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Éditorial - L’Asie du Sud-Est, au cœur d’un nouvel ordre international ?

24/08/2021

Benoît de Tréglodé, Directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM) et ancien directeur de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC) à Bangkok


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Cette publication est l'éditorial en libre-accès de la Revue Diplomatique n°14 de l'Institut d'Études de Géopolitique Appliquée (dir. Céline Clément), disponible à la commande ici.

Comment citer cette publication

Benoît de Tréglodé, L'Asie du Sud-Est, au cœur d'un nouvel ordre international ? (éd.), Revue Diplomatique, N°14, Institut d'Études de Géopolitique Appliquée, Paris, Juillet 2021


Longtemps la France n'a eu de cesse de construire sa relation avec l'Asie autour des seules grandes puissances que sont la Chine, le Japon et l'Inde. Les onze pays de l'Asie du Sud-Est, dont le petit État du Timor oriental pas encore membre de l'Association régionale (ASEAN), étaient perçus comme une zone hétérogène composée d'économies émergentes écrasées par la mémoire de notre passé colonial en Indochine (Viêt Nam, Cambodge, Laos). En 1993, la visite du président François Mitterrand au Viêt Nam, la première d'un chef d'État occidental depuis le départ des Américains de Saigon en avril 1975, prônait une relance des échanges sur la base de notre « histoire commune » qui ferait de ce pays un point d'appui naturel de la France en Asie pour regagner influence politique et parts de marché. Les espoirs étaient immenses ; intellectuels et politiques voyaient dans les anciennes colonies une page blanche pour redessiner l'étendue de nos utopies. L'euphorie retombée de ces années n'a laissé place qu'à de l'indifférence. Mais que s'est-il passé depuis 30 ans ?

Au-delà de certaines réussites notamment dans le secteur de l'aéronautique, et de l'armement plus récemment, le déficit de la balance commerciale de la France avec la zone Indo-Pacifique s'élevait en 2017 à 30 milliards de dollars, davantage encore aujourd'hui. Avec le Viêt Nam, le déficit français était de 4,1 milliards € en 2019, et le pays n'est plus que le 16e client de Hanoi (1,4% de ses exportations) et son 19e fournisseur (0,6% des importations vietnamiennes). Depuis 30 ans, l'Asie du Sud-Est s'est ré-asiatisée, oubliant au passage ses partenaires majoritairement occidentaux des années de guerre froide. La concurrence asiatique (Chine, Japon, Corée, Taïwan principalement) a tout écrasé. Peuplée de 650 millions d'habitants, l'Asie du Sud-Est dispose aujourd'hui d'un PIB cumulé de près de 3 000 milliards de dollars, la zone se présente comme le 5e bloc économique mondial derrière l'Union européenne, les États-Unis, la Chine et le Japon. Et de fait, en tant que groupe, l'ASEAN constitue la 3e force économique régionale devant l'Inde et son développement s'est accompagné d'une forte montée en gamme technologique et d'une nouvelle classe moyenne moteur de croissance.

À l'heure de l'Indo-Pacifique, tout cela signifie-t-il que l'influence occidentale dans la région sud-est asiatique pourrait s'en retrouver menacée prochainement ? Les pays d'Asie du Sud-Est sont sortis de la guerre froide en réévaluant leurs priorités avec pragmatisme ; leur rapide croissance est allée de pair avec l'élaboration de nouveaux canaux d'échanges avec la région, tournant le dos sans crier gare à près de deux siècles de face-à-face avec l'Occident, et ses anciennes puissances coloniales. Malgré ces potentiels, on trouve rarement un pays occidental parmi les cinq premiers investisseurs étrangers dans ces pays. Ce sont régulièrement la Chine, le Japon et la Corée qui sont les plus actifs. En 1996, la création du dialogue Asie-Europe ou ASEM (Asia-Europe Meeting), avait l'ambition en développant un discours comparatif entre deux groupes régionaux (UE-ASEAN) de renforcer notre influence dans la région. 25 ans après, le bilan est plutôt maigre. Souvenons-nous de ce qu'écrivait le grand spécialiste de l'Asie du Sud-Est Denys Lombard (1938-1998) de l'Indonésie, « En Asie du Sud-Est insulaire, ces grandes îles ne forment en fait des entités que pour l'étranger venu d'ailleurs, et s'il faut bien sûr tenir compte de cette vision externe, il convient aussi d'insister sur l'autre. [...] En prenant les étendues maritimes comme zones de gravité, on peut suggérer une autre distribution qui d'un point de vue historique est sans doute plus éclairante » (Le carrefour javanais, 1990, p.15).

Avec l'Indo-Pacifique, les choses seraient pour autant en train d'évoluer. Depuis 2013, la France participe au Shangri La Dialogue, une conférence créée en 2002 à Singapour autour des questions de défense et de sécurité dans la zone Asie-Pacifique. Après la signature des accords de libre-échange avec Singapour en 2019 et le Viêt Nam en 2020, l'Union européenne s'emploie à tisser des liens plus étroits avec l'ensemble des pays de la zone. Mais la pandémie de Covid-19 qui se prolonge est en train de coûter cher à l'influence américaine et européenne dans la région. Pendant ce temps, la Chine y renforce son emprise en s'appuyant sur un retour de l'autoritarisme politique dans ces États. La plupart des pays d'Asie du Sud-Est ont en effet refermé ce qu'ils ont un jour appelé les « parenthèses démocratiques » que certains d'entre eux, souvent par opportunisme politique vis-à-vis de leurs premiers partenaires économiques, des pays occidentaux, avaient pu ouvrir par le passé. Dans ce contexte, la gouvernance chinoise est mieux acceptée par ces régimes ... et la grande majorité des pays membres de l'ASEAN, malgré leurs désunions sur tout une série de sujets, semblent tous tombés d'accord pour tourner le dos aux conditionnalités de certaines clauses démocratiques exigées par les pays occidentaux. À des degrés divers, le modèle de développement postcommuniste chinois qui prône un mélange d'autoritarisme en politique et de libéralisme en économie est en train de s'imposer en Asie du Sud-Est.

Se replonger dans une logique des alliances guerre froide qui ont fait leur temps en Asie du Sud-Est dans un tel contexte pourrait être une erreur. Les pays de la région ont des positions et réponses ambivalentes à la politique étrangère de la Chine et des États-Unis, et à leur nouvelle rivalité sur la scène internationale. Souvenons-nous que l'Asie du Sud-Est a toujours été le témoin des oppositions entre grandes puissances, déjà durant la guerre froide, et même avant entre les empires coloniaux, ce qui a eu un impact significatif sur la perception de ces États, de l'histoire, des relations internationales, de la politique. Ils tentent de maintenir des relations diversifiées et de se tenir à l'écart, autant que faire se peut, d'une quelconque polarisation, certains avec plus de succès et d'ambition (Singapour, Indonésie, Viêt Nam, Malaisie) que d'autres (Laos, Cambodge, Birmanie, Thaïlande, Philippines), ce qui explique la réserve de certains vis-à-vis des BRI (Belt and Road Initiative), mais également du concept d'Indo-Pacifique.

De manière générale, les pays de l'ASEAN tentent de maximiser leur relation avec la Chine tout en se protégeant d'une Chine trop assertive. L'idée de rester à distance de ces logiques de puissances et d'une vision bipolaire de l'ordre international continue d'être l'un des axes de conduite pour les pays d'Asie du Sud-Est. Malgré les tentatives américaines et l'enjeu sécuritaire que représente la Chine pour ces pays, on voit que l'Asie du Sud-Est n'est pas homogène en termes de réponse. En dépit des tensions et des litiges frontaliers, les pays d'Asie du Sud-Est, avec ou sans la Chine, coopèrent de plus en plus entre-eux. Pour accompagner sa diplomatie de la force, Pékin sait manier l'émotion. En avril 2021, Pékin a envoyé un détachement de sa marine nationale pour épauler les Indonésiens dans sa recherche des corps des 53 sous-mariniers indonésiens disparus dans le naufrage du KRI Nanggala 402, l'événement a été suivi heure par heure par les habitants de la région comme un drama sud-coréen. Cette intervention a davantage fait pour l'image de la Chine en Asie du Sud-Est que de nombreuses actions de diplomatie publique. L'ordre post guerre froide s'effrite en Asie, et les ambitions chinoises entament les équilibres de l'ancienne pax americana. Malgré ses différends maritimes en mer de Chine méridionale, la Chine renforce sa présence et son influence avec l'assentiment progressif des États et de ses peuples.

En cas de confrontation renforcée entre la Chine et les États-Unis sur la scène internationale, quelle pourrait-être alors la marge d'« autonomie stratégique » laissée aux États d'Asie du Sud-Est face à leur imposant voisin ? Depuis une dizaine d'années, la Chine répond par des moyens détournés, non dénués d'efficacité il faut l'admettre, aux situations de conflits ou de tensions interétatiques dans la région qu'elle ne parvient pas à gérer par ses canaux de dialogue traditionnels. Pékin reconfigure son dispositif d'influence en favorisant les échanges entre ses acteurs régaliens (diplomates et militaires) et des intervenants non-étatiques dans la région (universitaires, journalistes, think tankers). Ses idées sont désormais fréquemment portées par des centres de recherche régionaux, ou relayées par des personnalités étrangères lors de conférences académiques, des dialogues de type track 2, et d'ambitieux programmes de formations et de bourses. Ces nouveaux espaces d'échanges transversaux permettent à la Chine de Xi Jinping de renforcer son lobbying auprès des élites sud-est asiatiques, tout en améliorant la lisibilité de ses positions politiques sur le Tibet, Xinjiang, Taïwan, la mer de Chine méridionale, ou la réforme de la gouvernance mondiale par exemple, ses théories de gouvernance, et ses grandes priorités stratégiques (BRI, Chinese Dream). Dans la région, la voie est étroite entre d'un côté l'unilatéralisme de la politique chinoise qui se renforce, et détériore au passage l'image des Chinois auprès de populations locales toujours promptes à dégainer la carte du patriotisme, et de l'autre les pays de l'ASEAN, pas tout à fait en ordre entre eux sur de nombreux sujets, mais prêts à tout pour jouer de cette nouvelle rivalité entre les grandes puissances, et cela parce qu'elle rapporte de l'argent aux élites au pouvoir et de la croissance économique pour leurs peuples.