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La démographie comme clef de lecture géopolitique

22/07/2025

Par Gérard-François Dumont, professeur à Sorbonne Université, président de la revue Population & Avenir, auteur de Géographie des populations (Éditions Armand Colin). 

Ce texte, proposé en libre accès, constitue l'éditorial du numéro de la Revue diplomatique de l'Iega consacré à la géopolitique des populations.


Comment citer cette publication

Dumont, Gérard-François. « La démographie comme clef de lecture géopolitique », éditorial dans Géopolitique des populations : lignes de fractures. Déplacer, protéger, contrôler, Juliette Podglajen (dir.), Revue diplomatique, hors-série, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 2025. Éditorial en libre accès.


La population : un paramètre géopolitique essentiel

La question de la géographie du peuplement et des dynamiques de population est souvent considérée comme une simple connaissance statistique des évolutions de la densité des territoires, de la natalité, de la mortalité ou des flux migratoires. Il s'agit d'une connaissance que l'on croit essentiellement chiffrée alors que l'objectif de l'élaboration de données quantitatives est d'objectiver des réalités qui sont toujours qualitatives. Connaître le nombre, la composition par âge ou la répartition par l'origine géographique des habitants d'un pays n'est pas une fin en soi, mais a un objectif principal : éclairer les acteurs politiques et économiques sur les décisions à prendre pour satisfaire les besoins des populations ou sur les mesures souhaitables pour l'objectif premier de tout gouvernement : assurer la concorde entre les habitants de son pays.

Cette prise en compte politique de la population et de son évolution est ancienne, bien antérieure à l'essor depuis deux siècles et demi, des outils statistiques, comme l'attestent de nombreux passages des écrits de Platon qui s'inquiète, par exemple dans Les Lois, des risques de tension entre les Athéniens et les éventuels immigrés. Au fil des siècles, l'un des fondements majeurs de la dimension stratégique des populations est mis en évidence par Sébastien Vauban dans son Projet d'une dîme royale (1706), où l'auteur souligne l'importance des ressources humaines pour réaliser le développement du royaume et accroître ses moyens que l'on ne désigne pas encore sous l'adjectif géopolitiques.

Puis les grandes références de la géopolitique ont plutôt ignoré les enseignements de Vauban et privilégié la dimension et la localisation territoriales. Ainsi, l'allemand Friedrich Ratzel, souvent considéré comme le précurseur ou le père de la géopolitique, développe la notion d'œkoumène, notamment dans son ouvrage de 1887 intitulé Géographie politique. Sa doctrine se fonde sur deux éléments de base : l'espace (Raum) qui est essentiellement déterminé par ses caractéristiques physiques, et la position (Lage) qui « situe l'espace sur la planète ». Il y a donc un certain déterminisme de l'espace qui s'impose aux décisions politiques et à la population. L'on songe alors à la phrase prêtée à Napoléon : « Tout État fait la politique de sa géographie. », une affirmation pourtant souvent contredite.

La géopolitique privilégiant la localisation et la dimension géographiques

À la fin du XIXe siècle, le suédois Rudolf Kjellen (1864-1922) propose le néologisme géopolitique, en distinguant une géographie politique qui observerait la planète dans son ensemble, en tant qu'habitat des populations humaines, et une géopolitique, « science de l'État en tant qu'organisme géographique, tel qu'il se manifeste dans l'espace ». Dans son livre paru en 1916, L'État, organisme vivant, il précise que la science politique doit comporter cinq branches centrées chacune sur un facteur de puissance : la géographie, l'économie, la sociologie, la politique stricto sensu et la démographie. Les populations ne sont donc pas omises, mais énoncées au dernier rang.

A la même époque, un autre auteur, l'anglais Halford John Mackinder, met l'espace au centre de la géopolitique. Dans son article intitulé « le pivot géographique de l'histoire », publié en 1904 dans le Geographical Journal, il énonce sa théorie selon laquelle les puissances continentales ont primauté sur les puissances maritimes. Sa théorie a été résumé par la formule : « Qui tient l'Europe orientale tient la terre centrale. Qui tient la terre centrale domine l'île mondiale (heartland). Qui domine l'île mondiale domine le monde ». Selon Mackinder, le monde est comparable à un océan mondial où se trouve l'Île Monde (« world island ») composée de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique. Autour d'elle se trouvent les grandes îles (« outlying island ») : l'Amérique, l'Australie, le Japon et les Îles britanniques. Celui qui contrôle le pivot mondial (« heartland ») commande l'Île Monde ; celui qui tient l'Île Monde tient donc le monde.

Cette théorie est donc centrée sur l'importance du territoire comme paramètre géopolitique essentiel, et, en corollaire, minore les autres paramètres comme la population. Mackinder fait en effet abstraction de l'histoire des États eux-mêmes et, a fortiori, de leurs dynamiques démographiques.

L'importance centrale de l'espace, déjà souligné par Friedrich Ratzel, est donc théorisée par Halford John Mackinder qui fait du territoire le paramètre presque exclusif pour comprendre les réalités géopolitiques. Cette prégnance théorique conduit des successeurs de Mackinder, comme l'allemand Karl Haushofer, qui a fondé en 1924 la revue de géopolitique Zettschrift für Geopolitik, à distinguer les facteurs constants, donc l'espace, soit la centralité de la dimension et du positionnement spatiaux, ce qui conduit à attacher moins d'importance aux facteurs variables, comme le contexte démographique.

Le territoire comme unipolarité géopolitique

Ainsi, et par exemple, dès le début de la Guerre froide (1947-1990), la théorie de Mackinder est une référence essentielle pour justifier, aux États-Unis, l'opposition à l'Union soviétique. Cette opposition, et les moyens à mettre en œuvre pour la déployer, est vue comme impérative si l'on croit que le pays qui domine le pivot mondial (heartland), qui est l'île mondiale, donc l'espace central de l'Eurasie, est en capacité de dominer non seulement la totalité de l'Eurasie, mais aussi la totalité de l'île mondiale, donc le monde entier. D'où la stratégie du containment mise en œuvre par les États-Unis à compter de 1947, qui vise à empêcher l'extension de la zone d'influence soviétique au-delà de ses limites atteintes en mars 1947 et à contrer, sur tous les continents, les États susceptibles d'adopter le communisme.

Dans les années 1990, et bien que l'URSS ait implosé, la théorie de Mackinder continue d'inspirer des auteurs renommés et notamment l'américain Zbigniew Brezinski, d'origine polonaise, qui affiche, dans son livre Le grand échiquier, l'objectif d'empêcher la Russie héritière de l'URSS de redevenir une grande puissance mondiale. Dans ce dessein, il insiste notamment sur la question de l'Ukraine : « L'indépendance de l'Ukraine modifie la nature même de l'État russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l'échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire en Eurasie ». Pour Moscou, en revanche, rétablir le contrôle sur l'Ukraine - un pays de cinquante-deux millions d'habitants doté de ressources nombreuses et d'un accès à la mer Noire - c'est s'assurer les moyens de redevenir un État impérial puissant, s'étendant sur l'Europe et l'Asie ».

Certes, Zbigniew Brezinski n'ignore pas les données démographiques en rappelant par exemple le nombre d'habitants d'alors de l'Ukraine ou lorsqu'il précise « On dénombre environ 75 % de la population mondiale en Eurasie, ainsi que la plus grande partie des richesses physiques, sous forme d'entreprises ou de gisements de matières premières ». Mais l'essentiel, pour Zbigniew Brezinski comme chez Mackinder, est le positionnement géographique : « Toute puissance qui contrôle [l'Eurasie], contrôle par là même deux des trois régions les plus développées et les plus productives. Un simple regard sur la carte suffit pour comprendre comment la mainmise sur l'Eurasie offre presque automatiquement une tutelle facile sur l'Afrique et confère une position géopolitique périphérique aux deux Amérique et à l'Océanie ». Au nom d'un certain déterminisme géographique, Zbigniew Brezinski considère que toute existence d'une grande puissance eurasiatique représenterait pour les États-Unis une menace en raison du potentiel géographique jugé inégalable de cette région.

Dans la préface au Grand échiquier, en 1997, Gérard Chaliand précise ainsi l'action géopolitique des États-Unis conforme aux analyses de Zbigniew Brezinski : « Les États-Unis s'emploient à̀ détacher de l'empire russe ce qu'on dénomme aujourd'hui à Moscou « l'étranger proche », c'est-à-dire les États qui, autour de la Fédération de Russie, constituaient l'Union soviétique. À cet égard, l'effort américain porte vers trois régions clefs : l'Ukraine, essentielle avec ses cinquante-deux millions d'habitants et dont le renforcement de l'indépendance rejette la Russie à l'extrême est de l'Europe et la condamne à n'être plus, dans l'avenir, qu'une puissance régionale ». Les deux autres sont l'Azerbaïdjan, riche en hydrocarbures, et l'Asie centrale musulmane qu'il s'agit de désenclaver pour que ses exportations d'hydrocarbures ne soient pas contraintes de privilégier la Russie comme pays de transit.

Ces écrits des années 1990, privilégiant comme Mackinder la dimension territoriale des rapports de force géopolitiques, raisonnent fortement à l'heure de la guerre d'Ukraine. Ils donnent le sentiment que le paramètre démographique est très secondaire dans l'analyse géopolitique.

L'imbrication géopolitique entre territoires et populations illustrée par l'exemple russe…

Certes, il serait absurde de ne pas considérer l'importance du territoire. Pour ne considérer qu'un exemple, la Russie a montré à plusieurs reprises, à Napoléon comme à Hitler, que la profondeur stratégique de son territoire était un atout.

En même temps, la Russie a souvent considéré que sa vaste étendue continentale ne se traduit pas automatiquement par la possibilité de se projeter puisque son immense territoire présente le paradoxe d'être fortement enclavé, au contraire de nombreux pays nettement moins vastes, comme la France, la Colombie, le Maroc ou la Malaisie. L'histoire de la Russie s'est donc concrétisée par le souci de Moscou d'avoir des ouvertures extérieures. Du côté de la Baltique, le contexte des guerres russo-suédoises des XVe au XVIe siècle (et qui vont connaître d'autres épisodes jusqu'au début du XIXe siècle), va permettre la naissance de Saint-Pétersbourg, à compter de 1703 avant de devenir la capitale de la Russie de 1713 à 1918, le port qui permet de créer une marine russe. Mais cette ouverture maritime n'aurait pas été possible sans le socle démographique russe y permettant une politique de peuplement.

Il en a été de même pour l'ouverture vers les mers chaudes, avec notamment la Crimée annexée en 1783, une annexion qui a pu s'imposer moins parce qu'elle était fondée sur un succès militaire, que par une politique de peuplement par des ressortissants surtout russes, apportant une main-d'œuvre drainant des marais, ce qui permet l'installation de davantage d'agriculteurs russes, construisant des villes nouvelles ou encore des voies ferrées, et mettant en minorité les Tatars, d'autant qu'une partie d'entre eux migrent notamment vers l'Empire ottoman.

Au XXe siècle, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, la prise militaire de la région de Prusse orientale de Königsberg est aussitôt complétée par des violences souvent meurtrières conduisant à l'exode des populations (surtout allemandes, mais aussi polonaises ou lituaniennes) de ce territoire et par l'installation de Russes dans ce territoire auquel l'URSS donne le nom de Kaliningrad. Toujours en 1945, la conquête par l'URSS de quatre des îles Kouriles, que les Japonais appellent « Territoires du Nord », s'accompagne de l'expulsion des Japonais et de l'organisation d'une émigration d'origine russe.

Dans chacune de ces étapes géopolitiques russes puis soviétiques, la question de la population est présente et inséparable des changements géopolitiques intervenus comme de certaines tensions actuelles où la géographie du peuplement est un élément explicatif essentiel. Car le rôle de la population dans les événements et tensions géopolitiques est majeur partout dans le monde.

D'ailleurs, depuis la fin de l'URSS, Moscou affirme publiquement l'importance de la variable démographique comme ressort géopolitique. En effet, les pouvoirs russes ont périodiquement exposé leur préoccupation face à leur « hiver démographique », c'est-à-dire une fécondité abaissée. Ainsi, dans une Russie dont le peuplement peut être qualifié de parcimonieux, le président Vladimir Poutine, dans son discours du 8 juillet 2000 sur l'état de la nation, a présenté la dépopulation comme la principale menace pesant sur l'avenir et la sécurité du territoire de la Russie, considérant qu'un pays aussi vaste « devrait avoir 500 millions d'habitants ». Autre déclaration, en mai 2006, Vladimir Poutine a estimé, lors d'une adresse à la nation, que la question de la démographie russe était « la plus grave du pays ». Cette annonce de mai 2006 s'est située dans le cadre de rapports du gouvernement russe sur la « Conception de la politique démographique de la Fédération de Russie ».

Ces rapports ont donné lieu à des décisions en matière de politique de la famille et à des résultats puisqu'il a fallu réviser à la hausse la population de la Russie dans les années 2010-2020 ainsi que les projections démographiques précédemment établie au début des années 2000. Quant à l'objectif de Moscou de dominer à nouveau la Crimée (depuis 2014) puis des oblasts orientaux de l'Ukraine, il s'inscrit aussi dans l'objectif d'améliorer, ou de limiter l'intensité du dépeuplement projeté de la Russie, même si la guerre d'Ukraine concourt aussi à ce dépeuplement sous l'effet de la mortalité due aux combats et de l'émigration de jeunes russes voulant éviter l'enrôlement.

…et attestée partout dans le monde

Le fait que la géopolitique ne devrait pas dissocier analyses territoriales et analyses démographiques peut être illustré non seulement par des pays vastes, mais aussi par des pays à la superficie réduite, comme Israël. Certes, Israël a limité sa profondeur stratégique en se retirant du sud-Liban en 2000, retrait accompagné de l'accueil de réfugiés libanais souvent liés à l'armée du sud-Liban et de leur famille, et de Gaza en 2005, trente-huit ans après son occupation en 1967, une décision également à portée démographique puisque accompagnée du démantèlement, de l'indemnisation et du relogement des 8 000 Israéliens déplacés.

Mais, à part ces deux décisions géopolitiques, Israël a périodiquement œuvré, au fil de toutes les guerres depuis 1948, pour minorer la grande faiblesse de sa profondeur stratégique, quitte à remettre en cause les frontières du plan de partage arrêté en 1947 par l'Onu et alors accepté par l'État qui s'est trouvé admis à l'Onu en 1948. Israël a ainsi peuplé des territoires à Jérusalem-Est sur le plateau du Golan ou en Cisjordanie, trois phénomènes facteurs de tensions au moins depuis 1967.

Un des objectifs géopolitiques d'Israël est également d'améliorer son poids démographique absolu et relatif en encourageant les deux dynamiques qui le permettent : avoir une fécondité élevée, ce qui est le cas puisque aucun autre pays ayant terminé sa transition démographique n'a une fécondité aussi haute que celle d'Israël. Être un pays attractif pour les juifs vivant hors d'Israël, ce qui conduit ce pays à encourager et accompagner, via l'Agence juive pour Israël, l'Alyah, soit la décision par un Juif d'émigrer en Israël.

Livrons un autre exemple de l'importance du paramètre démographique. En 1800, la population des États-Unis est estimée à moins de 5,3 millions d'habitants, selon le deuxième recensement décennal. Ce chiffre, équivalent à la population de l'Irlande, est nettement inférieur au nombre d'habitants de chacun des pays européens. Avec moins d'un demi pour cent de la population dans le monde, les États-Unis sont un nain démographique. Et personne n'envisage que la jeune démocratie américaine puisse un jour devenir une « république impériale », selon la formule de Raymond Aron. Pourtant, les États-Unis vont bouleverser l'équilibre géopolitique du monde en raison des trois facteurs de la croissance de leur nombre d'habitants : leur extension géographique et démographique qui va porter le nombre de leurs États issus des treize colonies anglaises fondatrices à cinquante ; la forte croissance naturelle de leur population, supérieure à celle de l'Europe, et un important accroissement migratoire. En conséquence, à la fin des années 1870, en nombre d'habitants, les États-Unis relèguent derrière eux tous les pays européens, puis la Russie en 1900. Sans leur extraordinaire croissance démographique, les États-Unis seraient un géant par leur territoire, mais un nain politique qui n'aurait pu ni rivaliser avec les puissances européennes, ni encore moins s'y substituer en termes de puissance.

En Asie orientale, la dimension territoriale de la Chine a évidemment de l'importance surtout depuis l'affirmation de sa souveraineté sur le Tibet, couplé depuis 1955 avec l'installation de Chinois de l'ethnie très majoritaire en Chine, les Hans, puisque sa superficie est la quatrième du monde loin derrière la Russie, mais pas loin derrière le Canada et les États-Unis et devant le Brésil. Mais sa force géopolitique tient moins à l'étendue de son territoire qu'à sa capacité, depuis que le pays a substitué, à compter de 1979, une politique économique d'ouverture à sa politique autarcique, à valoriser son atout démographique, le fait d'être l'un des deux seuls pays milliardaires en nombre d'habitants. L'argument de son nombre de consommateurs, comme de son nombre d'actifs, a été essentiel non seulement pour encourager des entreprises occidentales à investir massivement en Chine, mais aussi pour argumenter en faveur de transferts de technologies. Certes, depuis 2022, notamment en raison de sa mécompréhension passée des processus démographiques, la Chine enregistre une diminution de sa population, mais cela ne lui retire pas le fait d'être le premier marché économique mondial avec les États-Unis.

Précédemment, la Chine a pu prolonger la guerre de Corée et imposer en juillet 1953 une ligne de cessez-le-feu grâce au nombre des Chinois mobilisés sous la contrainte. Ensuite, au XXIe siècle, le potentiel humain de la Chine a aisément rendu possible la forte augmentation de ses enrôlements dans l'armée ou dans la police. La Chine dispose donc des moyens humains pour susciter des tensions d'abord dans les territoires proches, à Hong Kong, avec le non respect des accords de 1997 avec le Royaume-Uni, en mer de Chine, dans le détroit de Taïwan ou à Taïwan. Dans les autres pays, la Chine bénéficie de ses diasporas, très contrôlées par Pékin, dont l'écrasante majorité privilégie sa réussite économique au risque de s'engager politiquement pour dénoncer le caractère très autoritaire du régime de Pékin et son nationalisme créateur de tensions.

Dans le Sud-Est asiatique, l'Inde ne compte que la septième superficie au monde derrière le Brésil, l'Australie et devant l'Argentine et le Kazakhstan. Une superficie presque trois fois moindre que celle du Canada, des États-Unis ou de la Chine. Mais nul ne peut nier que la double symbolique d'une population ayant dépassé le milliard d'habitants, puis celle de la Chine, pour prendre la première place dans le monde, est devenue essentielle dans la géopolitique mondiale, tandis que les effectifs accrus des diasporas indiennes exercent un rôle croissant, par exemple avec leur contribution aux relations considérablement améliorées, puis renouvelées entre l'Inde et les États-Unis.

À la lumière des exemples ci-dessus qui pourraient être multipliés, il est incontestable que la variable démographique est un paramètre incontournable qui doit être pleinement intégré à toute analyse géopolitique.

L'importance de la démographie politique

C'est pourquoi nous avons mis en évidence Les lois de la géopolitique des populations, lois qui ne cessant de s'exercer selon des logiques d'interactions entre les questions de population et tout ce qui est relatif à la cité ou à l'État, selon la définition que j'ai proposée de la démographie politique. La compréhension géopolitique suppose de considérer des logiques systémiques. D'une part, des dynamiques démographiques peuvent être des éléments explicatifs des situations et évolutions géopolitiques, notamment des tensions ; d'autre part, des situations et évolutions géopolitiques, et notamment des tensions, peuvent avoir des effets sur les dynamiques démographiques.

Les populations sont donc au cœur des tensions géopolitiques qui peuvent tenir par exemple aux différences démographiques selon les ethnies ou selon les groupes religieux. Partout, les dynamiques démographiques peuvent concourir à des tensions, ce qui est particulièrement le cas des flux migratoires dont l'intensité s'impose dans la géopolitique interne des nombreux pays d'immigration où ce thème est présent dans les débats politiques de façon corrélative à l'importance de l'immigration. Mais elles ont aussi des effets sur la géopolitique externe. Il est impossible de comprendre les évolutions de la politique étrangère de l'Espagne reconnaissant le 14 mars 2022 le point de vue marocain sur le Sahara occidental (lui-même ex-espagnol depuis 1975) sans considérer le souci de Madrid de voir le Maroc l'aider à réguler les flux migratoires. En dépit d'un changement de pied de la France sur cette question du Sahara le 30 juillet 2024, à une période où la France n'a qu'un gouvernement démisssionnaire la politique française vis-à-vis de l'Algérie, et notamment des conditions avantageuses données à l'immigration algérienne, demeure en raison de l'importance de la diaspora algérienne en France, communauté sur laquelle l'Algérie exerce une forte pression.

Certes, les tensions géopolitiques peuvent apparaître comme le seul effet de décisions politiques. Mais soit ces décisions politiques se fondent en partie sur des réalités démographiques, soit les conséquences de ces décisions diffèrent selon les caractéristiques démographiques.

Cette réalité de l'importance du paramètre démographique en géopolitique est-elle durable ? Certains pourraient en douter lorsque des rapports largement médiatisés laissent entendre que les dynamiques démographiques naturelles seraient convergentes selon le pays du monde, que tous les pays finiraient par avoir des caractéristiques semblables en matière de mouvement naturel. Mais il n'en est et il n'en sera rien. C'est au contraire une fragmentation démographique du monde qu'il faut constater et projeter à toutes les échelles. En effet, non seulement les trajectoires et les calendriers du mouvement naturel diffèrent selon les pays, mais des écarts faibles de fécondité entre deux pays, aux conséquences limitées sur une courte période, creusent à terme, s'ils perdurent, des différences importantes en raison de la logique de longue durée en science de la population ; c'est ce que j'ai appelé l'« effet tir à l'arc ». Comme en outre, les facteurs migratoires varient selon les pays et les périodes, les caractéristiques démographiques de pays sont de plus en plus diversifiées, celles-ci engendrant donc des conséquences géopolitiques différenciées.