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La politique arctique du Japon : une ambition stratégique ?

15/05/2023

Mathilde Domont, responsable du département Asie du Sud, pacifique et Océanie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée s'est entretenue avec Fabrice Jonckheere, journaliste, photographe et guide d'expédition polaire.


Comment citer cet entretien :

Fabrice Jonckheere (entretien avec Mathilde Domont), « La politique arctique du Japon : une ambition stratégique ? », Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 15 mai 2023, URL : https://www.institut-ega.org/l/la-politique-arctique-du-japon-une-ambition-strategique/

Avertissement :

La photographie d'illustration est un choix de la rédaction de l'Iega et n'engage que cette dernière. L'intitulé de l'entretien a été déterminé par l'Iega. Les propos exprimés n'engagent que la responsabilité des auteurs.


Mathilde DOMONT - N'exerçant aucune souveraineté dans la région de l'Arctique, le Japon voit sa capacité d'action limitée d'un point de vue juridique. Pour autant, la Japan's Arctic Policy témoigne du désir qu'a le Japon d'être présent et influent dans la région. Sont mis en avant et défendu la liberté de naviguer et le respect de l'État de droit. Cependant, comment, en tant qu'observateur au sein du Conseil de l'Arctique, le Japon peut-il participer à la définition des normes de gouvernance de la région?

Fabrice JONCKHEERE - La libre navigation n'est pas une revendication propre au Japon. Elle intéresse tous les membres du Conseil de l'Arctique, quel que soit leur statut au sein du conseil. Ces derniers ne se privent d'ailleurs pas de s'en revendiquer quand leurs intérêts nationaux sont en jeu.

Le Conseil de l'Arctique en tant qu'organisme non coercitif ne peut en effet s'opposer en son nom propre à la libre navigation dans des eaux considérées comme internationales. Il n'a pas force de loi juridique pour imposer. Mais il peut initier un débat et favoriser la recherche de solutions notamment juridiques entre États.

Les domaines militaires et géopolitiques sont hors de ses champs de compétence décisionnelle. En revanche, il assiste et conseille les États en litige sur les délimitations territoriales. Les contentieux au sujet de la liberté de naviguer portent d'ailleurs davantage sur des projections de ce qui pourrait entraver la libre circulation de navigation dans les eaux polaires à l'avenir que sur la situation présente le long de la NSR russe.

Face aux initiatives chinoises, le Japon se range derrière le droit international et le respect des traités

Face aux initiatives chinoises, le Japon se range derrière le droit international et le respect des traités. Il craint en effet les avancées de Pékin dans la région, d'autant plus que la Chine se revendique « d'un droit à explorer et exploiter » les eaux internationales polaires conformément à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Tokyo craint donc une « sinisation » de la route du Nord et une concurrence dans l'appropriation des ressources économiques tirées du Grand Nord.

En effet, le Japon, pays pauvre en ressources, est extrêmement dépendant de l'importation des énergies fossiles et minérales. Dépendant du Moyen-Orient, Tokyo souhaite d'une part assurer - c'est un axe fort du Japan's Arctic Policy de 2015 - sa sécurité énergétique par la diversification de l'approvisionnement en ressources et d'autre part voir baisser sa facture en gaz liquéfié par l'investissement dans les infrastructures de production en Russie. L'usage de la Route du Nord est donc un pilier de la politique énergétique japonaise à venir. Sous réserve d'une entente à long terme avec la Russie, ce qui ne peut que générer de possibles frictions avec le protecteur historique, les États-Unis.

Treize États et vingt organisations gouvernementales et non gouvernementales assistent aux débats du Conseil de l'Arctique en tant qu'observateurs.

Le statut d'observateur est accordé à l'unanimité par les États membres aux organismes jugés aptes à favoriser l'avancée des travaux dans les différents domaines que sont l'écologie, l'économie et les questions sociales.

Les observateurs sont donc davantage des débatteurs au service des États membres que de réels acteurs polaires. Leur influence reste limitée. Le Conseil de l'Arctique y veille.

La profession de foi par les États observateurs qui doivent reconnaître les objectifs fixés par la Déclaration d'Ottawa a été la porte d'entrée du Japon en 2013 au Conseil. En effet, s'il est demandé aux États observateurs de reconnaître la souveraineté des États arctiques, ils doivent prouver en outre, par leur recherche universitaire et leur action de terrain, qu'ils s'intéressent au sort des peuples autochtones et œuvrent à leur bien-être. Une notion très relative, il faut le reconnaître.

Le Japon, d'emblée, a su montrer son intérêt pour les changements en Arctique : composé de plus de 3 000 îles, l'archipel est en effet attentif à une fonte des glaces susceptible de provoquer une montée du niveau des océans. Le risque de submersion au Japon est réel.

Il a ensuite argué de son souci pour la préservation des cultures autochtones. Le Japon a en effet reconnu en 2008 les Aïnus « peuple autochtone » des îles Hokkaido, Kouriles et Sakhaline. Il a été facile au Japon d'avancer que ces peuples autochtones partageaient de grandes similitudes avec les peuples des zones arctiques : des sociétés traditionnelles dans un environnement polaire glacial soumises à la pression d'un changement économique, sociétal et climatique global.

Le Japon exerce une gouvernance indirecte au sein du Conseil

Grâce à son statut d'observateur, le Japon participe donc à de multiples programmes scientifiques. Ce faisant, le Japon exerce une gouvernance indirecte au sein du Conseil. Entre autres, il coordonne les programmes de surveillance et d'évaluation de l'Arctique (AMAP), de protection du milieu marin arctique (PAME), de conservation de la flore et de la faune arctiques (CAFF) et d'étude sur le carbone noir et le méthane (EGBCM). Il participe aux groupes de travail sur le développement durable (SDWG) et sur la coopération scientifique (SCTF) dans le cadre du Japan Arctic Challenge for Sustainability (ArCS).

L'intérêt pour les questions polaires est ancien. Signataire du traité du Spitzberg en 1925 et de l'Antarctique en 1959, le pays travaille en collaboration avec la Russie et la Norvège depuis les années 90 sur les questions d'exploitation des ressources arctiques.

L'Université d'Hokkaido a donc créé le Arctic Research Center qui regroupe six départements consacrés à la recherche arctique sous ses différents aspects.

M.D - La région polaire, malgré la fonte des glaciers, reste difficile d'accès. Le trafic de transit reste très faible par rapport à celui des activités économiques. Les recherches auxquelles participe le Japon lui font considérer un usage futur du Northern Sea Route, qui permettrait de réduire les coûts des exportations vers l'Europe. Parallèlement, le pays revendique ses contributions à la protection de l'environnement au travers de la recherche scientifique. De quelle manière le Japon parvient-il à composer avec ces deux priorités qui semblent opposées ?

F.J - La Sevmorput, route maritime du Nord, longe les 23 000 kms de côtes russes. Elle relie le Pacifique Nord à l'Atlantique. Elle comprend la RMN, partie entre Béring et la Nouvelle Zemble. Cette partie est en effet impraticable une partie de l'année en raison des glaces et seuls des navires précédés de brise-glaces peuvent s'y engager. Mais son potentiel économique dans l'avenir est très grand : elle peut en tant que route de transit direct raccourcir la navigation en Asie et en Europe et, en tant que route de desserte des zones économiques sibériennes, favoriser les échanges entre les pôles russes et le reste du monde, dont le Japon.

Le Japon, après avoir négligé le potentiel de cette voie, s'y intéresse sans pour autant s'y investir massivement, et ce tant pour des raisons climatiques que politiques. En effet cette route, si elle a des avantages certains - absence de pirates, distance raccourcie depuis les ports Japonais - n'en demeure pas moins une option contraignante – insécurité météorologique, danger des glaces, nécessité d'une assistance russe, frais de passages, investissements onéreux dans des navires brise-glace. En outre, la Russie y a édicté des règles de navigation contraignantes : un système d'autorisation préalable, l'obligation de signaler en temps réel la position du navire, la nécessité d'être escorté par un brise-glace russe… Ces règles vont à l'encontre du principe même de libre navigation puisque la Russie, de fait, contrôle qui emprunte la Route du Nord. Elle se revendique très pragmatiquement, entre autres de l'article 234 de l'UNCLOS - United Nations Convention on the Law of the Sea - pour interdire son espace maritime, au nom de la préservation des écosystèmes et des risques de pollution causées par des naufrages potentiels dans ces eaux terriblement dangereuses. Le Japon ne peut donc qu'officiellement souscrire à cette « préoccupation » énoncée par un texte international et se retrouve coincé entre ses trois aspirations : protéger l'environnement, naviguer librement selon les règles internationales, assurer son ravitaillement énergétique. Trois contraintes contraires et antagoniques.

Le Japon à l'instar de tous les autres pays navigue donc dans un océan de paradoxes et de directions contraires

Le Japon à l'instar de tous les autres pays navigue donc dans un océan de paradoxes et de directions contraires. Ses engagements environnementaux le contraignent fortement. Dans le même temps, il cherche à sécuriser ses approvisionnements en hydrocarbures et minerais.

La crise ukrainienne lui pose un problème difficile à résoudre : depuis le milieu de la décennie, le Japon diversifie ses sources d'approvisionnements. Il s'est donc tourné vers la Russie au détriment du Moyen-Orient. En dépit de la guerre en Ukraine, Tokyo poursuit à minima ses investissements dans le projet Yamal LNG2 ainsi qu'à Sakhaline, deux sites dont il est un actionnaire important. Les sanctions et les retraits en cascade des investisseurs étrangers, jusqu'aux Indiens et Chinois, isole le Japon un peu plus dans ce choix. Une crise qui, précisons-le au passage, n'a pas réduit les importations d'hydrocarbures russes à destination de ces mêmes pays mais les a même augmenté. La realpolitik n'en est pas à un paradoxe près.

M.D - Le changement climatique est devenu un enjeu majeur de coopération entre les États. Le Japon prend part aux groupes de travail du Conseil de l'Arctique ainsi qu'aux activités de recherche visant à observer les effets des changements climatiques. L'Arctic Climate Change Research Project en est une illustration. En parallèle, le pays montre un intérêt croissant pour les ressources notamment minières des sols arctiques. Quelles en sont les conséquences pour cet environnement naturel fragile ?

F.J - Le japon est l'initiateur de l'Arctic Climate Change Research Project dans le cadre du programme GRENE (Green Network of Excellence) financé par le ministère de l'Éducation, des Sciences et des Technologies (MEXT). Un projet regroupant plus de 30 universités et instituts japonais. Ce programme entamé en 2011 a perduré jusqu'en 2016. Il étudiait le changement climatique en Arctique. Il a été suivi, toujours au sein du GRENE et dès 2015 du programme Arctic Challenge for Sustainability.

Le projet GRENE-Arctique a défini quatre objectifs de recherche stratégiques :

  • comprendre les mécanismes d'amplification du réchauffement dans l'Arctique,
  • comprendre le rôle de la cryosphère arctique sur le climat mondial et son influence sur les changements à venir,
  • évaluer les effets du changement arctique sur la météo au Japon, les écosystèmes marins et par conséquent, l'économie de la pêche,
  • prévoir la distribution des glaces de mer et le devenir des routes maritimes arctiques.

Le Japon a peu d'investissements diversifiés et éparses en Arctique. Le principal investissement, via la Japan Oil, Gas and Metals National Corporation – JOGMET en association avec le russe Novatek, concerne l'exploitation des ressources de gaz et d'hydrocarbures de l'arctique russe via un gisement colossal : celui de Yamal Arctic LNG 2 sur la péninsule de Gydan en mer de Kara. Il s'agit d'une usine de liquéfaction géante permettant d'exporter du gaz naturel vers l'Asie et l'Europe. Suite aux pressions internationales et notamment de son « allié » les États-Unis, le Japon a gelé depuis 2022 toute augmentation de ses investissements dans le projet.

Le Japon s'intéresse aussi beaucoup à la géothermie en Islande, dans une perspective de transposition de ses technologies dans l'archipel. Ses développements économiques entrent en collision avec les contraintes de conservation de l'environnement. Une exploitation des sols et des ressources augmentera les risques environnementaux locaux : pollution des sols, des nappes phréatiques, des rivières et des mers par des métaux lourds extraits ou indispensables à l'exploitation industrielle, des hydrocarbures et substances chimiques autour des usines ou conséquences de naufrages de navires sur la Route du Nord.

Les populations autochtones ne seront pas épargnées : perturbations endocriniennes liées à la pollution des eaux, notamment au Groenland ou la nourriture est essentiellement issue de la mer, rupture des systèmes alimentaires, déstructuration sociale et intrusion massive d'étrangers dans des communautés traditionnelles. Il faut mentionner aussi le danger pour le patrimoine culturel, sites religieux sauvages, lieux de transhumances et de vie communautaire.

Le Japon aujourd'hui n'a pas tranché ni ne s'est investi pleinement dans une exploitation en partenariat des territoires arctiques.

M.D - Le Japon coopère avec de nombreuses puissances souveraines de la région. Avec la Russie par exemple, en lui apportant son expertise et sa technologie dans le cadre des recherches scientifiques communes, tout en apportant une aide financière. Pour autant, ces coopérations laissent-elles de la place à une forme de compétitivité, vis-à-vis des activités économiques, entre l'archipel et ces puissances ?

Le rapprochement avec la Russie depuis le milieu de la décennie s'inscrit dans la coopération entre les deux pays, entamée par Abe et Poutine pour contrer la montée en puissance de la Chine

F.J - Le Japon a compris jusqu'à présent, comme d'ailleurs les autres États tels que la Chine, la France ou l'Inde, que les partenariats sont indispensables dans tout investissement arctique, tant les coûts sont prohibitifs et d'autant plus que la Russie n'a pas les moyens techniques ni financiers de développer seule ses infrastructures.

Le rapprochement avec la Russie depuis le milieu de la décennie s'inscrit dans la coopération entre les deux pays, entamée par Abe et Poutine pour contrer la montée en puissance de la Chine. Mais la compétition entre États est cependant réelle, encore plus ces derniers mois de tension internationale.

Dès 2015, le Japan Institute for International Affairs (JIIA), organisme dépendant du ministère des Affaires étrangères, soulignait la transformation de l'environnement stratégique dans la zone arctique, notamment avec l'ouverture potentielle de la Route du Nord et une multitude de navigations des flottes russes et chinoises dans les eaux polaires. Il en concluait la nécessité pour le Japon de défendre ses « intérêts nationaux » dans le cadre cependant du respect des règles internationales.

Dernièrement, le 28 février 2023, le gouvernement japonais a imposé de nouvelles sanctions à la Russie, la première consistant à ne plus investir massivement dans les projets communs.

M.D - L'histoire des relations entre le Japon et la Chine est marquée par des échanges et des rivalités. L'Arctique est une arène supplémentaire où se retrouvent ces deux partenaires économiques et rivaux stratégiques. Alors que le Japon mobilise sa diplomatie scientifique et technologique pour rassurer et légitimer sa présence dans la région, la Chine investit. Comment l'approche privilégiée par le Japon est-elle perçue par le Conseil de l'Arctique ?

Le Japon a décidé d'investir davantage ses ressources intellectuelles et économiques dans l'étude de l'environnement naturel, économique et maritime arctique

F.J - Le Japon, du fait de sa politique modérée arctique et de ses orientations tout azimut, a gagné en influence auprès des États membres du Conseil de l'Arctique. Son histoire polaire le crédibilise : ses premiers projets polaires remontent aux années 1950. Le Japon peut ainsi arguer d'une longue tradition de travaux scientifiques et universitaires en faveur des zones polaires.La politique actuelle du Japon est en grande partie conditionnée par celle de la Chine. Le Japon a décidé d'investir davantage ses ressources intellectuelles et économiques dans l'étude de l'environnement naturel, économique et maritime arctique lorsque la Chine a postulé à un siège d'observateur au sein du Conseil en 2006.

La construction et le lancement du premier brise-glace chinois, Xue Long - dragon des neiges - a été un facteur majeur pour Tokyo. Ce navire en 2012 a relié Shanghai à l'Islande en passant par la NSR. Tokyo y a vu les prémices d'une mainmise de Pékin sur la route polaire et une extension possible des mers revendiquées par la Chine. Possesseur d'un brise-glace, le Shirase, le Japon a lancé en 2021 la construction d'un nouveau navire capable de briser de la glace épaisse de première année. Son usage officiel : la recherche scientifique.

En dépit de cette concurrence, le Japon et la Chine ; conscients de leur statut « silencieux » d'observateur et des difficultés à mener une politique polaire en territoire contrôlé par des États souverains, travaillent souvent ensemble pour présenter leurs travaux et propositions au Conseil de l'Arctique.