sur les droits de l'homme et la démocratie (certes jamais entièrement réalisé mais faisant des progrès à mesure que les Américains se débarrassaient d'abord de l'esclavage, puis des discriminations raciales institutionnelles, puis du maccarthysme, puis de la guerre du Vietnam) et garantissaient un ensemble de libertés civiques exemplaires et un niveau de vie qui pouvaient faire l'envie de nombre de populations croupissant sous une dictature. Face à cette concurrence, l'Union soviétique, elle, proposait un modèle de société socialiste qui sut inspirer des milliards d'individus exploités dans les mines et les usines, écrasés par le colonialisme ou le néo-colonialisme ou meurtris par des juntes et des monarchies sanguinaires. Si la situation des droits civils était atroce en URSS (les damnés de la terre qui y voyaient une force libératrice refusaient de se l'admettre), l'internationalisme, l'antiracisme, l'anticolonialisme, le féminisme, la dévotion à la science, à la culture et à l'éducation étaient des valeurs aussi importantes aux yeux du monde que la liberté de la presse, la liberté d'entreprendre et la pluralité des partis proposée par l'Amérique. Si ce n'étaient que des hochets et rien de plus que des habillages idéologiques justifiant le pouvoir de nombre de dirigeants du Kremlin, pour d'autres qui n'étaient peut-être pas une majorité mais constituaient un nombre suffisant pour faire tourner le pays et le maintenir à un niveau de puissance mondiale, c'est-à-dire des centaines de milliers de fonctionnaires et de dirigeants locaux petits et moyens, voire haut placés (à l'exemple d'Alexandre Dubcek, de Gorbatchiov et du jeune Eltsine) encore sincères, encore idéalistes et même parfois incorruptibles, les valeurs socialistes étaient la motivation principale d'un dévouement au régime et la raison pour être fière de son pays. Ces idéaux socialistes se concrétisaient dans le bloc de l'Est par des avantages sociaux et économiques : un système éducatif aux résultats plus qu'impressionnants, des réalisations scientifiques au retentissement mondial, une politique culturelle et sportive faisant l'envie de tous les artistes et clubs de sport du monde entier, le logement, le chauffage, l'électricité, l'eau, le téléphone, l'assistance médicale, les colonies de vacances, et un bon système de transport public presque gratuit et surtout la garantie de l'emploi. Et si le Goulag et le système du parti unique pouvaient semer des doutes dans les esprits la classe ouvrière locale et mondiale, on pouvait encore croire au modèle socialiste en espérant qu'advienne un autre Imre Nagy (le grand réformateur de la Hongrie de 1956, mort pour sa vision) ou un autre printemps de Prague. C'est l'espoir que fit surgir Gorbatchiov et qui explique sa popularité à l'étranger. En URSS il était cependant trop tard car on avait déjà perdu la foi en l'avenir. Après l'échec de la Perestroïka, tous les idéaux et les avantages sociaux furent balayés dans les premiers mois d'un régime parmi les plus corrompus et inefficaces du monde industrialisé. Devenus libres de s'exprimer, de lire tout ce dont ils avaient envie, de voter et de manifester, de consommer et d'entreprendre (mais à leurs grands risques et périls), des millions de simples citoyens ayant perdu tous leurs acquis sociaux et la sécurité de l'emploi devaient soudain apprendre à subsister dans un monde défini par une inflation débridée, le pillage organisé que furent les privatisations, une criminalité galopante et anarchique et la lutte quotidienne pour la survie économique. Leur dignité et même leur sécurité physique envolées, il ne restait guère de solutions que de se ruer vers des concerts rocks, les tripots ou les églises pour des millions de perdants du changement radical de société. La Russie de Eltsine n'offrait en rien un modèle de société acceptable pour ses propres citoyens. Ne parlons même pas d'un modèle de société ou d'idéologie exportables.

Survint Poutine dont la popularité initiale reposa sur les prix avantageux du gaz et du baril de pétrole et le rétablissement de l'ordre. Cet ordre relatif se fit en remplaçant la mêlée chaotique entre bandes criminelles désorganisées, parasites sociaux petits et grands (dont quelques multinationales étrangères prédatrices), caïds politiques régionaux et oligarques géants aux ambitions démesurées, par un contrat social conclu avec quelques puissantes familles d'oligarques cherchant la stabilité, sachant négocier raisonnablement et acceptant un équilibre des pouvoirs arbitré par un État fort soutenu par les siloviki, c'est-à-dire les forces de sécurité du pays et une grande partie de l'institution militaire excédée de devoir rester patiente face à la dégradation du niveau de vie et des conditions de travail de ses soldats de métier et à l'affaiblissement intérieur et extérieur du pays. La société civile, encore fragile et immature, ne fut pas incluse dans ce contrat social. Cet équilibre des pouvoirs entre l'État russe et les puissants de son monde fut sans doute bénéfique (à court terme) pour stabiliser les rapports sociaux et l'économie, mais il n'est en rien un projet de société et encore moins un idéal qui puisse mobiliser les populations en Russie ou dans le reste du monde.

De plus, quelle idéologie pourrait légitimer cette structure de l'État poutinien ? Plusieurs formules ont été essayées résultant en un mélange hybride et incohérent de réhabilitation du tsarisme, de promotion de l'Église orthodoxe (plutôt dans ses aspects ritualistes et moralisateurs que théologiques, philosophiques ou humanistes) et surtout de nostalgie de la grandeur passée de l'URSS. Or, cette lamentation sur la patrie soviétique perdue - une des plus grandes catastrophes du XXe siècle selon Poutine - ne peut en rien intéresser des personnes en dehors de la Russie puisque cette représentation de grandeur stalinienne ou brejnévienne ne se réfère plus à aucun des idéaux du socialisme ni aux acquis sociaux de la population de l'URSS, celles qui faisaient rêver les membres de la CGT ou de l'Association France-URSS promenés à Moscou et Leningrad dans les autocars de l'agence Intourist. Seul un thème est exalté et ressassé : la grandeur militaire ; le culte des héros de la « Grande Guerre Patriotique de 1941-1945 » remplissant une fonction quasi-religieuse. 

Pour certains Russes, et il n'est pas sûr qu'il s'agisse d'une minorité, geindre constamment sur l'affaiblissement géopolitique de la Russie coupée des quatorze autres républiques et constamment tout mettre sur le dos des Américains n'est pas un discours exaltant même si on y adhère. Cette attitude de victime projette en fait un message de faiblesse. 

En revanche, ce même discours est suffisamment politique et populiste pour inquiéter à l'étranger, surtout si c'est le discours tenu par le gouvernement et les médias, parce qu'il rappelle soit le discours victimaire des dirigeants d'Israël préparant un acte agressif ou pire, les premiers discours de Milosevic au moment de son avènement ou encore, le mythe du couteau dans le dos qui a exacerbé les frustrations de tant d'Allemands dans les années 1920 et 1930.

Les errements idéologiques de l'État russe n'ont donc absolument rien à proposer au monde d'aujourd'hui sinon une illusion de revanche sur le sort pour ses propres ressortissants. Pour les habitants d'autres pays mais uniquement pour les déçus de la démocratie, le Kremlin d'aujourd'hui peut séduire par un modèle de régime autoritaire, une critique des États occidentaux (parfois légitime) mélangeant vieux thèmes gauchistes, quelques thèmes de droite (l'émigration, les droits LGBTQ) et quelques théories du complot. Mais encore une fois, ce n'est ni idéal ni un projet de société. Aucun effort même de séduction des foules étrangères comme du temps de l'URSS. Par exemple, si l'on connaît ne serait-ce qu'un peu l'industrie touristique russe de notre époque, il est frappant de constater à quel point l'effort du Kremlin ou des oligarques locaux est faible dans ce domaine. « Ce n'est pas une priorité » selon une source diplomatique russe des plus compétente. C'est que selon la Realpolitik (une des rares survivances authentiques de la culture politique de l'ancien régime), et c'est là souvent sa limite, il vaut mieux être craint que d'être aimé. Alors on craint la Russie. Puis on devient russophobe et on veut faire partie de l'OTAN. Rajoutons à cela les arrestations de dissidents pacifiques traités de terroristes, les journaux indépendants qui disparaissent les uns après les autres et le soutien inconditionnel à un Bachar al-Assad et on comprend comment le pouvoir russe a perdu tout son capital de sympathie à l'étranger.


[1] "Vladimir Pozner: How the United States Created Vladimir Putin", Vidéo, Youtube, 2 Octobre 2018, URL https://www.youtube.com/watch?v=8X7Ng75e5gQ

[2] Cf. John J. Mearsheimer. "Bound to Fail: The Rise and Fall of the Liberal International Order". International Security, Vol. 43, No. 4 (Spring 2019), pp. 7-50 et John J. Mearsheimer. "Why the Ukraine Crisis Is the West's Fault. The Liberal Delusions That Provoked Putin". Foreign Affairs, Vol. 93, No. 5 , September/October 2014, pp. 77-84, 85-89.

[3] Voir William F. King. "Neoconservatives and Trotskyism". American Communist History, Vol. 3, No. 2, 2004, pp. 247-266.

[i] Même un ardent critique de Poutine comme Michel Elchaninoff le dit dans son ouvrage Dans la tête de Poutine, Arles, Paris : Actes Sud, 2015.