L’Ukraine, terrain d’un nouveau conflit gelé ?
Carte : Nato Tardieu, directeur du département cartographie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée
Texte : Edouard Xia, analyste au sein du département Eurasie de l'Institut d'études de géopolitique appliquée
Avertissement
Le commentaire de carte est un extrait du rapport de recherche suivant : Edouard XIA, Nagorno-Karabakh, Donbass, Crimée : fin ou nouvelle génération des conflits gelés de l'espace post-soviétique ?, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, Mai 2022.
Il n'engage que la responsabilité de son auteur.
Pour aller plus loin
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Cette analyse s'attache à énoncer les possibles dénouements de la guerre en Ukraine. Les scénarios les plus probables sont explorés en se prémunissant du phénomène du wishful thinking. Cette posture est importante à tenir au sein de la guerre de l'information acharnée menée par les protagonistes. Les différentes projections qui suivent se fondent sur le reporting de la presse, sur l'examen de la posture officielle des acteurs, et sur les réalités institutionnelles qui structurent les différentes marges de manœuvre. L'objectif est de répondre à la question posée en introduction : quel pourrait être le dénouement de la guerre en Ukraine et qu'induirait-il au regard de la notion de conflit gelé ?
En date du 2 avril 2022, il semble que la phase la plus chaude du conflit soit passée. En effet, le retrait des troupes russes de la région de Kyiv/Kiev indique l'abandon de la tentative de contrôle général du pays au profit d'une stratégie centrée sur la région du Donbass. Cela n'exclut cependant pas totalement une nouvelle éruption des combats vers l'ouest, ni ne minimise la violence des affrontements à venir dans l'est du pays. Ainsi, malgré l'évolution des derniers jours, le premier scénario envisageable pourrait consister en une nouvelle attaque globale du territoire ukrainien avec la chute du gouvernement actuel. Cette situation qui s'apparente au plan initial de la Russie aux premiers jours des opérations de février semble toutefois peu probable en raison des réalités engendrées par le théâtre militaire [1].
L'hypothèse d'une incorporation de l'Ukraine à la Fédération de Russie en tant que telle peut raisonnablement être écartée à ce stade des événements. La question des territoires séparatistes du Donbass se pose en revanche et fera l'objet des deuxième et troisième scénarios.
Un deuxième scénario possible s'orienterait vers le succès des négociations sur les différentes prises territoriales. Dans ce paradigme, la Russie et l'Ukraine entérineraient un accord politique concernant la Crimée et les régions à l'est du Dniepr (Donbass, Méotide, Sloboda, Sévérie). Cependant, trois raisons au moins rendent peu probable la conduite à terme de telles négociations dans un futur proche. Premièrement, s'il se profile que l'Ukraine pourrait accepter l'amputation d'une partie des territoires séparatistes du Donbass en échange de garanties de sécurité, il n'est en revanche pas acté que pareille complaisance soit allouée aux autres régions encore en état de guerre [2]. Deuxièmement, le sentiment belliciste dont sont empreints le peuple ukrainien et son élite politique envers l'envahisseur russe ne laisse pas présager, à court terme, d'un compromis de paix issu d'une posture de vaincu [3]. Troisièmement, des parties externes influent sur la résolution du conflit. Leurs positions se manifestent notamment dans les votes au sein du Conseil de sécurité de l'ONU (CSONU).
En période de guerre, il y a le timing de la négociation : le bon moment pour négocier se révèle être un choix difficile tant pour l'agresseur que pour l'agressé [4]. Les pourparlers sont en soi un rapport de force. Chaque partie tente de modifier l'équilibre du point médian des tractations afin d'orienter à son avantage les conditions du débat. L'Ukraine et la Russie semblant déterminées à ne pas adopter la position du vaincu, peut-être les négociations devront-elles attendre la déclaration d'un cessez-le-feu pour déployer leur efficacité. Elles deviendraient par là même caduques en raison du retour à un conflit gelé qui s'ensuivrait probablement. Néanmoins, des acteurs extérieurs peuvent tenter de forcer la survenance des négociations. À cet égard, les médiations jusqu'ici infructueuses de la Turquie, d'Israël et du propriétaire du Chelsea Football Club sont à noter.
Par ailleurs, les positions de la Chine et du CSONU, deux acteurs à même d'appliquer suffisamment de pression pour faciliter le processus, montrent à quel point le succès des négociations est incertain et semble plutôt glisser vers le retour à un conflit gelé.
En effet, fort de ses propres objectifs et éléments géopolitiques, Pékin défend la ligne de la souveraineté étatique, de l'intégrité territoriale et de la non-ingérence [5]. Différents membres du CSONU et de la communauté internationale en général sont quant à eux dépendants de la Russie et de l'Ukraine en matière d'approvisionnement en blé. Si le camp occidental a en grande partie entrepris de défendre la position ukrainienne, ce n'est pas systématiquement le cas du reste du globe. Le risque pesant sur la sécurité alimentaire mondiale constitue assurément une explication de l'adoption de cette ligne de conduite [6]. L'objectif de la prise du port d'Odessa prend également tout son sens.
Le troisième scénario analysé semble le plus probable. Il poursuit le postulat du second cas de figure. Il s'agirait du retour à une phase gelée du conflit qui oppose l'Ukraine à la Russie. Tandis que les violences persistent, parvenir à un accord politique n'apparaît pas réalisable car aucun des deux protagonistes ne peut accepter de perdre la face. Moscou ne renoncera pas à une partie de ses prises territoriales dont le gouvernement ukrainien actuel et le camp occidental ne reconnaîtront pas l'indépendance de jure.
Cette impasse sans doute insolvable à court terme mènerait à un hiatus inconciliable entre la réalité sur le terrain et la réalité juridique [7]. Ainsi risquerait de se (re)former un conflit gelé aux portes de l'Europe. En l'absence de succès des négociations, seul un cessez-le-feu officiel peut être envisagé comme un pas vers l'arrêt provisoire des combats. Si d'aucuns parmi la communauté internationale, les civils ukrainiens ou les opinions publiques espèrent que cette direction soit prise, il faut noter qu'elle ne permettrait vraisemblablement pas d'atteindre la paix. En effet, comme cette analyse l'a souligné, un conflit gelé garde en germe tous les éléments propices à un retour des violences à court, moyen ou long terme. Dans ce cas concret, trois facteurs abondent en ce sens.
D'abord, la nature du conflit en 2022 est principalement perçue comme portant atteinte à l'existence même des protagonistes. Du point de vue ukrainien, l'invasion russe doit être repoussée en luttant « jusqu'à la dernière goutte de sang » [8] car la défaite équivaudrait à la « fin de la civilisation ukrainienne » [9]. Du point de vue russe, il en va de son image de grande puissance mise à mal dans l'opinion occidentale. La presse a en effet largement relayé la perception de l'échec militaire de la campagne ukrainienne. À tel point que la crédibilité du Kremlin est mise en question sur les aspects décisionnels et logistiques [10]. Or le régime russe actuel oriente en grande partie sa politique étrangère autour de sa propension à promouvoir la puissance du pays. En ce sens, son existence est menacée.
Ensuite, le second facteur concerne la garantie de l'application du cessez-le-feu. Celui-ci nécessite une ligne de démarcation. Elle sera sans doute déterminée par la ligne de front, ce qui contribue à expliquer la poursuite des combats alors même que se succèdent les rounds de négociation. De par l'existence de la ligne de démarcation émergera une entité se trouvant de facto sous contrôle russe. Il semble dès lors impensable que Moscou délègue le contrôle du cessez-le-feu en vigueur sur la partie orientale du schisme à des troupes autres que les siennes [11]. Tout au plus pourrait-on envisager des unités mixtes composées de casques bleus onusiens [12], mais la paralysie des négociations au Conseil ne laisse pas présager d'une telle opération de maintien de la paix à ce stade.
La situation ainsi décrite ressemble fort à celle en place depuis 2014, celle qui a mené à cette phase chaude du conflit, ou encore au cas du Nagorno-Karabakh. Les acteurs devront être créatifs afin de briser le cycle, si tant est qu'ils le désirent [13].
Enfin, un troisième facteur menace la paix dans l'hypothèse du retour au conflit gelé : le contrôle du territoire par une autorité locale. Ce phénomène a été observé en Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du sud, Nagorno-Karabakh et dans le Donbass depuis 2014. Le risque engendré consisterait à observer des soutiens et tentatives d'influence à destination d'un pouvoir contesté par la métropole. N'oublions pas que la reconnaissance par la Russie des républiques de Donetsk et Louhansk aurait pu être saisie pour constituer un casus belli. Dans ces conditions, il est malaisé d'envisager une évolution saine des relations russo-ukrainiennes dans le paradigme d'un conflit gelé.
Loin de s'achever, le conflit en Ukraine semble en fait s'enliser. Au regard de la notion de conflit gelé, il indique un éternel risque du retour à une phase chaude, et il induit une fragilisation de l'architecture de sécurité européenne.
[1] CALISKAN, M., La guerre russe en Ukraine. Une analyse sous l'angle des principes de la guerre [en ligne], https://www.europerussiedebats.org/la-guerre-russe-en-ukraine-evaluation-strategique-sour-langle-des-principes-de-la-guerre/ (1er avril 2022).
[2] MINAKOV, M., KUSA, I., Ukraine-Russia Negotiations: What's Possible ? [en ligne], https://www.wilsoncenter.org/blog-post/ukraine-russia-negotiations-whats-possible (11 avril 2022).
[3] La notion de vaincu peut évidemment être discutée.
[4] DELCORDE, R., Ukraine-Russie : comment négocie-t-on en temps de guerre ? [en ligne], https://uclouvain.be/fr/chercher/actualites/ukraine-russie-comment-negocie-t-on-en-temps-de-guerre.html (1er avril 2022).
[5] LIU, Y., The Unintended Consequences of China's Stance on Ukraine [en ligne], https://thediplomat.com/2022/03/the-unintended-consequences-of-chinas-stance-on-ukraine/ (1er avril 2022).
[6] OCKRENT, C., et al., Ukraine, l'arme du blé [en ligne], https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/l-arme-du-ble (1er avril 2022).
[7] SPETSCHINSKY, L., L'Europe face à un nouveau conflit gelé [en ligne], https://www.europerussiedebats.org/leurope-face-a-un-nouveau-conflit-gele/ (1er avril 2022).
[8] PYVOVAROV, Y., Conférence du chargé d'affaires ukrainien près le Royaume de Belgique et le Grand-Duché du Luxembourg, UCLouvain, 23 mars 2022.
[9] Ibid.
[10] NANDA, P., Volodymyr vs Putin: How Ukraine Has Punctured the Might of Russian Military & Jeopardized its Super-Power Reputation [en ligne], https://eurasiantimes.com/ukraine-punctured-the-might-of-russian-military-moscow/ (1er avril 2022).
[11] Ou à des miliciens pro-russes.
[12] L'on pourrait également envisager le concours d'observateurs de l'OSCE.
[13] Cette situation profite sans doute à Moscou dans l'optique de la stratégie du salami.