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La définition du génocide contre son instrumentalisation

05/04/2022

Par Pierre Jourdain, analyste au sein du département droit international et justice internationale de l'Institut d'études de géopolitique appliquée


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Pierre Jourdain, La définition du génocide contre son instrumentalisation, Institut d'études de géopolitique appliquée (IEGA), Paris, 5 avril 2022


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En début d'année 2022, les questions relatives à la caractérisation de génocides se sont démultipliées. En France, l'Assemblée nationale a reconnu l'existence d'un génocide des Ouïghours en Chine par une résolution du 20 janvier 2022. Un mois plus tard, du 21 au 28 février 2022, débutaient les audiences publiques relatives aux exceptions préliminaires dans l'affaire relative au génocide des Rohingyas opposant la Gambie au Myanmar devant la Cour internationale de Justice.

Fin février 2022, la Fédération de Russie a accusé l'Ukraine de commettre un génocide à l'égard des populations russophones présentes sur son territoire. L'Ukraine, démentant ces accusations, a formulé une requête devant la Cour internationale de Justice le 26 février 2022 pour que cette dernière déclare - entre autres - ces accusations mal fondées. Enfin, le 9 mars 2022, le président de l'Ukraine, Volodymyr Zelensky a réciproquement accusé la Fédération de Russie de commettre un génocide à l'encontre des Ukrainiens au cours de son intervention lancée le 24 février 2022.

Ce sont donc quatre accusations de génocides - passés ou en cours - qui se partagent l'actualité : celles d'un génocide commis par la République populaire de Chine à l'encontre des Ouïghours, par le Myanmar à l'encontre des Rohingyas, par l'Ukraine à l'encontre des populations russophones de son territoire et par la Fédération de Russie à l'encontre des Ukrainiens dans le cadre de son intervention.

Si les allégations de génocide à l'égard des Ouïghours et des Rohingyas relèvent d'une certaine diligence ; les allégations réciproques dans le cadre du conflit ukrainien sont beaucoup plus hardies et servent - de part et d'autre - deux véritables systèmes de propagande. Il y a deux instrumentalisations manifestes du terme de génocide : la Fédération de Russie s'en sert pour justifier son intervention, l'Ukraine s'en sert pour obtenir un appui maximal des États tiers.

Un des points de départ pour disposer d'une lecture critique de cette crise et des discours qu'elle suscite serait de comprendre les éléments caractéristiques du génocide en droit international. Pour cela il faut rappeler qui peut être victime de génocide, les actes le caractérisant et enfin expliquer ce qu'est l'intention génocidaire, sa plus grande singularité.

La victime du génocide : le groupe ethnique, national, « racial » ou religieux

Un État ne peut pas être lui-même victime d'un génocide car il constitue une entité abstraite. Pourtant, le génocide constitue un crime commis à l'encontre d'un groupe d'individus [1], ce n'est donc pas pour autant une juxtaposition d'atteintes à des individus sans lien les uns avec les autres. L'article II de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et la pratique pénale internationale admettent quatre types de groupes pouvant faire l'objet d'un génocide : les groupes nationaux, « raciaux », ethniques ou religieux. Cela signifie que les individus partageant des idées politiques ou une même culture ne sauraient - en tant que tels - constituer un groupe susceptible de faire l'objet d'un génocide [2]. C'est un obstacle substantiel aux allégations de génocides proférées par la Fédération de Russie à l'encontre de l'Ukraine étant donné que les populations ukrainiennes russophones du Donbass ne constituent pas un groupe pris en compte par la définition du génocide.

Le groupe victime de génocide peut se définir selon deux méthodes, l'une objective, l'autre subjective [3]. L'approche objective se fonde sur la réalité des caractéristiques communes des individus formant le groupe. Cela signifie que les cibles sont effectivement des individus d'une certaine nationalité, religion ou ethnie commune. L'approche subjective fonde l'existence du groupe sur des éléments de représentations sociales ; soit les individus en cause se représentent eux-mêmes comme formant un groupe ethnique, national, « racial » ou religieux soit les auteurs du génocide se représentent ces individus comme formant un tel groupe - que ces représentations soient fidèles à la réalité ou non [4]. C'est dans cette seconde approche que le groupe « racial » a une pertinence. Un tel groupe ne saurait en aucun cas exister objectivement. Cependant si les auteurs du génocide se représentent la population ciblée comme constituant un groupe « racial » alors le critère d'identification est pertinent et utilisable sans préjudice de l'inexistence objective de races au sein de l'espèce humaine.

Ce critère a pour conséquence que le groupe ne peut pas être défini négativement [5], cela signifie que ne constitue pas un groupe au sens de la définition du génocide « tous ceux » qui ne sont pas - ou pas considérés par les prétendus auteurs - d'une certaine ethnie, religion, « race » ou nationalité. Il est donc essentiel que les actes constitutifs du génocide soient commis à l'encontre d'un groupe bien identifié et non commis à l'encontre d'une population générale. L'Ukraine ne saurait donc se fonder sur les simples exactions générales de la Fédération de Russie à l'égard des individus sur son territoire et devra prouver que ce sont bien les nationaux ukrainiens en tant que tels qui sont la cible de ces attaques.

Les actes caractéristiques du génocide

Le génocide est une infraction composée d'une série d'actes de nature à détruire le groupe en totalité ou en partie commis à l'égard des membres dudit groupe. Ces actes peuvent être de deux natures : les actes de destruction physique et les actes de destruction biologique.

Les actes de destruction physique sont non seulement le meurtre - et plus largement le fait de causer la mort à autrui - mais aussi les atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale des membres du groupe. C'est-à-dire, sans s'y limiter, les actes de torture, le viol, les agressions sexuelles et autres traitements inhumains et dégradants [6] ainsi que les transferts forcés de membres du groupe [7]. Les actes de destruction physique comprennent également la soumission du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle - cela peut consister en la contamination des sources d'eau potable des membres du groupe ou le déplacement dudit groupe dans des zones inhospitalières [8]. Les actes de destruction biologique relèvent quant à eux des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ou encore le transfert d'enfants du groupe à un autre groupe.

Chacun de ces actes pratiqués à l'encontre d'un groupe peut caractériser un génocide s'il est susceptible de produire - à lui seul ou conjugué à d'autres actes précités - la destruction du groupe. Compte tenu du conflit armé et des pertes civiles qu'elles ont engendré tant du côté ukrainien que du côté séparatiste, la qualification de génocide - d'un côté comme de l'autre - ne se déterminera certainement pas sur le nombre ou la gravité des actes commis mais davantage sur l'intention génocidaire.

L'intention génocidaire : l'élément essentiel du génocide

Le génocide est une infraction nécessitant la preuve d'un dol spécial. En d'autres termes, elle n'est qualifiable que si ses auteurs avaient non seulement l'intention de commettre les exactions qu'ils ont commises mais plus singulièrement l'objectif de détruire tout ou partie du groupe ciblé ; y compris si l'intention est de le détruire uniquement dans une zone géographique précise [9]. Chercher la destruction du groupe national ukrainien dans le Donbass pourrait donc constituer un élément caractéristique du génocide.

Cette intention est inévitablement difficile à établir car il est extrêmement rare qu'elle soit explicitée par ses auteurs. En droit international, il est possible de la prouver en se fondant sur un faisceau d'indices comprenant, entre autres, le choix délibéré de victimes appartenant à un certain groupe, l'échelle des exactions commises à leur encontre et l'existence d'une véritable doctrine idéologique prônant la destruction du groupe [10]. La durée pendant laquelle ces exactions sont pratiquées peut avoir une importance pratique mais elle ne saurait à elle-seule prouver l'intention de détruire le groupe [11]. Un génocide peut par ailleurs être particulièrement bref dans le temps ; le génocide de Srebrenica a par exemple été caractérisé par le meurtre de 5 749 hommes musulmans de Bosnie orientale en l'espace de quelques jours [12]. De plus, le nombre de victimes n'est pas un élément essentiel du génocide [13]. Il est admis que le génocide peut être qualifié par un petit nombre d'exactions commises à l'encontre de représentants au sens large du groupe visé. Le meurtre ou autres actes caractéristiques du génocide commis à l'encontre de chefs politiques et administratifs, de chefs religieux, d'universitaires, d'intellectuels ou encore d'industriels appartenant audit groupe est également susceptible de mettre en évidence cette intention génocidaire [14].

La nécessité d'une intention génocidaire constitue l'obstacle principal aux allégations ukrainiennes. Si la population ukrainienne est en effet particulièrement touchée par les opérations militaires russes, il semble davantage s'agir d'une absence de considération de ces populations civiles dans la poursuite des combats. Ces atteintes à la population civile ukrainienne semblent ainsi constituer un manque flagrant de précaution voire d'une méthode de guerre - évidemment illicite - ce qui n'est pas caractéristique de l'intention génocidaire : l'objectif semble être davantage - vis-à-vis des informations actuellement disponibles - de gagner le conflit par tous les moyens plutôt qu'anéantir le groupe national ukrainien en totalité ou en partie.

***

Le génocide est donc une infraction complexe et difficile à prouver. L'Ukraine et la Fédération de Russie semblent chercher à tirer, par des allégations encore téméraires en l'état des informations actuelles sur la crise ukrainienne, le maximum des exactions commises à l'encontre des populations dont elles revendiquent la protection. Il est peu probable - vis-à-vis des informations disponibles - que la qualification soit retenue d'un côté comme de l'autre. Toutefois, différentes qualifications de crimes de guerre sont vraisemblables dans un camp comme dans l'autre et la qualification de crime contre l'humanité est également envisageable.

Il est essentiel de rappeler que l'interdiction du génocide est une fin en soi et son instrumentalisation à des fins politiques et diplomatiques est regrettable. Les deux parties au conflit ne sauraient prendre fait et cause pour les habitants du Donbass que pour ce qu'ils sont et non pour les arguments juridiques que leur persécution dégagerait.


[1] TPIR, Le procureur c. Jean-Paul Ayakesu, jugement du, 2 septembre 1998, ICTR-96-4-T, §113 ; TPIY, Le procureur c. Zdravko Tolimir, jugement du 12 décembre 2012, IT-05-88/2-T, §735.

[2] TPIY, Le procureur c. Goran Jelisić, jugement du 14 décembre 1999, IT-95-10-T, §69.

[3] TPIY, Le procureur c. Goran Jelisić, jugement du 14 décembre 1999, IT-95-10-T, §§69-70 ; TPIR, Le procureur c. Laurent Semanza, jugement du 15 mai 2003, ICTR-97-20-T, §317 ; TPIY, Le procureur c. Radoslav Brđanin, jugement du 1er septembre 2004, IT-99-36-T, §§683-684 ; TPIR, Le procureur c. Tharcisse Muvunyi, jugement du 12 septembre 2006, ICTR-2000-55A-7, §484 ; TPIY, Le procureur c. Zdravko Tolimir, jugement du 12 décembre 2012, IT-05-88/2-T, §735.

[4] TPIR, Le procureur c. Jean-Paul Ayakesu, jugement du, 2 septembre 1998, ICTR-96-4-T, §702 ; TPIY, Le procureur c. Goran Jelisić, jugement du 14 décembre 1999, IT-95-10-T, §70 ; TPIR, Le procureur c. Laurent Semanza, jugement du 15 mai 2003, ICTR-97-20-T, §317.

[5] TPIY, Le procureur c. Milomir Stakić, arrêt du 22 mars 2006, IT-97-24-A, §20 ; CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, §§195-196 ; TPIY, Le procureur c. Popović et al., jugement du 10 juin 2010, IT-05-88-T, §809 ; TPIY, Le procureur c. Radoslav Brđanin, jugement du 1er septembre 2004, IT-99-36-T, §685 ; TPIY, Le procureur c. Zdravko Tolimir, jugement du 12 décembre 2012, IT-05-88/2-T, §735.

[6] Eléments des crimes de la Cour pénale internationale, documents officiels de l'Assemblée des États Parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, première session, New York, 3-10 septembre 2002, p. 2.

[7] CPI, Le procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, Deuxième Décision relative à la requête de l'Accusation aux fins de délivrance d'un mandat d'arrêt, chambre préliminaire I, décision du 12 juillet 2010, ICC‐02/05‐01/09, p. 19.

[8] Ibid., p. 25.

[9] CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, §199.

[10] TPIR, Le procureur c. Jean-Paul Ayakesu, jugement du, 2 septembre 1998, ICTR-96-4-T, §§523-524 ;

[11] CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, §373 ; TPIR, Le procureur c. Athanase Seromba, jugement du 13 décembre 2006, ICTR-2001-664, §320.

[12] TPIY, Le procureur c. Zdravko Tolimir, jugement du 12 décembre 2012, IT-05-88/2-T, §§770-771.

[13] TPIY, Le procureur c. Radislav Krstić, arrêt du 19 avril 2004, IT-98-33-A, §12 ; CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, §200.

[14] TPIY, Le procureur c. Goran Jelisić, jugement du 14 décembre 1999, IT-95-10-T, §82 ; TPIY, Le procureur c. Zdravko Tolimir, jugement du 12 décembre 2012, IT-05-88/2-T, §777.