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Implications nationales et régionales de la réélection de Bukele au Salvador

08/04/2024

Par Emma Giuliano, responsable du département Amérique latine de l'Institut d'études de géopolitique appliquée.

Citer cette publication

Emma Giuliano, Implications nationales et régionales de la réélection de Bukele au Salvador, Institut d'études de géopolitique appliquée, Paris, 8 avril 2024.

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  • Implications nationales

Le Salvador célébrait simultanément pour la première fois depuis 2009 des élections présidentielles et législatives le dimanche 4 février 2024. Les salvadoriens ont été conviés aux urnes pour élire un président, un vice-président et les députés de l'assemblée législative.

Si la victoire de Bukele n'a constitué aucune surprise, c'est le principe de sa réélection qui soulève des interrogations auprès de la presse puis des ONG américaines et occidentales. Au moins six articles de la constitution du Salvador interdisent la réélection. Pour outrepasser les interdictions constitutionnelles, le Congrès a accordé une licence au président en fonction lui permettant de se dédier pleinement à la préparation de sa campagne en lui permettant de ne pas assumer ses responsabilités administratives. De la même manière, ce système de licence a été octroyé à son vice-président, Félix Ulloa, également en course pour sa réélection. L'assemblée législative a autorisé entre-temps la secrétaire privée de Bukele à occuper temporairement la présidence. Il ne lui aura pas fallu consacrer beaucoup d'efforts pour séduire son électorat et ses opposants ne lui ont pas fait d'ombre. C'est avec une écrasante majorité qu'il remporte les élections au premier tour. Le tribunal suprême du Salvador a confirmé la réélection de Bukele avec plus de 80% des suffrages. Le président a également affirmé, avant que les résultats officiels soient publiés, que son parti Nuevas Idéas occuperait 58 des 60 sièges de l'assemblée législative, un record mondial dans l'histoire démocratique du pays.

Selon le gouvernement salvadorien, les mesures qui accompagnent l'état d'exception prolongé depuis mars 2022 ont permis la réduction considérable du nombre d'homicides dans le pays, passant de 2.390 en 2019 à 496 en 2022. Si des questions subsistent quant à la fiabilité de ces chiffres, la population est unanime sur les impacts positifs ressentis dans leur quotidien. Le Salvador se fait ainsi une place sur la liste des 52 destinations touristiques du New York Times, après avoir été considéré comme étant l'un des pays les plus violents du monde. Les résultats positifs de sa nouvelle stratégie de lutte contre les gangs lui octroient entre autres un taux de popularité historique jamais atteint par un chef d'État.

Sa guerre contre les gangs combinée aux récentes réformes légales mettent en exergue la détérioration de la démocratie et l'intensification de la répression. Depuis la déclaration de l'état d'exception, plus de 75000 présumés coupables ont été incarcérés dans des prisons largement surpeuplées et dans des conditions dénoncées par les défenseurs de droits humains. La récente décision de l'assemblée d'approuver les jugements collectifs s'inscrit dans la continuité des décisions préalables qui vont à l'encontre de la présomption d'innocence et du droit à un procès équitable. La suppression du délai de 24 mois pour les poursuites pénales suscite de vives inquiétudes et ouvre la voie à la détention indéterminée.

À compter du 1er mai, le nombre de communes du Salvador passera de 262 à 44, ce qui pourrait permettre de limiter l'influence des communes dans lesquelles Bukele et son parti souffrent d'un taux de popularité défavorable en les fusionnant avec d'autres au sein desquelles ils bénéficient d'un soutien plus élevé. La réduction du nombre de sièges de 84 à 60 par l'assemblée pro-gouvernemental limite également la place de l'opposition et oriente le parti du président vers une position hégémonique.

Force est de constater que les conditions structurelles qui sont à l'origine de l'existence des gangs n'ont pas changés. Les maigres initiatives prises pour adresser la pauvreté, la faim, les inégalités et l'accès à l'emploi ou à l'éducation ne sont pas suffisantes pour décourager la jeunesse à rejoindre ces activités alternatives et empêcher la prolifération de ces réseaux informels.

  • Implications régionales

Le succès de sa stratégie radicale et controversée fait de lui une figure emblématique de la victoire du combat contre les gangs, un problème structurel qui n'avait jamais trouvé de réponse efficace jusqu'à présent. Le bukélisme - ou la théorisation de la politique sécuritaire de Bukele - fait écho chez les voisins et met en exergue plusieurs dynamiques. Dans un premier temps, le modèle Bukele répond aux demandes populaires du retour à l'ordre et à la sécurité qui figurent parmi les premières préoccupations des citoyens latino-américains. Ces demandes populaires ont favorisé le glissement vers l'autoritarisme et l'instrumentalisation de la lutte contre la criminalité, notamment par les droites populistes qui en profitent pour discréditer la réticence de la gauche à adopter des mesures similaires.

Les figures populistes qui manifestent un intérêt pour la méthode Bukele le font premièrement dans le souci de renforcer leur popularité auprès de la population, friande de ces propositions radicales, puis dans l'objectif de décrédibiliser les figures progressistes.

Le phénomène de la violence organisée s'exprime de différentes manières compte tenu des conjonctures nationales. Les pays d'Amérique latine sont confrontés aux mêmes défis sécuritaires mais ne partagent pas les mêmes conditions structurantes qui favorisent leur développement, ni la même typologie de la violence. Il va de soi que les caractéristiques démographiques et géographiques (un facteur important d'expansion de la violence et du trafic de drogue, tout comme les ressources financières et humaines mises à disposition pour lutter contre ainsi que la capacité des infrastructures pénitentiaires) sont propres à chaque État. La criminalité organisée Salvadorienne, comme le capital de moyens à disposition pour l'adresser, ne sont comparables à ceux de l'Équateur, de la Colombie ou encore d'Haïti. Si la forme de la criminalité diverge en fonction des pays, on remarque toutefois et de plus en plus couramment une détérioration de la démocratie, des atteintes à l'État de droit voire l'avènement de régimes hybrides.

Si la probabilité de transposition à l'identique de ce modèle chez les voisins semble faible pour des raisons structurelles, le risque de promesses populistes et autoritaires parmi les candidats émergeants est latent. Le caractère urgent de la dégradation sécuritaire et le ras-le-bol populaire sont un terreau fertile pour l'application des politiques autoritaires de Bukele dans la région et favorisent la crédibilisation des candidats qui portent des propositions semblables. La réélection de Bukele ouvre par ailleurs le débat sur la viabilité des standards démocratiques pour adresser la criminalité organisée et exacerbe les conflits idéologiques entre les pays concernés.