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La protection de la biodiversité : Entre stratégie politique et intérêts économiques, quelle place pour le droit international ?

15/02/2023

Salomé Lallée, responsable du département droit international et justice internationale de l'Institut d'études de géopolitique appliquée et Dorsaf Danezli, analyste au sein du département, se sont entretenues avec Sandrine Maljean-Dubois, directrice de recherche au CNRS et enseignant à l'Université d'Aix-Marseille. Ses activités de recherche et d'enseignement portent sur le droit international de l'environnement. Elle a co-dirigé Biodiversity litigation, paru en décembre 2022 (Oxford University Press), et est l'auteur de l'ouvrage Le droit international de la biodiversité, paru en 2021 (Brill).


Comment citer cet entretien

Sandrine Maljean-Dubois (entretien avec Salomé Lallée), « La protection de la biodiversité : Entre stratégie politique et intérêts économiques, quelle place pour le droit international ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Février 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/la-protection-de-la-biodiversite-entre-strategie-politique-et-interets-economiques-quelle-place-pour-le-droit-international/

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Institut d'études de géopolitique appliquée - Les océans couvrent près de 70% de la surface terrestre et représentent le plus grand réservoir en biodiversité. Même si les connaissances demeurent lacunaires, il existe un consensus global quant à la nécessité de préserver la biodiversité marine. Toutefois, le droit privilégie encore l'exploitation de ces éléments, et principalement celle de ses ressources génétiques. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer et la Convention sur la diversité biologique témoignent de cette tendance et révèlent toute la difficulté d'appréhender la spécificité du milieu marin, tant du point de vue physique que juridique. Tandis que l'environnement bénéficie d'une certaine attache à un territoire donné, ce n'est pas systématiquement le cas pour les espèces, en particulier animales, qui peuvent opérer des migrations périodiques sur de longues distances, et donc être soumises à des compétences étatiques différentes. À cet égard, il est possible de remarquer que, de manière générale, les règles internationales protégeant la biodiversité sont regroupées par un droit international lié à la protection de la biodiversité alors qu'en pratique, il apparaît qu'il s'agit plutôt d'un regroupement de différents droits internationaux permettant de protéger la biodiversité. L'exemple le plus concret est celui de la biodiversité marine. Elle n'est pas protégée par un droit international en particulier alors que les fonds marins, qui font aussi partie de la biodiversité marine - en tant qu'écosystème de la faune marine - sont, eux, régis par le droit de la mer. Ainsi, comment expliquez-vous qu'on puisse parler d'un droit international de la biodiversité et non de droits internationaux liés à la protection de la biodiversité ?

Sandrine Maljean-Dubois - Je pense qu'on peut dire qu'il y a un droit international de la biodiversité. Il est vrai qu'il existe des règles multiples, des traités nombreux et différents, que tous ne sont pas complètement en cohérence. Toutefois, il y a un socle coutumier commun à toutes ces règles avec l'obligation fondamentale de ne pas causer de dommage à l'environnement des autres États qui est une obligation générale et coutumière qu'ont tous les États. Selon moi, cette obligation est très importante : elle est le socle du droit international de l'environnement et donc du droit international de la biodiversité, qui en est un pan.. Néanmoins, je suis d'accord avec vous sur le fait que c'est une matière un peu éclatée, sans doute davantage si on compare le droit de la biodiversité au droit du climat, par exemple. La Convention sur la diversité est arrivée alors qu'un grand nombre d'instruments, généraux ou sectoriels, régionaux ou à vocation universelle, préexistaient. En effet, ce dernier a été construit de manière plus rationnelle et cohérente, avec une première Convention-cadre, suivie de traités qui s'inscrivent dans cette convention. Pourtant, le droit international du climat va aussi au-delà de la Convention-cadre de 1992, de l'Accord de Paris, mais aussi d'un grand nombre d'autres règles.

Parler du « droit international de la biodiversité » est sûrement une commodité de langage, une manière de désigner un ensemble de règles qui sont relatives à la biodiversité et dont toutes n'ont pas pour objectif la conservation de la biodiversité. En effet, certaines s'intéressent plutôt à l'exploitation de la biodiversité, même si elles en recherchent une exploitation durable.

Il est désormais nécessaire de s'interroger sur les frontières de ce droit international de la biodiversité. À titre d'exemple, lorsque l'on se pose la question des frontières du droit de l'environnement, on se rend compte que ce sont des sujets qui deviennent, petit à petit, transversaux et qui irriguent un grand nombre de règles qui, à l'origine, ne sont pas des règles consacrées à l'environnement ou à la biodiversité. De même, le droit international de la biodiversité connaît une diffusion, de sorte qu'on retrouve de plus en plus de règles relatives à la biodiversité dans des domaines qui ne concernent pas, de prime abord, la biodiversité, ce qui est évidemment positif. De fait, quand on parle de droit international de la biodiversité, il peut être difficile d'en déterminer les limites : on peut penser ce droit dans un sens strict ou dans un sens beaucoup plus large. Pour ma part, je pense qu'il est plus intéressant de penser le droit international de la biodiversité dans un sens plus large.

Iega - En considérant le sens strict du droit international de la biodiversité, et en reprenant l'exemple de la biodiversité marine - avec les différences de régime juridique entre la faune et la flore - la Convention de 1992 appréhende la biodiversité comme l'ensemble des êtres vivants qui vivent dans un environnement spécifique - ou écosystème - et interagissent entre eux au sein de ce milieu et avec lui. Pensez-vous qu'il ne serait pas préférable d'envisager un droit international des écosystèmes, plutôt qu'un droit international de la biodiversité qui regroupe à la fois la protection et l'exploitation de la biodiversité ?

S.M.-J - Selon moi, il y a déjà un droit international des écosystèmes. Les écosystèmes sont pris en compte et protégés par le droit international de la biodiversité, à la fois par l'obligation coutumière que j'ai évoquée qui est, certes, générale et abstraite, mais qui n'en est pas moins une obligation, et dans de très nombreux traités. Il est vrai qu'en droit international, quand on s'est intéressé à la biodiversité, on a commencé par s'intéresser à certaines espèces remarquables, intéressantes, belles ... mais, assez rapidement, le droit international s'est nourri de la compréhension des relations entre les espèces et les espaces. Le droit international a donc cherché, par la suite, à protéger à la fois les espèces et leurs habitats. Cette idée est déjà présente dans les premières conventions régionales de protection de la nature qui sont adoptées dans la première moitié du XXe siècle.Plus proche de nous, la Convention de Berne sur la vie sauvage en Europe, de 1979, concerne la faune, la flore et leurs habitats et avant elle, la Convention de Ramsar, de 1971, porte sur les zones humides d'importance internationale, particulièrement comme habitat de la sauvagine, soit l'ensemble des oiseaux d'eau. Même quand les conventions sont ciblées sur des espèces, comme la Convention de Berne, de 1979, sur les espèces migratrices, elles prennent en compte la nécessité de protéger les habitats.

Cette idée est donc présente depuis un certain temps. La Convention sur la diversité biologique, qui est une convention « chapeau », porte tout particulièrement cela, en s'intéressant à la diversité biologique, qui est son objet. La diversité biologique y est décrite sous ses trois niveaux : la diversité génétique, la diversité des espèces et la diversité des écosystèmes.

Ainsi, à mon sens, il existe déjà un droit international des écosystèmes même s'il est sans doute imparfait, d'autant plus qu'il est toujours difficile de protéger la biodiversité. Bien que la biodiversité soit de mieux en mieux connue, elle ne l'est pas complètement. 

La biodiversité est complexe, difficile à mesurer, évolutive. Elle est donc très difficile à appréhender juridiquement. On se rend compte que les outils ne sont pas vraiment adaptés, que ce soit en droit international ou en droit national.

Iega - Par définition, et dans son essence même, le droit international est volontariste, c'est-à-dire qu'il repose sur la volonté des États à s'engager internationalement et donc à voir leurs compétences souveraines être limitées par ledit engagement. Le droit international ayant vocation à protéger la biodiversité marine repose donc sur la participation volontaire des États. Toutefois, les aspirations économiques des États entrent directement en conflit avec la protection juridique de la biodiversité puisque les États sont profondément attachés à leur souveraineté territoriale et, par conséquent, à l'exploitation et à l'utilisation exclusive des ressources biologiques et minérales, présentent sur leur territoire. Dans la mesure où les aspirations économiques, politiques et stratégiques des États apparaissent difficilement conciliables avec une protection juridique internationale efficace de la biodiversité, comment un tel droit peut être effectif ?

S.M.-J - Si vous regardez le préambule de la Convention sur la diversité biologique, les États reconnaissent, d'une part, que la conservation de la diversité biologique est une préoccupation commune de l'Humanité et, d'autre part, ils rappellent que les États ont des droits souverains sur la biodiversité. Toute l'histoire du droit international de la biodiversité réside dans la recherche d'un point d'équilibre entre cette biodiversité dont on reconnaît la conservation comme étant une préoccupation commune et les droits souverains des États sur leur diversité biologique. Il y a eu des tentatives dans le passé pour faire reconnaître la biodiversité comme un patrimoine commun de l'Humanité, mais ces tentatives ont échoué parce qu'elles se sont heurtées au fait que les États souhaitaient conserver leurs droits souverains sur la biodiversité. Sur ce point, je ne pense pas que le droit international de la biodiversité soit très différent des autres branches du droit international puisque, finalement, dans la plupart des cas, tout se réduit à cette recherche d'un équilibre entre la souveraineté des États et des nécessités, des besoins de coopérer pour résoudre des problèmes qui sont des problèmes communs et qu'aucun État ne peut résoudre seul. Je ne suis donc pas sûre que cela soit spécifique à la biodiversité. Ce qui pourrait être plus spécifique est la difficulté à protéger la biodiversité : en tout état de cause, pour les raisons que j'ai indiquées, mais aussi parce que la diversité se heurte à d'autres intérêts, tels que des nécessités de développement économique, qui concrètement sont difficilement conciliables. Il en va de même dans le domaine du climat, pour comparer à nouveau les deux : dire que les émissions vont être réduites parce que c'est ce qui doit être fait ne suffit pas.

Dans le même temps, je pense que les apports du droit international de la biodiversité n'ont pas été nuls. Cela a certainement été insuffisant puisqu'on voit que la diminution de la biodiversité continue et s'aggrave, mais c'est tout de même le droit international de la biodiversité qui a aidé, au moins, à prendre conscience qu'il existe un certain nombre de nécessités en la matière.Pour beaucoup d'États, c'est par ce droit international de la biodiversité que la biodiversité est entrée dans les droits nationaux. 

Le droit international de la biodiversité, finalement, donne des indications, des orientations stratégiques, notamment car il pose un certain nombre d'objectifs qui sont diffusés dans les objectifs mondiaux de développement durable (ODD). 

Tout cela participe d'un mouvement qui me semble intéressant et important. À côté de cela, il y a la question des outils, nombreux, que promeut le droit international de la biodiversité : un des plus importants est, sans doute, celui de l'étude d'impact que les États, pour la plupart poussés par le droit international, ont généralisé.

Ces deux exemples montrent que, même si c'est insuffisant, même si les règles ne sont pas toujours très ambitieuses - et parfois en-deçà de ce que les scientifiques recommanderaient -, même si ce droit n'est pas toujours très effectif et que les règles ne sont pas toujours bien appliquées, il y a malgré tout un apport du droit international de la biodiversité qui est important.

Ce n'est certes pas assez, mais cet apport n'est pas nul pour autant.

Iega - Concernant l'apport du droit international dans la protection de la biodiversité, aujourd'hui, cette protection a imprégné le droit de la mer au point d'en devenir un principe reconnu à la fois par les traités internationaux et par le tribunal du droit de la mer dans sa jurisprudence. Estimez-vous que la solution, ou du moins une des solutions, serait d'intégrer la protection de la biodiversité dans des instruments contraignants ou le caractère souverainiste du droit international entrave toute émergence d'un droit international protégeant la biodiversité ?

S.M.-J - Je dirais non, car la biodiversité est déjà traitée dans un certain nombre de règles conventionnelles. Il existe donc des obligations juridiques incombant aux États. Certaines sont vagues et d'autres plus précises, mais je ne suis pas sûre que l'enjeu soit celui-là. En revanche, ce qui me semble très important, c'est que le droit international de la biodiversité continue à diffuser. Il ne faut pas encapsuler dans un petit domaine les règles sur la biodiversité. Au contraire, elles doivent continuer à être intégrées dans l'ensemble du droit international. J'aurais la même approche pour toutes les questions environnementales parce que, si le droit international de l'environnement est aussi peu efficace, c'est-à-dire qu'il a du mal à résoudre les problèmes qu'il est censé résoudre, c'est justement parce qu'on a tenté d'encapsuler ces questions dans une branche, un domaine particulier. En réalité, les apports bénéfiques du droit international de l'environnement sont annulés par l'influence négative d'autres règles de droit international sur l'environnement et donc sur la biodiversité. Par exemple, tout ce qui a trait au droit international du commerce ou au droit international des investissements a un impact plus important sur la biodiversité, de manière négative, que les impacts positifs du droit international de la biodiversité.

Selon moi, l'enjeu concerne la diffusion du droit international de la biodiversité, même s'il ne s'agit pas d'outils contraignants. Les ODD ne sont pas des outils contraignants, mais ils sont mobilisés tous les jours par les États, par les grandes agences de financement internationales. Ils se concrétisent donc dans la vie internationale, au quotidien. 

Un autre exemple est l'intégration, dans le droit international des droits de l'homme, de considérations environnementales, y compris celles de protection de la biodiversité. Il est d'ailleurs possible de retrouver, en la matière, quelques jurisprudences - embryonnaires - de la Cour européenne des droits de l'homme et une jurisprudence très intéressante de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Par ailleurs, l'an dernier, l'Assemblée générale de l'ONU a reconnu le droit de l'homme à un environnement sain (A/76/L.75, 26 juillet 2022). Même si cela ne vise pas une protection de la biodiversité à proprement parler, cette approche anthropocentrée reste intéressante. La reconnaissance des droits de la nature est également une autre piste. Jusqu'ici, le droit international a été un spectateur muet, car c'est un mouvement qui part des droits nationaux, notamment en Amérique du Sud ou en Nouvelle-Zélande. Aux États-Unis, par exemple, un certain nombre de lacs se sont vus reconnaître une personnalité juridique. Ce mouvement continuera certainement à se développer mais pas sous l'influence du droit international bien qu'il pourrait, lui aussi, y contribuer. Cependant, les droits de la nature ne sont pas la panacée, car une fois que l'on a donné des droits à une montagne ou à un lac, tout n'est pas résolu. Cela pourrait, néanmoins, devenir intéressant si une armature juridique faisait en sorte que ces droits puissent être concrétisés et que, quand ils sont violés, des outils existent pour réparer ces violations.

Jusqu'à présent, je n'ai pas évoqué le cadre mondial sur la biodiversité qui a été adopté lors de la COP15, repoussée de semestres en semestres à cause de la pandémie. Il s'agit d'un cadre souple, une décision de la COP qui, bien qu'étant une décision, n'est pas contraignante. Cependant, dans les années à venir, aura lieu un suivi de cette décision puisque les États sont invités à revoir leurs stratégies nationales et leurs plans d'action nationaux sur la biodiversité, à la lumière de ce cadre. Cela suppose donc un certain nombre d'objectifs chiffrés, plus ambitieux que ceux existant par le passé. Imparfaits, ils représentent, malgré tout, une étape. Cela démontre parfaitement qu'il n'est pas nécessaire que les règles juridiques soient obligatoires pour que le droit international ait une influence sur les droits nationaux.

Enfin, je voudrais aborder l'outil du procès. Sur ce sujet, j'ai co-dirigé Biodiversity litigation, un livre qui procède à une analyse comparée des contentieux sur la biodiversité non seulement dans un certain nombre d'États, mais aussi devant le juge international et le juge européen. L'idée de ce livre est de démontrer que les contentieux sur la biodiversité ne sont pas nouveaux, et sont même plus anciens que les procès sur le climat. On parle pourtant beaucoup des procès sur le climat, mais on n'a pas labélisé les contentieux sur la biodiversité comme étant des procès biodiversité, car, souvent, ce ne sont pas des procès stratégiques, à l'inverse des procès climatiques. De plus, dans ces procès, les requérants n'ont pas recours au droit international alors que c'est le cas dans les procès climatiques. Or, c'est cette mobilisation du droit international dans les procès sur le climat qui permet une convergence progressive entre les juridictions nationales : les juges semblent avancer dans une même direction, même si elle n'est pas homogène. Dès lors, il est indispensable que les procès sur la biodiversité soient labélisés comme tels et qu'il soit fait davantage appel au droit international devant les juges, pour montrer que tel ou tel projet local a aussi des conséquences internationales.

La biodiversité peut en effet être mesurée à différentes échelles, du local au global, et à chaque fois qu'une espèce de biodiversité disparaît, cette disparition porte atteinte à la biodiversité globale car en s'additionnant, les atteintes locales finissent par avoir des conséquences à l'échelle du « système terre ». Le rôle du juge, national potentiellement, est alors essentiel puisqu'il participe au contrôle du respect du droit international et à la mise en œuvre du droit international. Puisque cela est visible dans le cadre du climat, il n'y a aucune raison que ce ne soit pas le cas dans le cadre de la biodiversité. Des contentieux stratégiques de ce type, s'inspirant des contentieux climatiques, émergent d'ailleurs, aujourd'hui, à l'image de l'affaire française sur les pesticides. L'idée percole donc du climat à la biodiversité et certains requérants acquièrent, désormais, des réflexes en la matière qui font que, peut-être, demain, le juge national jouera un rôle plus important pour favoriser l'effectivité du droit international de la biodiversité.

Iega - Comme vous l'avez démontré, la protection de la biodiversité est limitée par un aspect scientifique - on ne connaît pas toute la biodiversité et on ne connaît pas tout sur la biodiversité - mais aussi par un aspect propre au juriste, qui a tendance à ranger les matières juridiques dans des cases et qui rencontre des difficultés à appréhender les aspects scientifiques sous un angle juridique. Considérez-vous que la vision que l'on a du droit international, la façon dont on l'aborde et la façon dont la règle de droit se forme, limite et freine la protection de la biodiversité ?

S.M.-J - Pour moi, c'est un des enjeux très forts pour l'avenir. Finalement, que ce soit volontaire ou non, le fait d'encapsuler les problématiques environnementales peut être contreproductif. De fait, on a l'impression d'avoir fait quelque chose, d'avoir fait ce qu'il fallait, alors qu'en réalité, les États défont d'un côté ce qu'ils font de l'autre - une constante dans la vie internationale. Or, dans ces domaines-là, ce n'est plus acceptable parce que c'est, selon moi, précisément ce qui nous conduit dans le mur. En y réfléchissant en prenant une position de surplomb, notamment en commençant à penser à l'anthropocène, on se rend compte que le droit international a accompagné l'entrée dans l'anthropocène : des principes comme celui de souveraineté, de liberté des mers et d'autres encore, ont favorisé une exploitation effrénée des ressources naturelles. Ce ne sont donc pas quelques conventions de protection de la nature qui peuvent contrer ce mouvement. La première étape est de prendre conscience de cela. Ensuite, il faut travailler à désencapsuler les enjeux environnementaux, en général, et ceux liés à la biodiversité en particulier. La question du climat est un exemple parlant, car des objectifs climatiques prennent la forme de grands agrégats alors que la transition énergétique n'est pas pensée de manière commune. En effet, il a fallu attendre les dernières COP, 26 et 27e, pour parler des énergies fossiles. Cela semble incroyable ! Il est évident que l'on est souvent à côté des enjeux fondamentaux, que ce soit volontairement ou involontairement, et ce n'est donc pas étonnant que les résultats ne soient pas au rendez-vous.

Iega - Les actions pour protéger la biodiversité et pour construire une coopération autour de ce sujet semblent conflictuelles. Néanmoins, au-delà de cette conflictualité, et à l'instar de l'Accord de Paris ou des COP, pour lesquelles, comme vous l'avez souligné, il a fallu en attendre vingt-sept avant de traiter des fossiles, on ressent une certaine réticence des États à aborder des sujets qui sont assez importants. Comment l'expliquez-vous ?

S.M.-J - Je pense que tout le monde est d'accord sur la nécessité de protéger le climat, l'atmosphère et la biodiversité. Ce n'est toutefois pas si facile. Dans notre modèle de développement actuel, cela se heurte à un certain nombre d'intérêts qui font que, de ce point de vue, on est assez empêtré. Si on voulait vraiment protéger la biodiversité, à mon sens, il faudrait prendre des mesures certainement beaucoup plus ambitieuses que ce qui est fait aujourd'hui. Aujourd'hui, on fait du cosmétique sans aller au fond. Ce n'est donc pas étonnant que cela ne fonctionne pas très bien et que la biodiversité continue à souffrir. Ici ou là, il y a des résultats, mais, globalement, l'image d'ensemble n'est pas du tout positive.

En la matière, on souffre, peut-être aussi, à la fois de notre narcissisme et d'un excès de confiance en nous. Depuis les années 1980-1990, des méthodes de protection de la biodiversité ont été développées et on a même parlé de génie écologique pourtant, dans les faits, nos politiques sont des politiques interventionnistes. Je ne suis pas écologue, mais je pense qu'on se trompe de chemin. Aujourd'hui, tout un courant de l'écologie recommande de laisser se réensauvager la planète, sur la base de la pensée d'un des papes de l'écologie, Edward O. WILSON, dans son livre Half-Earth: our planet's fight for life. Visiblement, en laissant se réensauvager une grande partie du globe, la biodiversité des parties non ensauvagées serait « fertilisée ». Dans ce cas, l'approche est totalement différente parce que cela signifie qu'on laisse la nature faire et qu'on n'intervient plus, ce qui est une approche beaucoup plus modeste de nos politiques environnementales. Le philosophe Baptiste MORIZOT dit, à cet égard, qu'il faut raviver les braises du vivant, c'est-à-dire souffler dessus et puis laisser faire. Ces projets me semblent assez intéressants et peut-être qu'ils sont une clé pour le futur, à condition bien sûr que sur les 50% restants, on ne soit pas dans la destruction totale.

Cela est à suivre, sauf que, quand on regarde le Cadre mondial sur la biodiversité qui a été adopté cet hiver, il n'est pas du tout dans cet esprit-là : on reste dans une conception traditionnelle d'une humanité « médecin planétaire » qui, en l'espèce, peut être vaine.

Iega - Estimez-vous que la question de la biodiversité nous force à repenser à la fois notre société et le droit international puisque la biodiversité doit être envisagée de manière transnationale, d'une part, en pratique puisque la biodiversité est transfrontière et, d'autre part, dans le système international puisque les questions de biodiversité peuvent être présentes dans n'importe quelle matière du droit et dans n'importe quel mode de formation de la norme internationale ?

S.M.-J - Je pense que ce sont des questions fondamentales, car cela nous oblige à penser notre relation avec le vivant non humain et, au-delà même du vivant non humain, la planète. C'est toute cette relation humain-non humain qui est, très certainement, à repenser.

Le droit international, en la matière, est un droit international situé. Il correspond plutôt aux conceptions des pays du Nord et sert les volontés d'exploitation des ressources, y compris dans les pays du Sud. C'est un droit qui, en quelque sorte, n'est pas décolonisé, donc sa décolonisation reste à faire. 

Peut-être que son hybridation avec le droit international des droits de l'homme sera intéressante, notamment grâce à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l'homme qui, en reconnaissant des droits aux peuples autochtones fait aussi la place à de nouvelles conceptions, de nouvelles cosmogonies, de nouveaux rapports entre l'humain et le non humain.

Il y a là tout un projet et je pense que le droit, en général, et le droit international, en particulier, ont un rôle important à jouer. Je crois au pouvoir transformateur du droit. Je pense simplement que, jusqu'à aujourd'hui, on n'est pas allé assez loin.Nous n'avons pas désencapsulé ces questions puisqu'on a développé des règles pour l'environnement, mais, à côté, l'essentiel des règles joue plutôt contre l'environnement. Les scientifiques nous disent qu'un certain nombre de seuils ont déjà été franchis, faisant qu'il est impossible de revenir en arrière. Or, en redessinant l'ensemble du droit international, et je crois que l'enjeu est vraiment là, la situation pourrait tout à fait s'améliorer et il serait possible de limiter les dégâts.

Pour cela, je considère qu'il faut repenser en profondeur l'ensemble du droit international et l'ensemble de notre droit, mais il n'est pas certain que nous y soyons prêts. Pourtant, qu'il s'agisse de climat, de plastique, les problèmes ne seront pas résolus en suivant les approches actuelles, qu'il est donc urgent de dépasser.